[Terminé] Pane, verdure e gatti

Le jeu qui commençait à se former dans leur dialogue ne plaisait pas à Joseph. C’était un jeu de dupes, le jeu de celui qui en apprendrai le plus sur l’autre, transformant ce moment de plaisir en séance d’interrogatoire à peine déguisée. Il ressentit, au fond de lui, un vague sentiment de trahison. Que cherchait-elle à savoir ? Pourquoi ses propos devenaient-ils de plus en plus suspicieux ? Il ne put s’empêcher d’être sec dans sa réponse :

« Volontairement, 1973, Accords de Paris. Involontairement, 1962, Cuba. »

Il marqua une pause tandis qu’il nettoyait fermement le plan de travail. Son regard s’était durci, il paraissait soudain plus vieux. Que lui voulait-elle ? Était-ce planifié ? Ou cherchait-elle une sécurité par rapport à sa petite protégée, vu au premier avril ? Finalement, il soupira, se radoucissant quelques peu et approcha son visage de celui de Raven.

« C’est mon métier que de savoir cela. Que cherchez-vous à savoir, Miss Raven ? À quoi rime cet interrogatoire ? »

Il peinait à retrouver sa bienveillance habituelle tant il se sentait agressé et trahi par l’attitude de Raven. Jusque-là, il avait simplement pensé qu’elle cherchait à lui signifier sa nature, chose à laquelle il avait répondu par une anecdote qui aurait dû lui permettre de rebondir joyeusement, comme elle le faisait jusqu’ici. Pourquoi ? La question le taraudait.

À l’instant où il vit les yeux de Raven s’humidifier, Joseph sut qu’il avait fait une erreur grossière. Il s’était mépris sur ses intentions, pire, il l’avait blessée. En matière de trahison, les rôles s’étaient soudainement inversés et le cœur de Joseph se serra. Il n’aimait pas faire du mal. Outre la vocation première de son métier, il n’aimait pas blesser, physiquement ou mentalement. Désorienté, il fit abstraction de sa culpabilité pour tenter de rattraper ce qui pouvait encore l’être.

« Je suis désolé, je n’aurais pas du vous parler ainsi. J’ai… disons tendance à pratiquer… mon expertise… trop fréquemment. J’aime mon métier et j’ai parfois tendance à être sur la défensive. »

Il ne voulait pas trop s’étaler sur le sujet. Entre ses confrères qui dénigraient son travail ou le mettaient sur un piédestal, ses patients qui étaient parfois particulièrement difficiles et remettaient son expertise en question, la presse et l’opinion publique qui n’hésitaient pas à déformer ses propos et ses méthodes, il avait de nombreuses raisons d’être sur la défensive. Il aurait voulu lui expliquer en détails, mais ce n’était ni le lieu, ni l’instant. Lucrezia continuait tant bien que mal son cours sous les encouragements des autres élèves et il suivait machinalement ses instructions, sans y penser. Il devait résoudre cette affaire, aussi reprit-il d’une voix douce et assez bas pour ne pas déranger les autres.

« J’imagine que vous faisiez allusion à l’apparition publique des mutants de 1973. Deux apparitions en tout. La seconde avait des airs d’apocalypse pour tout vous dire. Nous avons vu la présence de plusieurs mutants : un homme-bête, une femme métamorphe et un homme capable de manipuler le métal. L’émoi de ces apparitions a secoué le monde à l’époque, et même du haut de mes… 7 ans, j’ai frémi. Nous ignorions à l’époque que les mutants n’étaient après tout que des humains comme les autres. Avec plus de problèmes. Et si la métamorphe n’avait pas sauvé la vie du Président de l’époque, nous ne nous en serions peut-être jamais aperçu. »

Cette fois, Joseph ne put cacher sa surprise en voyant les yeux de Raven. Il était certes habitué à voir toutes sortes de chose, mais une fois encore, il n’était pas préparé. D’abord, son cerveau lui cria que c’était impossible. Ensuite, d’autres possibilités s’offrirent à lui dans sa tête. Trop de questions lui venaient, et cette fois il ne pourrait pas être tranquille sans avoir de réponses. Il n’était pas en colère, mais réfléchissait très vite. Une enfant ? Une cousine ? Les mutations étaient héréditaires après tout, mais ne s’activaient pas toujours. Oui, c’était l’explication la plus vraisemblable.

Sous l’effet de sa surprise initiale, il se rendit compte qu’il venait de renverser leur petit bol d’olives par terre. Gêné et ne voulant pas mettre Raven en défaut, il cacha sa surprise dans une toux soudaine forte et sèche. Inquiets les personnes autour, dont Lucrezia, vinrent aussitôt s’enquérir de sa santé. D’un geste, il tacha de rassurer un peu l’entourage.

