[Terminé] Je vais t'offrir un monde

17 JUILLET 2024

La colère, la tristesse et la solitude n’ont pas de couleur et, pourtant, il peindrait bien toutes ces émotions en blanc. Le lit, le plafond, le carrelage, les murs et même les blouses des infirmières sont blanches, ici c’est l’hiver blafard du matin au soir. Les infirmières se relayent autour de lui avec un ton parfois revêche ou tendre, oscillant entre l’agacement d’un boulot pesant et la compassion de voir un gamin de son âge dans un tel état.
Au début, il ne pouvait même pas parler : c’est normal, lui avait dit le médecin en parcourant son dossier, c’est normal et soyez heureux d’être en vie, c’est un vrai miracle. Un miracle. Non, monsieur, ce n’est pas un miracle, avait-il eu envie de lui répondre. Ce n’est pas un miracle de se retrouver coincé dans son propre corps sans pouvoir bouger, sans pouvoir parler. Ce n’est pas un miracle d’avoir mal partout, jusque dans mes os. Ce n’est pas un miracle d’observer vos gros yeux angoissés et noyés de larmes, d’entendre vos questions abruptes : non, je ne sais pas si je vais bien, je ne sais pas qui m’a frappé, je ne sais pas combien ils étaient, je ne sais pas ce qui s’est passé, moi, tout ce que je veux, c’est ne plus avoir mal, ne plus avoir peur. La peur n’est pas blanche, elle. Elle est sombre, obscure et froide. Mais la honte est bien pire.

« Je ne comprends pas ce que vous dites… »

Lui avait répondu l’infirmière peinée lorsqu’il avait essayé de demander une autre couverture. Il avait le mot en tête, il visualisait l’objet de sa demande mais… Ce n’est pas le bon mot qui sortait. On lui avait expliqué que c’était l’aire de Broca qui était responsable de son capharnaüm intérieur et, tout à coup, comme la foudre s’abat sur le sol lors d’une nuit d’orage, il avait réalisé : quelque chose s’était cassé, là-haut. Il connaissait son alphabet, son nom et savait en quelle année il se trouvait mais, le coffre de son lexique avait été cassé et des mains perfides avaient tout mélangé. Ce jour-là, face aux yeux interrogateurs de l’infirmière, il s’était mis à pleurer. Beaucoup. Sans pouvoir s’arrêter.


Le temps lui échappait ; depuis combien de temps était-il réveillé, déjà ? Son esprit était entier mais, à l’image d’un puzzle mal assemblé, certains fragments manquaient : s’il avait oublié la soirée de son agression, d’autres notions du passé lui faisaient encore défaut, certains visages, certains noms, certains lieux. Les mots, notamment, se mélangeaient encore un peu alors, en compagnie d’inconnus, il préférait le silence : grand bavard qu’il était, il semblait ne plus avoir de langue. Mais ce n’est pas la seule chose qui l’agaçait ; alité depuis bien trop longtemps, le Joueur s’était lancé dans une plaidoirie de plusieurs jours pour convaincre Remy de le sortir de là, même contre l’avis ferme des médecins. Le mutant ne fut guère facile à persuader mais, entre les menaces de partir tout seul et les expressions affligeantes visant à l’attendrir, Ezekiel avait fini par le faire flancher.

Bien longtemps avant l’heure du départ clandestin, il s’était tenu prêt : quand bien même n’avait-il qu’une seule main dont il pouvait disposer, l’autre étant condamnée dans une attelle solide, il avait réussi à s’habiller et à boucler sa maigre valise, qui attendait sagement à côté de la porte. Impatient, il s’était traîné de la fenêtre au bord du lit, et du bord du lit jusque dans le fauteuil durant une heure entière, avant que Remy n’apparaisse enfin ; ah ! La libération.

Un sourire jovial aux lèvres, il avait posé un regard quelque peu fatigué sur son acolyte, bien que soulagé de quitter ce morne endroit. Son sourire, au milieu des hématomes et des blessures, paraissait encore être un mirage.
Ils sortirent tous deux de la chambre et firent à peine quelques pas dans le couloir avant d’être interceptés par une infirmière vigilante, qui ne put résister au charme hypnotique de Gambit. Concédant à s’asseoir sur un fauteuil roulant (il n’aimait pas être ainsi diminué mais reconnaissait que marcher était un effort conséquent pour lui), Ezekiel avait cependant froncé ses sourcils tout en mordillant le coeur de sa lèvre inférieure, quelque peu perplexe… Le toit ? Pourquoi iraient-ils sur le toit ? Ne devraient-ils pas plutôt descendre ?

