[Terminé] Coffee's news

La voix et le contact de Miss Raven fit revenir Joseph dans le monde réel, dans le présent. Réalisant seulement son absence mentale et le pauvre sort de sa cuiller à café, il fut lui-même choqué d'avoir à ce point dérivé. Cela faisait longtemps qu'une chose pareille ne lui était pas arrivée. Avec le temps, les surprises et les situations provoquant une association s'étaient réduites, pour être presque disparues. Presque. Il semblait que cette fois, alors que sa garde était baissée, il avait été affecté plus que ce que la raison suggérerait.

D'un geste distrait, Joseph relâcha la malheureuse cuiller et vint essuyer le vestige déjà presque sec de l'unique larme qui avait coulé, échappant doucement au contact de la jeune femme. À côté de lui, Miss Raven s'inquiétait pour lui. Bien sûr, elle ne pouvait pas comprendre. Et c'était mieux ainsi. Sa douleur était de celles dont on ne souhaite pas qu'elle soit comprise, car ceux qui la comprennent sont aussi familier avec elle qu'il ne l'est. Ô non, Miss Raven, il ne souhaitait pas qu'elle connaisse un jour ce triste sort, à plus forte raison à présent qu'elle portait non pas un, mais deux enfants.

"Pardonnez-moi Miss Raven, mon esprit s'est égaré un temps dans quelques souvenirs. Vous n'y êtes pour rien, je vais me remettre. Et demander une nouvelle cuiller."

Il termina cette dernière phrase avec un sourire qui se voulait plein d'humour, mais qui conservait encore l'amertume des souvenirs qui s'effaçaient peu à peu de sa pensée, elle même tâchant de s'ancrer de nouveau dans le moment présent et tâchant d'emprunter la gaieté qu'impose un heureux événement. Pour retrouver sa contenance, Joseph sortit un mouchoir de son veston et essuya minutieusement ses lunettes, avant de les reposer méthodiquement sur son nez.

Une fois le mouchoir rangé, il prit au hasard une des viennoiseries que miss Raven l'avait invité à prendre et en mangea un petit morceau. Elle était de bonne qualité et, dans cet instant précis, apportait un réconfort sucré appréciable dans sa situation. Retrouvant des forces, il demanda une nouvelle cuiller au serveur, qui resta courtois malgré la forme qu'avait désormais le couvert. Puis Joseph leva sa tasse vers miss Raven :

"En temps normal, je porterais un toast pour cette excellente nouvelle, mais je m'en voudrais de boire de l'alcool alors que vous-même en êtes privée. J'espère que cette tasse de café et votre thé feront l'affaire, si vous le voulez bien. Toutes mes félicitations."

Des fantômes. Était-il si facile à lire ? Le spectre des souvenirs l'accompagnait au quotidien, chantant chaque jour cette sérénade mélancolique qu'il tentait en vain de chasser de son esprit. La distraction était un bienfait dont peu connaissaient les vertus, mais Joseph les connaissaient, lui. Un oubli temporaire, passager, qui laissait à la peine le soin de se cacher, pour mieux ressurgir plus tard, telle un prédateur tapi dans l'ombre de son subconscient.

Et une distraction, Miss Raven lui en fournissait une. Elle ne prit pas la forme des lieux communs auxquels on s'attend pour une naissance à venir, mais plutôt celle d'un voile qui passa brièvement sur le visage de sa jeune amie. Une hésitation. Une lourdeur. Quelque chose n'allait pas. Et c'était tristement le fait que la jeune femme n'aille pas bien qui permettait au vieil homme de se sentir mieux. Être utile. Encore un peu.

"Vous... semblez perdue", questionna-t-il en retrouvant son masque de tranquillité habituel, "Il semble que cet événement vous tracasse. Voulez-vous en parler ?"