« Ce n’est rien -kof kof-, simplement mes vieilles allergies. Le pollen, la poussière -kof-, la farine et les poils en suspension. »

L’un de leurs voisins décida de commencer à ramasser les olives tandis qu’un autre lui conseilla gentiment de sortir quelques minutes s’il en avait besoin. Joseph prit délicatement la main de Raven, jouant son rôle de vieil homme en proie à une toux difficile à contrôler mais en lui glissant un petit sourire complice pour qu’elle n’imagine pas les mauvaises choses.

« Vous avez raison. Voulez-vous bien -kof- me conduire, Miss Raven ? »

Joseph attendit que tout deux fussent hors de portée de vue et d’oreille pour cesser son manège. La toux cessa aussitôt. Gardant sa main délicatement serrée dans celle de Raven, dont il devinait qu’elle n’osait pas le lâcher, il prit une grande inspiration. Elle avait une attitude normale, au regard de ce qu’elle venait de révéler. Il n’avait pas imaginé qu’il pouvait générer une telle confiance en dehors de ses séances habituelles. La situation était désormais passé du dramatique au comique. Un sourire se dessina, et lorsqu’il expira, son souffle fut coupé par quelques hoquètements d’un rire discret mais honnête.

« Miss Raven. Ma chère Miss Raven. Vous êtes une véritable reine des surprises, je ne sais pas si mon vieux cœur saura en supporter autant, ayez pitié de moi. »

Il continua à rire quelques secondes avant de se calmer et de reprendre :

« Je n’imaginais pas m’être montré digne d’une telle confiance. Hou… »

Il se redressa un peu, retira doucement sa main de celle de Raven et se massa les lombaires d’un air un peu fatigué, jetant toujours quelques coups d’œil côté de la maisonnée pour s’assurer qu’on ne les regardait pas. Puis il plongea son regard dans celui de Raven, un regard tendre teinté d’une toute petite pointe de tristesse, imperceptible. Son fils lui manquait, mais il tentait de ne pas le montrer.

« Je sens que vous avez beaucoup de choses à me dire, Miss Raven, et je suis prêt à vous prêter une oreille attentive. Pas en tant que psychologue, mais en tant qu’ami, puisque vous avez décidé de me faire confiance. Pensez-vous pouvoir attendre la fin du cours afin que nous déjeunions ensemble ? Ou préférez-vous que nous utilisions la mauvaise santé d’un vieil homme pour l’écourter ? »

« J’admets avoir aussi un certain nombre de questions. Étant donné les dégâts causés par ces félidés, je crains qu’on ne puisse même pas goûter nos propres plats aujourd’hui. J’espère que Mrs Maniaci n’aura pas trop de peine. »

Joseph sortit son téléphone et, faisant en sorte que Raven puisse voir ce qu’il faisait, fit une réservation dans un restaurant italien à proximité, avec un supplément pour une pièce à part au calme. Il ne tenait pas à ce qu’on entende leur discussion qui, il le savait, promettait d’être intéressante.

Ils retournèrent ensuite tous deux au cours. Il ne restait qu’une heure. Une odeur de brûlé indiqua que le pain avait été trop cuit. Lorsqu’ils arrivèrent dans la maison, Lucrezia était assise sur une chaise, les yeux rougis par la peine et la honte, tandis qu’une des femmes parmi les élèves lui tenait la main en tentant de la rassurer. Tout le monde était en train de ranger. Les voyant entrer, un des hommes leur expliqua la situation : le pain avait brûlé car laissé trop longtemps au four, et la pauvre Lucrezia était désespérée, ce qui mettait fin au cours prématurément.

Toutefois, chacun se montra particulièrement bienveillant avec leur hôtesse, elle qui avait respiré la joie de vivre quelques heures plus tôt. Plusieurs garantirent même de venir la prochaine fois. Dans un assaut désespéré, Lucrezia parla même de rembourser le cours du jour, ce que tous, Joseph compris, refusèrent.

Si le cours était terminé, il fallut bien une grosse demi-heure pour réussir à faire reprendre confiance à la vieille femme et lui redonner le moral pour envisager son prochain cours. Chacun discourait sur les leçons des erreurs et sur la gravité bien faible des menus accidents du jour. Il y eut d’ailleurs la même bienveillance envers Joseph, car plusieurs s’inquiétèrent qu’il soit gêné par l’odeur de brûlé, et bien qu’il affirmât ne pas être gêné, il fut encouragé gentiment à prendre congé avec sa fille. Joseph finit par accepter, mais seulement après avoir payé d’avance à Lucrezia son prochain cours ainsi que celui de Raven.

Au final, ils se retrouvèrent tous deux sur le pas de la porte après de chaleureux au revoir de la part de Lucrezia et des élèves, certains insistant pour qu’il surveille sa santé. Joseph n’avait pas l’habitude qu’on fasse autant attention à sa santé. D’ailleurs, il n’aimait pas vraiment ça, mais il fit bonne impression. Après tout, c’était son mensonge, il devait l’assumer.