La femme resta sans voix devant la liasse de billets que venait de déposer cet homme devant elle. En temps normal, elle aurait refusé avec force, estimant qu’elle n’en était pas à demander la charité. Mais ces billets… Elle n’en avait jamais vu avec de si gros chiffres. Qui était cet homme ? Un trafiquant ? Elle n’osait même pas saisir la liasse, n’osait pas compter. C’était une somme colossale. Une somme suffisante pour payer ses dettes, pour s’évader enfin de cet endroit. Doucement, sur le qui-vive, elle prit doucement la liasse et la fit disparaître rapidement dans les replis de sa robe rapiécée. Elle afficha ensuite un sourire faussement amical en disant qu’elle attendrait patiemment.

Rowles avait regardé la scène de loin, depuis la porte du couloir intérieur. Il était un homme qui avait connu des périodes difficiles dans sa jeunesse, et ses années de métier lui avaient permis de comprendre de nombreuses choses sur la mentalité humaine. Tout le monde avait un prix. La seule crainte de cette femme à présent, c’était de savoir ce qu’elle allait devoir payer en retour.

Ne voulant pas laisser la situation continuer dans cette gêne de faux semblants, il invita Mr. Hunt à le suivre tandis qu’ils prenaient congés. La mère les raccompagna sur le perron avec son faux sourire et leur claqua presque la porte au nez. Une fois en bas, ils purent constater que la pluie s’était enfin calmée et que seul le bruit de quelques gouttes tombant paresseusement des toits se faisait encore entendre. Secouant un peu ses chaussures pour tenter d’en évacuer l’eau qui n’avait pas été absorbé par ses chaussettes, Rowles commenta l’action du mercenaire :

« C’est un beau geste que vous avez fait là, Mr. Hunt. Je suis certain qu’il venait du cœur. Mais je crains que vous ne l’ayez condamnée à un destin funeste. Dans ce district, des gens tuent pour un centième de ce que vous venez de lui offrir. Songez-y. »

Rowles soupira. Plus de victimes en perspective. Il commençait à regretter d’avoir fait appel à cet homme. Déployer autant de moyens pour sauver une seule vie, il était évident qu’il agissait selon une vision personnelle et étriquée. Enfin, au moins, il le faisait avec de bonnes intentions. Rowles ne faisait certes pas grand cas de la vie de quelques criminels, mais il savait aussi que ce monde n’était pas qu’en noir et blanc. En temps normal, il aurait insisté auprès du mercenaire pour qu’il révise son jugement, qu’il visualise sur le long terme, mais encore une fois, le temps manquait. D’autant plus maintenant.

Se gardant de tout commentaire, il ne marqua son désaccord que par un second soupir fatigué une fois le coup de fil terminé. Il indiqua une direction à suivre, requérant de Mr. Hunt qu’il ouvre la marche. La piste était partiellement effacée par la pluie qui était tombée plus tôt, mais il en restait encore des bribes que l’odorat particulièrement développé de Hunt pouvait percevoir. Il leur fallut traverser de nombreuses rues et ruelles, s’enfonçant dans un dédale d’immeubles délabrés, de squats crasseux et d’épaves de voitures transformés en abris de fortune, pour arriver dans un secteur où l’odeur était plus forte, plus récente.

Rowles arrêta temporairement Hunt. Il indiqua un panneau de circulation sur lequel avait été taggé « 11th street » à la peinture rouge. Non loin du panneau en question, trois types assez costauds à l’air patibulaire discutaient joyeusement autour d’un baril en feu, armés de battes à clous et de pistolets 9mm. Des gros bras de gang. Ils ne montaient pas vraiment la garde, leur présence était surtout pour affirmer la présence du gang que pour autre chose. Rowles se replaça derrière le mercenaire, attendant de voir quelle approche il adopterait.

Rowles ne put être qu’admiratif devant la précision et la rapidité avec laquelle Hunt régla le problème, sans heurts ni victime. Pour la première fois depuis le début de cette soirée maudite, il n’avait rien à redire. S’il était aussi efficace et discret pour la suite, ils seraient loin avec l’enfant avant que le gang ne se rende compte de ce qu’il s’était passé. Le professeur suivit sans mot dire, marquant simplement son approbation par un hochement de tête.

La suite du programme fut du même acabit : le gang n’était pas très important mais marquait ses positions par quelques hommes armés à certains carrefours ou ruelles stratégiques, rarement plus de trois ou quatre. La plupart ne s’attendaient pas à une attaque au milieu de la nuit et n’offrirent pas ou peu de résistance face à l’implacable efficacité du tueur.