Ils furent bien vite sur le toit de l’hôpital, où le vent venait souffler avec plus de vigueur qu’en contre-bas, et où une splendide voiture de sport rouge attendait. Étonné, Ezekiel avait légèrement baissé le menton tout en espaçant ses lèvres, ne pouvant d’abord décrocher ses yeux du rutilant bolide en face d’eux. Revenant enfin sur Remy en entendant sa voix, il lui fit :

« La voi… Voit… Voitu… »

Un soupir passant la barrière de ses lèvres, il avait finalement haussé ses sourcils en abandonnant ce combat, se disant que Remy comprendrait aisément le compliment qu’il voulait faire à la voiture : elle lui plaisait beaucoup, et il s’était levé de son siège aussi rapidement qu’il put pour rejoindre le coté passager. Ce ne fut qu’à cet instant, assis dans la voiture et surplombant les toits des autres immeubles, que la question se posa enfin dans son esprit : comment allaient-ils rejoindre la route ?!
Une expression soudainement inquiète se dessinant sur ses traits, il avait tourné son visage vers Remy en semblant le questionner sérieusement… Il n’avait que moyennement envie de refaire un séjour à l’hôpital.

17 JUILLET 2024

Quand même n’avait-il pas réussi à venir à bout de son élocution pour féliciter la beauté du bolide rouge flamboyant, Remy avait parfaitement compris ce qu’il s’apprêtait à dire ; approuvant alors les paroles de son ami, Ezekiel avait hoché son visage de haut en bas tout en lui souriant avec un mélange de curiosité, d’impatience et de gratitude. Qui d’autre aurait accepté de le sortir de cette cage aseptisée ? Certains parleront d’inconscience, Orion préférait dire que seul le Gambit comprenait son besoin féroce de liberté.

Néanmoins, il fallait reconnaître que la situation ne pouvait que l’inquiéter. Ils étaient sur le toit d’un hôpital de plusieurs étages (soudainement, il aurait voulu savoir combien exactement… ou peut-être valait-il mieux ne pas savoir), s’apprêtant à monter dans une voiture de course pour une virée, comme l’avait annoncé Remy. Est-ce qu’il y avait un moyen de rejoindre la route sans risquer de mourir en chemin ? Il avait bien choisi son moment pour perdre l’usage de la parole.
Essayant de dissimuler son anxiété, le mutant s’était installé côté passager tout en prenant soin d’attacher sa ceinture, bien qu’il songeait que celle-ci ne serait pas d’une grande utilité s’ils venaient à… à rejoindre la route avec un peu trop de virulence.

« Pas de… Route ? »

Reconnaissant la célèbre réplique de la saga légendaire, Ezekiel avait d’abord laissé échapper un sourire amusé avant de le perdre tout à coup, se remémorant la scène… Qu’est-ce que…? Les sourcils légèrement froncés, les yeux braqués sur Remy, Orion avait discrètement relevé sa seule main valide pour agripper la poignée au-dessus de sa fenêtre.
Suivant minutieusement les gestes de Remy, Ezekiel avait dévié ses yeux sur le tableau de bord lorsque la voiture s’était mise à vibrer, de soubresauts bien étrange. Quel genre de moteur il y avait la-dessous ? Tournant son menton pour découvrir les deux ailerons venant de sortir de l’avant des portières, sa surprise eut atteint son apogée lorsque, alors que cette idée ne l’avait même pas effleuré, la voiture se mit à léviter au-dessus du sol. Ébahi, véritablement fasciné et n’ayant même plus l’once d’un quelconque sentiment de peur en son coeur, Ezekiel s’était rapproché de la vitre pour jeter une oeillade curieuse en-dessous avant de revenir vers Remy, un immense sourire aux lèvres. Il avait l’air d’être un enfant découvrant un monde merveilleux, et c’était bien ce que le Prince des Voleurs lui offrait en cet instant.

« Magni-gnifique ! Comment ?! »

17 JUILLET 2024

La surprise de Remy était grandiose et rendait leur fuite clandestine encore plus spectaculaire ; s’il n’avait point le loisir d’exprimer verbalement son ravissement et son enthousiasme, l’expression de griserie qui ornait son visage ne permettait point de doute sur son ressenti. Il avait l’air d’un enfant débarquant dans un parc d’attraction et ayant le droit de monter sur le plus beau des manèges ; un sourire de réjouissance eut creusé ses joues et ne perdit point de sa superbe lorsque la voiture se mit enfin à décoller, bien au contraire.

