[Terminé] Pane, verdure e gatti

« Le moins qu’on puisse dire, c’est que vous ne mâchez pas vos mots, mais soit, faites à votre manière. Quant à monter dans votre auto, je dois admettre que cela m’éviterait un long trajet à pied. Vous risquez de m’attendre longtemps si vous partez sans moi. »

Joseph ponctua sa phrase d’un petit rire. Quelque part, il appréhendait un peu la conversation qu’ils allaient avoir. Il allait apprendre des choses sur elle et, d’une certaine façon, elle allait devenir malgré eux une « patiente ». Il se demandait si c’était compatible avec une notion d’amitié. Le vieil homme avait fui toute relation non-professionnelle après la disparition de sa famille et s’était entièrement consacré à son travail. Il ne savait pas s’il pouvait encore se rappeler de ce que c’était que d’être en compagnie de quelqu’un sans chercher à le psychanalyser.

Ils entrèrent dans la voiture, Joseph s’installa confortablement sur le siège passager et attacha immédiatement sa ceinture d’un geste automatique. Le restaurant n’était qu’à une dizaine de minutes, mais il sentit le besoin de briser la glace dès maintenant, pour éviter tout appréhension de monter avant d’entrer dans le restaurant et que chacun se retrouve à fixer ses menus pour éviter la conversation. Et pour se faire, il décida d’adopter l’attitude de Raven et sauter à pieds-joints dans le plat. Enfin, pas tout-à-fait à sa façon, puisque Joseph n’était pas vraiment capable de désinvolture.

« Donc vous êtes mutante. J’avoue que j’avais eu quelques doutes après avoir rencontré votre jeune élève, Singularity. Sans compter votre proximité avec Rocket Raccoon. Êtes-vous également métamorphe ? »

« La jeune Singularity m’a montré sa particularité à la fête du 1er avril. Concernant Mr Raccoon, bien qu’il soit extraterrestre, son apparence le fait aisément assimiler à un mutant. »

Des questions, il en avait en fait assez peu. Il n’était pas par nature curieux d’entrer dans l’intimité des gens, bien que son métier implique de le faire. La question qu’il ne poserait pas était plutôt de savoir si Miss Raven était simplement complaisante avec lui ou si elle avait réellement besoin de parler. Son insistance pour qu’il lui pose des questions lui faisait penser qu’elle voulait parler d’elle sans filtre, chose qu’elle avait probablement dû faire jusqu’ici avec lui. Une fois encore, il se demandait pourquoi elle lui faisait confiance. Après tout, le sentiment anti-mutant n’était pas quelque chose de neuf.

« Ma première question est un peu personnelle, vous êtes libre de ne pas répondre : qui était cette femme métamorphe pour vous ? Votre mère ? Votre grand-mère peut-être ? »

Il aurait pu être tenté de lui demander son âge mais, en tant que gentleman, il savait qu’il était particulièrement outrancier de questionner une femme sur son âge ou son poids. Il ne la regardait pas directement, les yeux fixés sur la route, pour éviter de la mettre mal à l’aise. C’était elle qui tenait le volant après tout. La situation était intéressante. Il n’aurait pas cru que l’unique personne avec laquelle il s’entendrait en dehors de son travail se trouverait être une mutante. Une mutante héritière d’une « célébrité ».

La révélation était pour le moins choquante. Joseph étudiait les mutants depuis longtemps mais il n’avait jamais entendu parler d’une telle longévité, à part dans des cas très restreints de régénération très élevée. L’autre élément choquant était le fait que Raven soit cette femme bleue, qu’elle ait donc pris part aux événements de 1973. Des questions restaient encore en suspens déjà à l’époque : que faisait-elle là ? Pourquoi était-elle armée ? Si les versions officielles avaient donné une « vérité », il était homme à savoir que la réalité était souvent différente de celle écrite dans l’histoire. Toutefois, c’était un sujet trop brûlant pour l’aborder. D’autant plus qu’elle avait décidé de lui faire confiance, il ne voulait pas trahir ce sentiment.

Il porta sa main à ses lunettes et les retira, puis pinça le haut de son nez avec l’autre main, les yeux fermés, en signe de réflexion. S’il avait toujours paru en forme malgré son âge, là, il paraissait soudain plus vieux, plus fatigué. Et si les mutants avaient une plus grande longévité ? Et si son espérance de vie était plus grande qu’il ne le croyait. Cette simple pensée provoquait chez lui une profonde douleur, cachée par le masque de la réflexion qu’il arborait à présent. Allait-il vivre encore longtemps ?