Les choses semblaient toutefois sur le point de se gâter lorsque vinrent se mêler de nouvelles senteurs à celle de l’enfant et de l’insalubrité générale : du cigare, de la coke et surtout de la poudre. Au détour d’une des ruelles, ils durent s’arrêter pour ne pas se faire remarquer par plusieurs gros bras qui montaient la garde devant un immeuble délabré plutôt bruyant. Cette fois, terminé les petites armes de poing et les battes cloutées : cette fois, ils portaient fusils d’assaut et des gilets pare-balle, et semblaient bien plus entraînés que les autres. Deux se trouvaient devant l’entrée de l’immeuble, un au coin opposé du même bâtiment et un dernier à l’autre coin visible. Il y en avait sûrement plus.

L’immeuble, quant à lui, était aussi délabré que les autres mais le gang y avait laissé sa marque en grand. À travers les fenêtres barrées de quelques planches vermoulues, on voyait filtrer une lumière dont la couleur changeait doucement de façon assez hypnotique. On entendait de la musique sortir aussi, un mélange de genres assez trash et aussi agréable pour les oreilles que celui d’une scie circulaire sur un tableau noir. Il existait beaucoup de bâtiments comme ça dans le bronx, souvent nommées « planques à cramés », où tous les drogués du coin pouvaient se piquer tranquillement sans que personne ne les ennuie… Ni ne les sauve.

Rowles n’avait qu’une vague idée de ce qui pouvait se trouver à l’intérieur, et la moitié de cette idée était bien plus issue de films que de la réalité. Il y aurait probablement d’autres membres du gang, armés et dangereux, prêt à tuer tout intrus sans prendre garde de la survie de leurs consommateurs. Mais combien, comment approcher, il ne le savait pas. Et il laissa faire le professionnel.

Le professeur était du même avis que Hunt. Une approche directe présentait bien trop de risques pour l’enfant et les autres victimes du gang. Cependant, il avait aussi conscience de ses limites et savait donc qu’il serait plus une gêne qu’autre chose s’il décidait de l’accompagner. D’un autre côté, la mine cireuse du tueur à gages avait plus de chances d’effrayer l’enfant qu’autre chose. Choix difficile. Fallait-il privilégier sa santé mentale ou physique ?

Après de longues minutes de réflexion, il finit par opter pour la seconde option : Elenio était sans doute déjà sous l’effet de stupéfiants quelconques, il n’aurait sans doute même pas conscience de ce qu’il se passait. Il donna son feu vert à Hunt :

« Faites à votre manière. Je vais tâcher de trouver un endroit où je serai en sécurité en vous attendant. Vous ne devriez avoir aucun mal à me retrouver à l’odeur, si j’ai bien saisi votre capacité. »

[HRP : je te laisse le champ libre pour décrire l'intérieur]

Rowles eut droit à deux surprises en l’espace de quelques minutes. C’est alors qu’il restait caché près du bâtiment qu’il eut la première : l’efficacité et la discrétion de Hunt. Visiblement, sa mutation était liée à de la métamorphose, sûrement bestiale. Et il savait s’en servir avec précision. Il ne fallut pas plus d’un quart d’heure pour que le mercenaire entre puis ressorte avec Elenio sous le bras. Ce qui laissait d’ailleurs présager de sa force.

La seconde surprise fut bien moins heureuse : l’enfant était, sans le moindre doute, assommé. À défaut, il aurait du être groggy ou effrayé. Dans tous les cas, son réveil soudain en ayant pleine possession de son corps était une surprise, et mauvaise : l’enfant n’était pas dans son état normal. C’était comme si toute son agressivité, qu’il avait passé tant de temps à adoucir, était revenue.

« Elenio, attends ! », tenta de dire le psychologue, mais l’enfant était déjà en train de courir. Sans réfléchir, le psychologue se lança à sa poursuite, oubliant temporairement le mercenaire qu’il avait engagé et qui aurait parfaitement pu le rattraper. Mais entre un adolescent des bas quartiers et un quinquagénaire sur le déclin, il y avait un gouffre tant en endurance qu’en vitesse. Rowles n’avait aucune chance de le rattraper, surtout dans l’obscurité moite des ruelles où ils se trouvaient, à peine percée par les quelques éclairages publics qui fonctionnaient encore.