[Terminé] Coffee's news

La douceur de la fin de l'été avait pris la place de la chaleur écrasante d'un mois d'août caniculaire, mais pourtant cette douceur ne parvenait pas à calmer l'anxiété qui animait Joseph ce matin-là. Après avoir appris son retour du bon côté de la santé, mentale comme physique, le psychologue avait enfin repris contact avec elle dans l'espoir de la revoir et de s'assurer de sa bonne santé. La conclusion de cet appel avait abouti à un rendez-vous autour d'un café ce samedi matin.

Assis à une petite table du Vineapple Cafe, Joseph était, comme à son habitude, en avance, mais il l'était bien plus qu'à l'accoutumée, puisqu'il avait presque une demi-heure d'avance sur leur rendez-vous. En effet, le vieil homme s'était retrouvé étonnamment déboussolé par l'idée de cette rencontre, probablement en raison de l'affection presque paternelle qu'il avait pour cette jeune femme pétillante, même en connaissant sa vraie nature. Ce qu'il avait appris par l'intermédiaire de Rocket n'avait pas été pour le rassurer, il craignait vraiment qu'elle ne garde de sérieuses séquelles de cette mésaventure.

Voilà pourquoi il était si anxieux à l'idée de la revoir. En son for intérieur, il savait que l'attachement qu'il avait pour elle était inapproprié pour quelqu'un qu'on a rencontré que quelques fois. Le psychologue en lui ne cessait de lui rappeler que cette affection n'était qu'une projection de son fils perdu, et qu'elle ne pouvait que finir par être déçue. Pourtant, il n'écoutait pas ces voix de la raison. Les moments de joie étaient bien trop rares pour lui, aujourd'hui, pour qu'il se laisse aller à ce genre de réflexion. La rencontrer lui faisait du bien. C'était tout ce qui comptait.

Joseph observait les autres clients du café. À cette heure, on y trouvait principalement des étudiants et quelques habitués lève-tard. Il avait choisi cet endroit parce qu'il était le premier qui était ressorti sur Google, et parce que ce café plaisait visiblement aux jeunes. C'était vrai qu'il y avait un petit côté intimiste, tant dans la décoration que la disposition des tables, les serveurs étaient aimables et peu envahissant, mais de voir tous ces ordinateurs portables branchés et ces étudiants rivés sur leurs écrans plutôt que leurs voisins, ça dépassait un peu Joseph.

Il regarda sa montre. 9:24PM. Elle serait bientôt là. Il but une gorgée de son cappuccino, essuya délicatement la mousse sur ses lèvres, et se laissa gagner temporairement par la chaleur qui s'écoulait dans sa gorge, affichant un petit sourire satisfait.

@Raven Darkhölme

Joseph ne savait pas vraiment à quoi il s'attendait lorsqu'il aperçut Miss Raven devant la porte du café, mais de toutes les surprises qu'il avait anticipées, aucune n'avait pris en compte que la jeune femme puisse s'habiller autrement qu'en tenue de motarde. C'était une réflexion stupide, convenait-il, mais néanmoins, la voir habillée de cette robe grise si simple l'avait surpris, et quelque part soulagé. Elle était la même. Bien sûr, le vieillard en lui disait qu'on en voyait plus que ce que la décence souhaitait, mais son esprit analytique rétorquait qu'on n'était en plus dans les années 60, et que ce genre de pensée était néfaste.

Lorsqu'elle entra dans la café pour se trouver une table, ce fut à son tour d'être surprise. Visiblement, elle ne s'attendait pas à ce que Joseph soit déjà présent, devant un café, un journal plié sur le côté. Leur surprise mutuelle avait quelque chose d'amusant, une sorte d'ironie que le vieil homme goûtait avec soulagement, affichant un sourire d'une chaleur sincère.

"Miss Raven, c'est une véritable joie que de vous revoir", dit-il de ce ton toujours distingué mais qui laissait paraître son émotion actuelle. "Je crois me souvenir que vous n'êtes pas naturellement du matin. Souhaitez-vous un petit déjeuner ? Ce café sert des croissants français."

Les souvenirs de leurs rencontres précédentes étaient encore très vivaces dans l'esprit de Joseph, dont la mémoire était particulièrement performante, en bien comme en mal, hélas. Il se rappelait le retard de Miss Raven lors du premier cours. Il se rappelait aussi, hélas, comment il l'avait par moments traitée injustement, sous le coup de soupçons infondés. Même si presque six mois s'étaient écoulés depuis, et qu'elle avait traversé de rudes épreuves, Joseph tenait à reprendre la continuité de leurs rencontres et d'œuvrer pour lui faire oublier ces malheureux événements.

"Pour être honnête," répondit Joseph avec un sourire amusé, "c'est la première fois que je viens ici. Je n'ai pas encore eu l'occasion de me faire une idée. Leur café est bon, c'est hélas la seule information dont je dispose. Mais il n'est pas trop tard pour se faire une opinion, n'est-ce pas ?"

Joseph avait déjà fait son choix, et sirotait son café tandis qu'il observait Miss Raven faire son choix. Comme à son habitude, il observait les moindres tics, les mouvements nerveux, les expressions faciales, en somme, le langage corporel, comme il le faisait lors de ses entretiens. Bien sûr, il prenait toujours garde à ne pas imposer à ses patients de regard trop insistant, et c'était encore le cas ici, même si sa compagne n'était pas une patiente.