Et quoique fier et joyeux, il voulait tout de même savoir comment une telle prouesse était possible. ll eut alors attentivement écouté les explications du Gambit, qui n’était pas peu fier de sa trouvaille mais, ses paroles soulevèrent à leur tour quelques interrogations : qui avait bien pu abandonner une navette spatiale en pleine ville ? Cela paraissait tout bonnement improbable, mais apparaissait également être un hasard bienheureux pour les deux amis qui se réjouissaient sans fausseté de cette attraction pour le moins exceptionnelle.

« Tu me… Tu me laisseras conddduire ! »

Un flânant sourire espiègle aux lèvres, Ezekiel avait haussé l’un de ses sourcils en direction de Remy, n’ayant pas totalement l’air de prononcer ces paroles sous forme de question : pourtant, tout le monde savait qu’il était un véritable danger au volant d’une voiture touchant le sol, alors là… Le pire était à prévoir s’il venait à se retrouver aux commandes d’un tel engin.

Usant de sa seule main valide pour saisir la page de journal entre ses doigts blêmes, il avait rapidement parcouru les lignes avant de s’attarder sur la photo du véhicule volant dans lequel il se trouvait, et se rendre compte qu’il était, en ce moment même, dans une voiture volante ne pouvait que le réjouir. Il en oubliait presque les raisons l’ayant conduit dans cet hôpital.

Repliant soigneusement la feuille du journal, il avait froncé son petit nez dans une grimace faussement hésitante, lui répondant avec plus ou moins de difficulté mais une désinvolture toujours intacte :

« Boh… Qu’est-ce qu’on risque ? Croiser un av…Avion ? »

S’il avait ri pendant quelques secondes, son rire s’était éteint lorsqu’il s’était rendu compte que sa plaisanterie n’en était pas vraiment une. L’aéroport était dans le coin ?! Se penchant légèrement vers sa fenêtre pour zieuter vers le bas, il s’était finalement retourné vers Remy en entendant la musique qui résonnait dans l’habitacle… Un doux sourire aux lèvres, le mutant devait tout de même se sentir d’humeur espiègle car il avait relevé son index pour le pointer vers son propre torse, se désignant lui-même en affirmant être :

« Aladdin… »

Puis, en détournant sa main vers Remy pour le désigner à son tour, il fit d’une voix franchement plus malicieuse et taquine :

« ...et Abu. »

17 JUILLET 2024

Au-dehors, le paysage défilait en donnant l’impression de côtoyer les nuages cotonneux, dans une ambiance presque chimérique ; si Ezekiel avait déjà pris l’avion par le passé, l’expérience qu’il vivait n’était en rien comparable avec la magie de ce moment. Et en observant l’extérieur, il avait un instant oublié toutes les douleurs que son corps meurtri contenait : le bonheur insouciant qu’il ressentait produisait une drôle de réaction chimique en son coeur tout à coup apaisé, qui distillait un sentiment doucereux dans chacun de ses membres. La légèreté de cet instant, ô combien précieux, lui insufflait une force nouvelle, qui peut-être lui manquait.

Pour preuve, il fut même capable de démontrer son caractère naturellement malicieux en affirmant tout d’abord qu’il était Aladdin et que Remy était Abu, ce que le Prince des Voleurs fit bien vite de rectifier, en précisant qu’il pouvait être Jasmine… Bon. Remy n’avait peut-être pas tout à fait tort sur ce coup là. Jasmine étant une princesse, future reine, un peu drama-queen sur les bords avec un caractère impossible… En somme, cela lui correspondait plutôt bien.
Grimaçant un court instant sous le clin d’oeil de Remy, Ezekiel avait fini par hausser ses épaules avec résignation, poussant ses lèvres en avant dans une petite moue hésitante avant de rétorquer, d’une voix faussement attristée :

« Il me manque Rajah… »

Grande injustice, pensait-il alors que leur voiture volante descendait en altitude pour frôler le toit des hauts bâtiments, produisant un petit sifflement aux lèvres du plus jeune ; véritablement impressionné, Ezekiel s’était tourné vers Remy pour lui offrir un regard appuyé et un sourire jovial, presque enfantin. Le bonheur simple se lisait sur son visage, et irradiait jusque dans ses yeux brillant de quelques lucioles réjouies.