Ce fut à son tour d'approcher sa main de celle de miss Raven dans un geste protecteur. Était-ce vraiment sa maternité ou autre chose qui l'empêchait ainsi de sourire comme elle en avait l'habitude. Pour ce qu'il en savait, de nombreuses hypothèses étaient possibles. Contrôle mental, agressions envers ses amis, viol, rien que les événements liés à Wanda Maximoff offraient déjà un désastreux florilège de possibles, et aucun ne lui paraissait judicieux à avancer sans risque de blesser la jeune femme. Il restait à espérer qu'elle accepterait de se confier.

Les craintes de Joseph se confirmèrent avait même qu'elle put parler de son mal-être. La façon dont elle s'accrochait soudain à ses mains, les tremblements dans sa voix, la peur visible dans son regard fuyant. Pourtant, une chose le rendit heureux : elle le considérait comme un ami. Cette simple affirmation, même noyée au milieu des angoisses de la jeune femme, suffit à laisser couler une chaleur agréable dans le cœur du vieil homme.

Donc, ces enfants n'étaient pas désirés au départ. Ils avaient aussi été engendrés pendant qu'elle était sous la coupe de Wanda Maximoff. Et donc, elle ignorait qui était le père, si tant était qu'elle se souvînt de ce qu'elle avait fait durant sa possession. Soit elle avait plusieurs choix possible, soit elle n'en avait aucun. Il n'était pas difficile d'imaginer la honte dans laquelle ça devait la plonger. Mais même Joseph qui était pourtant vieux jeu ne l'aurait jamais jugée pour ça. Au contraire, la voir dans pareille détresse lui donnait surtout envie de l'aider à remonter la pente. En tant qu'ami. Oui, un ami.

"Je comprends", commença-t-il en caressant doucement la main de Raven du pouce pour la réconforter, "Ça n'a pas du être facile à vivre. Ni d'en parler. Mais ces enfants, les désirez-vous ?"

Pour Joseph, la réponse évidente était que oui. Dans ce monde moderne, l'avortement, bien qu'encore mal accepté, était quelque chose de commun, en particulier dans le cadre d'une grossesse non désirée. Mais Raven portait ces enfants, depuis plusieurs mois vraisemblablement. Il s'agissait de s'assurer de ses sentiments, avant même de parler de qui pouvait bien être le père et de ce qu'il en penserait. Le point de concentration qu'il devrait tenir, cependant, était de ne pas lui divulguer qu'il avait connaissance des événements qui s'étaient produits avec Wanda Maximoff : le secret médical devait être respecté, il faudrait donc qu'elle en parle d'elle-même.

Beaucoup de choses semblaient taillader l'esprit de son amie, mais une certitude demeurait pour elle : elle souhaitait les garder, quelles qu'en soit les conséquences. Et c'était compréhensible, si elle avait cru être stérile jusqu'à aujourd'hui. Au moins, elle en avait parlé à son entourage. Joseph ne doutait pas que le Pr. Xavier saurait s'occuper de ces enfants si la nécessité se présentait. Mais il était préférable, pour tous, que cette nécessité ne survienne jamais.

À présent que cette question était réglée, il s'agissait de régler les autres sujets qui, visiblement, torturaient la jeune femme : la question du père et des conditions dans lesquelles ces enfants avaient été conçus. Pour préserver le secret médical, Joseph ne pouvait pas poser sur la table les éléments dont il disposait, c'eût été un manque grave à ses obligations. Il ne devait donc compter que sur la volonté de Raven à en parler. Autant y aller en douceur, elle était fragile et le moindre faux pas pouvait être ressenti comme de la trahison.

"C'est donc une question de résolue en ce qui vous concerne, Miss Raven. Ces enfants sont précieux à vos yeux. Vous ferez une bonne mère, j'en suis certain. Si cela peut vous conforter, sachez que peu de femmes sont "prêtes" avant d'avoir leur enfant dans les bras. Le simple fait que vous craigniez d'être une bonne mère est déjà le signe que vous ferez ce que vous pourrez pour l'être. Croyez-en mon expérience, on ne sait jamais vraiment comment s'occuper d'un enfant avant de l'avoir."