Reprenant ses esprits, il commença à faire tourner machinalement ses lunettes dans sa main droite, toujours en pleine réflexion. Il n’avait plus vraiment envie de poser de questions, il devait déjà assimiler cette réponse. Elle n’était pas différente simplement parce qu’elle était bien plus âgée qu’elle ne le semblait. Il aurait dû y penser, puisqu’elle était métamorphe. Ça expliquait même beaucoup d’anomalies sur son attitude. Mais cela la rendait-elle moins agréable ? Non, il s’agissait toujours de la même Miss Raven, mais sans masque, sans filtre.

Il mit fin à sa posture de réflexion, fit faire encore un dernier tour à ses lunettes avant de les reposer sur son nez. Il respira profondément et rouvrit les yeux, de retour dans son rôle habituel.

« C’est… Surprenant, encore une fois. Vous avez un véritable don en matière de surprise, Miss Raven. Je ne vous ferai pas l’affront de demander votre âge, mais je dois admettre que votre vigueur et votre longévité forcent le respect. »

« Un voyage dans le temps… Pourquoi pas… »

La réflexion était plus une pensée de Joseph exprimée à voix haute. La main caressant doucement son bouc parfaitement taillé, il réfléchissait. Oui, c’était plausible. Il aurait probablement trouvé ça fantasque cinq ans plus tôt, mais après ce qu’il avait vu et vécu, un voyage temporel n’était finalement qu’une possibilité tangible. Son esprit fit encore une embardée qu’il contraint à une simple réflexion personnelle : et si l’inverse était possible ? Pouvait-on retourner dans le passé ? Idée saugrenue, mais qui prenait désormais une certaine consistance. Il la chassa aussitôt dans cette partie de sa mémoire dédiée aux choses à penser plus tard, se concentrant sur le présent.

Pour commencer, c’était pour lui une bonne nouvelle. Elle était au final plus jeune que lui, bien que de bien moins qu’il ne l’avait estimé. C’était toujours cohérent avec ce qu’il avait déjà constaté d’elle. Le soulagement de cette nouvelle ne transparut qu’à travers un nouveau soupir de libération discret et Joseph sembla se détendre un peu plus. Un voyage dans le temps. Pas une grande longévité.

« Impressionnant, si je puis dire. Vous avez du être complètement déboussolée après un tel changement. Tant de choses se sont passées ces quarante dernières années. »

Il eut pour elle un sourire compatissant, il ne pouvait qu’à peine imaginer, même avec son expertise, ce qu’un bond de quarante ans en avant pouvait provoquer. Surtout si on prenait en compte tout ce qui s’était passé précisément dans cette période. La seconde guerre mondiale faisait figure de conflit mineur à côté.

Ils étaient donc plusieurs à avoir franchi cette faille temporelle. Joseph prit mentalement note de cette information capitale : certains de ses patients pourraient faire partie de ceux-là, auquel cas il devrait leur expliquer qu’il les croyait et adapter son discours et ses décors en fonction de cette réalité. Il avait déjà eu des patients avec un décalage de 5 ans, puisqu’ils avaient disparu pendant cette période, mais un décalage de près d’un demi-siècle était une autre paire de manches. Ses mauvaises pensées avaient été totalement chassées par son esprit froid et professionnel qui désormais prenait la main, oubliant un instant où il se trouvait.

Lorsque son flux de pensée lui permit de faire une coupure pour revenir à la réalité et surtout à la conversation qu’il était en train de tenir, il eut quelques difficultés à reconstituer ce qu’il avait manqué. Fort heureusement, l’extrapolation n’était pas un problème pour lui et il put reprendre le fil sans montrer la moindre preuve de son absence passagère.

« Vous savez, chaque enseignant est un élève et chaque élève est un enseignant. Votre rôle, admirable à mon sens, est de transmettre votre savoir à vos cadets, mais sachez que les meilleurs enseignants sont ceux qui savent qu’ils ont encore des choses à apprendre, qu’elles viennent de leurs aînés ou de leurs protégés. N’ayez pas peur de franchir la barrière qui vous sépare d’eux, vous en appr- »

Il s’arrêta au milieu de sa phrase, réalisant soudain ce qu’il était en train de faire. Il se pinça l’arrête du nez et plissa les yeux pour se ressaisir.

« Et je suis en train vous psychanalyser. Pardonnez-moi, Miss Raven, les vieilles habitudes ont la vie dure. »