[Terminé] Pane, verdure e gatti

Après avoir aidé les quelques personnes qui avaient remarqué son talent pour les doses, Joseph espérait pouvoir papoter avec Raven plus longuement, mais il ne s’attendait pas à la tournure qu’allait prendre la conversation. Il remarqua sa gêne, dans un premier temps, avant qu’elle ne commence à parler. Ce qu’elle lui demanda, il s’y attendait encore moins, il lui fallut quelques secondes pour rire intérieurement de l’ironie de la situation : lui qui cherchait à cesser de penser travail pendant ses périodes de loisir, voilà que son travail revenait à lui de lui-même ! Tâchant de masquer péniblement le sourire amusé qui pointant aux coins de ses lèvres, il répondit avec simplicité et surtout à voix basse :

« Rocket Racoon, le Gardien de la Galaxie ? Il est le bienvenu s’il le souhaite, mais je n’ai pas le pouvoir – »

Il fut coupé par la voix de Lucrezia qui commença à faire le tour des tables avec un plat qui paraissait trois fois trop grand pour elle, expliquant moitié en anglais, moitié en italien de mettre la pâte dessus et qu’elle devait lever pendant une heure avant de la cuire et qu’ils allaient en profiter pour préparer, à part, les garnitures. De plus, elle disait qu’elle allait utiliser son propre four, ce qui expliqua la présence de l’âtre immense qu’elle avait dans la cuisine : c’était un four à pain. Profitant de son absence temporaire, il reprit en chuchotant :

« Je ne peux pas le forcer à me voir, l’effort doit venir de lui. Nous devrions en reparler après le cours, voulez-vous ? »

La mama revenait déjà de sa cuisine avec une énorme corbeille remplie de tomates bien mûres, tandis qu’elle demandait aux deux premières personnes qu’elle croisa d’aller lui chercher l’ail et les olives.

De retour dans ses vieux travers, Joseph n’eut aucun mal à percevoir la gêne qui se dessinait subtilement dans les traits et l’attitude de Raven, de même que son excuse lui révéla très rapidement la raison de cette gêne. Visiblement, la relation père-fille qu’il avait tendance à créer malgré lui devenait réciproque. Cependant, il ne savait pas se décider pour définir si c’était une bonne ou une mauvaise chose. Il décida donc qu’il n’était pas l’heure d’y réfléchir, sourit simplement à Raven pour lui signifier qu’elle n’avait pas fait d’erreur, et se concentra sur les instructions de Lucrezia.

Il fut amusé de voir la manière dont Raven tâcha ensuite de redonner de la gaieté à la situation, gaieté qui pour lui n’avait pas été perdue : après tout, il aimait son travail. Une olive volée, une affaire qui semblait d’une plus grande gravité pour elle que pour lui. Il se contenta de rire à sa tentative de paraître parfaitement innocente.

« Soit, je n’ai rien vu. Mais tâchez d’en laisser assez pour notre menu, je ne voudrais pas décevoir notre enthousiaste hôtesse. »

Son ton était celui de l’humour et il était à présent parfaitement détendu, cette petite blague lui avait totalement fait oublié les instants précédents, et par conséquent, son travail. La suite du programme consistait à peler puis concasser des tomates, un exercice assez difficile étant donné la maturité de ces dernières, qui avaient tendance à s’écraser dès qu’on les pressait un peu, répandant beaucoup de jus dans tous les sens. Les tabliers s’avérèrent particulièrement utiles, et tous finirent par avoir des tâches de tomate, répandant une bonne humeur dans toute la pièce.

Et c’est là que le drame survint. L’un des élèves demanda doucement à Lucrezia la direction des toilettes, qu’elle lui indiqua à l’étage. Il monta les escaliers mais se trompa de porte. Un geste innocent dira-t-on ? Oui, mais c’était sans compter sur quatre chats qui profitèrent de l’occasion pour fuir à toute vitesse de la pièce où ils étaient enfermés, descendre en trombe les escaliers et se précipiter dans le salon où tous pelaient péniblement leurs tomates.

« Mi gatti, mi gatti ! » s’exclama la vieille femme tandis que les quatre bolides fonçaient entre les jambes des invités, en proie à un mélange de panique et d’euphorie joueuse, manquant par la même de faire trébucher plusieurs personnes. Lucrezia commença à tenter de les pourchasser pour les rattraper, augmentant encore la confusion de la situation.

Espiègles, les chats sautaient dans tous les sens pour éviter ceux qui voulaient les attraper. On pouvait même déceler une forme de stratégie, pendant que l’un attirait l’attention, l’autre en profitait pour sauter et voler quelques bouts de lardons avant de repartir de plus belle. En revanche, ils ignoraient royalement les tentatives des participants à les appâter avec du lardon. Seul manquant à l’appel des bêtises, le chat que Raven avait « dompté ». Il fut toutefois rappelé à l’ordre par ses congénères lorsque l’un d’eux lui sauta dessus en passant en trombe entre les jambes de Raven et Joseph, ce qui le fit le poursuivre dans la foulée.