Étrangement, le fait de révéler cette part de son passé douloureusement agréable ne fit pas ressortir son habituelle mélancolie. Utiliser son expérience de père comme exemple pour la jeune femme, c'était quelque chose qu'il avait déjà fait dans sa profession. Cela faisait longtemps qu'il avait muré ces exemples derrière une apparente insensibilité, une sorte de protection contre lui-même, aussi en faire usage ne l'affectait plus du tout.

"Mais, si vous avez besoin de conseils, je serai ravi de vous en donner, même s'il faudra les prendre avec des pincettes : chaque enfant est unique."

Au final, il n'avait pas rebondi sur le sujet du père. Ce n'était pas approprié. Pas encore. Et surtout, pas dans une conversation où il devait être un ami, non un psychologue, même s'il lui était difficile de concilier les deux étant donné son passif. Il fallait dire que, des amis, il n'en avait que bien peu. Quelques uns de ses confrères pouvaient répondre à ce titre et lui avaient fourni de nombreuses distractions au travers de leurs discussions professionnelles comme philosophiques. Mais en dehors de son travail, Joseph n'avait guère plus d'ami depuis qu'il avait perdu femme et enfant. Tous avaient fui, ou avaient simplement cessé de prendre des nouvelles. C'était en partie sa faute, bien entendu, mais ces événements avaient rendu chez lui la notion d'amitié caduque, aussi la redécouvrait-il auprès de Miss Raven, et espérait y faire honneur.

"Je crains de ne pas posséder un tel don", répondit Joseph en riant aux remarques de Miss Raven, "Et je ne saurais qu'en faire si je l'avais. Simplement, je ne vois rien en vous qui puisse vous empêcher d'être une bonne mère, et je connais beaucoup de mères, croyez-moi. Quant aux couches, on apprend très vite, vous le découvrirez."

Il omis avec une certaine malice de préciser que cet apprentissage passait par des échecs cuisants qui justifiaient généralement une douche, du parfum et un lavage à froid à la main très désagréable. Encore que, en cette époque, la machine à laver pourrait probablement faire l'affaire. Joseph se souvenait encore parfaitement de cette expérience, et du fou-rire de sa femme lorsque le toujours-distingué-Joseph s'était littéralement jeté sous la douche tout habillé pour évacuer cette substance marronnâce à l'odeur pestilentielle.

Miss Raven continua sur ses projets pour ces enfants. Les vêtements, le désir de leur laisser faire leurs choix, chose à laquelle il ne pouvait qu'acquiescer, puis sur l'éventualité qu'ils soient mutants. Du point de vue du Professeur, qui avait, malgré sa spécialité, un solide bagage en génétique, il était fortement probable que les enfants soient mutants, à plus forte raison si le père l'était aussi. Cependant, une des grandes étrangetés du gène X était que, s'il avait effectivement un caractère héréditaire, ce n'était pas le cas de sa manifestation macroscopique. En somme, l'enfant de deux mutants avait une forte chance de ne pas avoir les pouvoirs de ses parents, ce qui allait totalement à l'encontre des théories de l'évolution actuelles.

Joseph ne voulait pas assommer son amie avec ces principes, ni la décourager. Elle souhaitait qu'ils soient mutants, ce qui était logique étant donné son caractère et sa philosophie. Mais il y avait à craindre qu'à placer trop d'espoirs qui seraient déçus, cela génère précisément ce que Miss Raven craignait quant à sa maternité.

"Je... ne peux rien vous garantir. Il y a une bonne probabilité qu'ils soient mutants, mais sauf cas particulier, vous ne le saurez sûrement que durant leur adolescence. Laissez le temps au temps. Vous aimez déjà ces enfants, je le lis dans vos yeux. Croyez-moi, le bonheur qu'ils vous apporterons vous fera voir toutes ces pensées comme futiles et sans importance. Mutant ou non, bleus ou non, ils sont vos enfants, votre trésor."

Il avait failli parler du facteur paternel concernant la possibilité d'enfants mutants, mais s'était finalement abstenu pour ne pas aborder ce sujet à la façon d'un psychologue : en détournant la conversation pour pousser le patient à dire ce qu'il ne disait pas. Il ne devait pas agir ainsi, mais c'était bien plus difficile qu'il ne l'avait escompté.