Cette fois, toutefois, il ne freina pas ses instincts professionnels. Il restait inquiet de l'état mental comme physique de sa jeune amie. Il nota donc la légère détente de ses traits lorsqu'ils commencèrent à discuter, signe d'un stress latent que leur entrevue suffisait à faire envoler. Mais il y avait autre chose dans sa gestuelle, quelque chose sur lequel il n'arrivait pas à mettre le doigt. Quelque chose était différent dans son attitude. C'était subtil, comme un changement d'habitude qu'on tâche de forcer. De quoi s'agissait-il donc ?

Voilà pourquoi il l'avait trouvée différente. Ce n'était pas juste un changement d'habitude. C'était un changement de forme. Joseph songea qu'il était tellement habitué à observer les gestes et les visages qu'il en avait oublié d'observer le corps dans sa globalité. Et la rondeur qui se présentait à son ventre n'était assurément pas une conséquence de la quantité de nourriture qu'elle mangeait. Désormais, sa consommation se faisait pour plusieurs.

Il eut un sourire ému lorsqu'elle revint s'asseoir, tant parce qu'il venait de réaliser que par l'attitude surprise du serveur qui lui avait jeté un coup d'œil comme pour confirmer que la commande était bien exclusivement pour elle.

"Êtes-vous sûre d'avoir été assez exhaustive ?" demanda-t-il avec un petit rire, "je suis certain qu'il restait d'autres choses sur la carte."

Il songea d'ailleurs qu'elle avait commandé un chai latte. À en croire la carte, il s'agissait d'un thé. Il se souvint que lorsque sa femme était tombée enceinte de leur fils, elle avait cessé de consommer toutes sortes de choses, à commencer par le café et le thé, en raison du risque qu'ils présentaient pour le foetus.

"Par ailleurs, n'est-il pas dangereux de boire du thé dans votre... condition ?" demanda-t-il en indiquant le ventre de Raven de la main, lui signifiant au passage qu'il avait réalisé. Il ne voulait pas lui présenter immédiatement de félicitations. C'eût été malvenu alors qu'elle ne lui avait pas encore annoncé officiellement, et surtout Joseph craignait qu'il s'agisse d'une grossesse indésirée.

En effet, à en croire ce qui s'était dit en séance avec Rocket Raccoon, Raven avait été un certain temps sous l'emprise de Wanda Maximoff et s'était, sous cette influence, laissée aller à la luxure. Il n'était bien sûr pas question de lui en parler, Joseph était soumis au secret de sa profession, mais fort de cette information, il était naturel qu'il s'inquiète.

"Ils ? Des jumeaux ?" demanda Joseph avec un air intéressé.

Intéressé, il l'était. En tout cas plus que par la quantité industrielle qui constituait le petit déjeuner de la jeune femme. Joseph avait toujours eu un appétit limité, se contentant de peu. Un vestige de son enfance après la mort de son père, sûrement. Mais dans le cas présent, Raven attendait des enfants. Elle avait donc le droit de s'en donner à cœur joie en termes de quantité.

C'était une nouvelle formidable, de son point de vue. Des enfants. Sans même s'en apercevoir, les pensées de Joseph dérivèrent le long du fleuve de chagrin et de frustration qui était né, il y a des années maintenant, d'un bonheur ineffable qui lui avait été arraché du jour au lendemain. Il pensait à son fils. Il pensait à sa femme. Quel âge aurait-il maintenant ? Joseph le savait : 37 ans depuis avril. Un étau se resserra sur le cœur du vieil homme, ce même étau qui l'avait fait vieillir si vite en l'espace de six ans. En y songeant, il était surpris de leur avoir survécu si longtemps.

Perdu dans ses sombres pensées, Joseph perdit pied avec la réalité. Le regard fixé sur les viennoiseries qui leur avaient été servies, il touillait machinalement son café qui, sans sucre, n'en avait guère besoin, tandis que sa main gauche s'était resserrée pour que son pouce puisse caresser tendrement son alliance, comme on toucherait un talisman précieux, comme si le souvenir incrusté dans les gravures intérieures de l'anneau pouvaient rendre réels ces souvenirs qui s'éloignaient de lui.

Des enfants... Un seul fils leur avait suffit, à Clara et lui. Thomas avait été leur fierté. Joseph se souvenait avec tendresse du visage de son épouse lorsqu'elle apprit qu'il était embauché chez Stark Industries. Joseph avait même annulé tous ses rendez-vous du jour pour qu'ils puissent tous trois fêter dignement l'événement. Il se souvenait comment, physionomiste qu'il était, il avait décelé la gêne de son fils lorsque Clara lui avait demandé quand il lui donnerait des petits-enfants. Un rougissement léger, des mains qui se tordaient. Il y avait quelqu'un. Quelqu'un qui entrerait peut-être dans leur famille. Clara n'avait rien vu, mais Joseph avait compris que son désir si fort d'entrer chez Stark Industries n'était pas uniquement pour le prestige et la passion de son métier.

Il y avait quelqu'un... Il ne sut jamais qui. Il ne posa jamais la question. Joseph ne se rendit pas compte qu'autour de lui, le monde continuait de vivre. Il ne s'aperçut pas que sa main s'était serrée sur sa cuiller au point de la tordre. Il ne réalisa pas non plus le sourire nostalgique qui s'affichait sur son visage, un sourire triste. Pas plus qu'il ne sentit cette larme glisser de son œil droit pour parcourir des rides aux semblants de rivières asséchées depuis longtemps, pour se perdre ensuite dans la forêt protectrice que formait sa barbe si bien entretenue. Un instant, il avait perdu ce masque de mensonge qui le protégeait.

Des enfants...