Un des chats finit par être attrapé en mouvement par un des participant, le couvrant par la même occasion des restes de tomates qu’il avait encore sur les mains. Le chat ne se débattit même pas, se contentant d’afficher une moue visiblement mécontente tandis que sa queue fouettait nerveusement l’air. Un second chat tomba dans le piège de Raven, qui eut ainsi l’occasion de le saisir. Les deux derniers, comprenant que la fête était finie, étaient allés se réfugier quelque part, mais nul ne savait vraiment où.

Le bilan de cette bataille était pour le moins intéressant : de la tomate partout, des emballages de lardons par terre, un bol d’olives cassé et répandu sur le sol et surtout une Lucrezia dont la nervosité soudaine avait effacé le sourire. Joseph s’approcha d’elle avec un mouchoir et lui parla avec beaucoup de gentillesse :

« Pas d’inquiétude, Mrs Maniaci. Nous allons nettoyer tout ça. Nous saurons désormais qu’il est préférable de cuisiner sans chats. »

Son attitude et la petite pointe d’humour qu’il venait de faire arracha un léger sourire de la vieille dame, qui s’effaça aussitôt lorsqu’un miaulement sauvage suivit de plusieurs crachats se fit entendre : la porte qui jouxtait celle de la cuisine était ouverte, l’un des élèves y était visiblement entré et reculait tout doucement. À l’intérieur de la pièce, on pouvait voir de nombreux paniers à chats, l’un d’entre eux étant empli de chatons qui piaillaient à qui mieux mieux. Devant eux, dressé sur ses pattes, la queue dressée, les oreilles en arrière et le poil hérissé, se tenait fermement leur mère, montrant les crocs et les griffes envers l’élève qui ne savait visiblement pas quoi faire.

Tout le monde regarda la scène comme si un miracle venait de se produire : en quelques instants, Raven était parvenue, à elle seule, à calmer une chatte protégeant ses petits, à calmer son mâle et à s’attirer la sympathie d’un des chatons. Même Lucrezia, encore affectée de voir son cours gâché, oublia un instant ses soucis en voyant ce premier contact attendrissant. Quelques secondes d’un silence bienvenu passèrent tandis que tous admiraient la scène, avant que Joseph y mette fin en se raclant doucement la gorge, ramenant chacun à la réalité.

Lucrezia fit s’écarter les autres et vint auprès de Raven pour récupérer le chaton et le ramener vers ses frères et sœurs, et surtout sa mère qui, malgré son apaisement, regardait d’un œil inquiet sa progéniture. La veille femme s’empara ensuite du mâle qui tournait autour du panier, promenant un regard curieux et désemparé sur cette portée de petits piailleurs et gardait une distance respectable avec la mère protectrice.

Les élèves, revenus à eux, repartirent dans la salle pour tâcher de nettoyer les dégâts provoqués par les autres chats, qui ne se manifestaient d’ailleurs plus. Joseph fit d’ailleurs de même tout en gardant un œil attentif en direction de Raven, regard qu’il conserva même après que Lucrezia eut fait sortir Raven et refermé la porte de la chambre des chatons, le mâle encore sous le bras. Elle posa le chat par terre qui se frotta immédiatement aux genoux de sa maîtresse en forçant un ronronnement, comme pour se faire pardonner.

Pendant que chacun faisait le ménage sous des instructions peinées de Lucrezia, quelque peu rassurée par les différents participants qui tâchaient gentiment de la consoler, Joseph se rapprocha de Raven et lui dit tout bas :

« Vous avez un vrai don avec les chats, ma parole. On aurait presque cru qu’ils vous prenaient pour un proche. »

La réponse de Raven eut plusieurs effets sur Joseph. Il fut d’abord surpris, puis, d’une certaine façon, satisfait. Surpris d’abord par la réponse en elle-même, étonnamment précise quant aux mutants et à leurs capacités. La conclusion qu’il en tira fut qu’elle avait fait des recherches sur son métier. Elle lui tendait par ailleurs avec assez peu de subtilité une perche imposante pour qu’il en parle. Satisfait ensuite parce que par son attitude et sa réponse peu discrète, elle venait de confirmer ce qu’il soupçonnait déjà depuis la soirée du 1er avril : Raven était une mutante, ça ne faisait désormais aucun doute.

Mais pourquoi se révéler ? Il l’ignorait. Peut-être justement parce qu’elle savait que c’était son métier ? Ou simplement lui faisait-elle confiance ? Dans un cas comme dans l’autre, il se sentit assez flatté. Ne souhaitant pas la mettre mal à l’aise, il fit mine de ne pas avoir compris et enchaîna une réponse qui pouvait contenir, elle aussi, un message caché exprimant sa compréhension :

« Oh, elle existe. Pavlo Tretyak avait ce don. C’était un ukrainien qui a agi en tant qu’agent pour l’URSS dans les années 70, jusqu’à son effondrement. D’après les rapports, il s’était fait adopter par une meute de loup et était devenu l’alpha d’une des plus grandes meutes sibériennes. Il utilisait sa meute pour des missions de reconnaissances et des embuscades. Son dossier a été rendu public par des journalistes allemands peu après la Chute du Mur de Berlin. Il est mort en 94 dans l’exercice de ses fonctions. »