Un silence confortable s’était finalement installé entre les deux, permettant au plus jeune de regarder l’extérieur, se délectant du paysage sublime et des sensations grisantes qu’offrait la voiture volante, juste avant que Remy ne reprenne la parole, d’un ton plus sérieux. Les mots reçus furent accueillis avec un étonnement palpable, mais également une tendresse infinie ; n’étant point habitué à recevoir de telles phrases, Ezekiel avait soudainement perdu son expression malicieuse pour la remplacer par un flottement sincèrement ému, ses lèvres légèrement courbées avec douceur.

« Tu ne croyais tout de même pas te débarrasser de moi aussi facilement… »

Eut-il dit en essayant de répondre avec espièglerie, dans un système de défense qui n’était pas assez convainquant pour tromper Remy ; mais durant les premières secondes, il ne savait pas quoi répondre. Assez ironique quand on y pense : c’est quand il eut besoin de trouver les bons mots que lui, grand bavard, était sans voix.

Finalement, après quelques secondes d’hésitation, durant lesquelles il avait regardé ses mains négligemment posées sur ses genoux, Ezekiel avait enfin relevé son visage vers Remy pour lui sourire de manière plus franche, lui disant également d’une voix plus pondérée et sérieuse, qu’on ne lui connaissait que trop peu :

« Tu m’offres bien plus que ça, et tu le sais… Et pas seulement aujourd’hui, je veux dire. Tu comptes beaucoup pour moi aussi. »

Cet aveu de tendresse, qui n’avait sûrement pas besoin d’être formulée pour exister, lui causait néanmoins un sentiment étrange, inhabituel. Dire ce qu’il ressentait lui produisait toujours la même pensée : il avait l’impression d’être ridicule, faible, vulnérable. Il valait mieux garder tout ça pour soi, c’était toujours plus simple que de les partager.

« Où on va ? » Demanda-t-il en regardant l’extérieur, légèrement troublé.

17 JUILLET 2024

L’espiègle rire d’Ezekiel s’était joint à celui de Remy, et son corps s’était presque étonné de pouvoir manifester une émotion aussi tendre, aussi insouciante, aussi légère… Cela ne lui semblait plus tellement naturel maintenant que quelque chose en lui était brisée ; il ne savait pas tellement quoi, ne mettait aucun nom ni aucune image sur cette partie manquante, comme réduite en poussières, mais il avait l’impression que cette sensation de joie éphémère ne viendrait que trop rarement le rencontrer, désormais.

Néanmoins, ce n’était point le moment d’y accorder plus d’intérêt. Très vite, il se retrouverait bien assez seul dans son appartement silencieux et il aurait alors tout le loisir de se plonger dans les méandres de son esprit traumatisé, de sa colère provoquée par l’absence de souvenirs pouvant désigner un coupable et de sa tristesse d’être ainsi diminué. Vous devriez voir un psychologue, les victimes d’agression ont souvent besoin du soutien d’un professionnel lui avait conseillé un médecin de l’hôpital, et il avait mollement acquiescé pour donner le change, sans réellement y songer. Il n’avait pas besoin d’aide. Il s’en sortirait. Tout seul.

« Je te prends au mot. »

Accordant un dernier sourire mutin à Remy avant leurs aveux d’attachement l’un à l’autre, Ezekiel avait par la suite détourné le regard pour ne rien laisser paraître de ses émotions, en enfermant secrètement les mots précieux dans un coffre de son esprit, pour ne jamais les oublier. Ce n’était pas souvent que les deux amis se livraient à de telles révélations, c’était même peut-être la toute première fois, bien que tous deux savaient ce qu’ils représentaient l’un pour l’autre… Mais cela faisait toujours du bien de l’entendre. On sous-estime beaucoup trop l’importance des mots.

Après cet échange ô combien doucereux pour les deux hommes, ils restèrent silencieux un moment avant que le plus jeune ne reprenne la parole, à propos de leur destination. Les yeux rivés sur Remy qui s’était lancé dans un début d’explication, Ezekiel avait froncé ses sourcils en voyant sa mine soudainement soucieuse, qui scrutait le rétroviseur intérieur avec un regard inquiet. Qu’est-ce qu’il avait vu ?! Instinctivement, Ezekiel avait tourné son visage vers l’arrière de la voiture mais, ne voyant que le ciel bleu et le sommet des hauts immeubles, il revint rapidement auprès de son ami, duquel il n’avait presque pas entendu la réponse.

« Un problème ? »

Demanda-t-il d’une voix qu’il s’efforçait de garder calme, bien qu’il était ostensiblement inquiet. Et peut-être avec raison, car ils se trouvaient tout de même dans une voiture volante…