Je suis fatiguée.

Hier et aujourd’hui ne font plus guère de différence, pour moi. Mon absence de maitrise du sommeil polyphasique m’empêche de me ressourcer suffisamment avec les micro-siestes. Dans la nuit, j’ai fait les hôpitaux dans un sens pour faire rédiger les contrats de paiement. Dans la journée, j’ai fait les hôpitaux dans l’autre sens pour essayer de proposer l’usage du Facteur Guérisseur Synthétique de seconde génération ; usage expérimental. On m’a expliqué le fonctionnement des hôpitaux, j’ai expliqué le fonctionnement de mon invention. Taxis et Lucky Mobile m’ont emmenée des uns aux autres et des autres aux uns. J’ai rencontré beaucoup de personnes, même pour moi, et amassé trop d’informations, surtout par leur redondance. J’aimerai qu’on me foute la paix. Que je puisse dormir jusqu’à ce que ça aille mieux.

Je n’en aurais pas l’occasion.

Deux expressions américaines m’aident à faire bonne figure. Smile like you mean it ; "souris comme si c’était sincère", pour une grossière traduction. Fake it until you make it ; "fais semblant jusqu’à ce que tu y arrives". Je suis une habituée de la seconde. Faire semblant jusqu’à ce que cela devienne si naturel que l’on n’ait plus à faire semblant, c’est utile pour beaucoup de choses. Sourire comme si c’était sincère, en revanche… je n’ai pas à me forcer, généralement.

Mon dos est courbé, recueillant les flots chauds. D’une main, j’appui contre la vitre pour parer aux chaos de la route. Sur l’autre, je regarde l’eau couler jusqu’au bac de douche de la Lucky Mobile. Elle glisse de mes cheveux ou de mes doigts jusqu’au sol puis à mes pieds et ceux du strapontin dans sa recherche du syphon. "Ça va bouffer toute la place", que disait ma paire de deux. "Déjà que la douche est pas bien grande", que disait ma paire de deux. Oui, totalement. Libre à chacun de l’abaisser ou de le redresser. Parfois, souvent, j’en ai besoin. Même lorsqu’il ne s’agit pas de se doucher en roulant.

La première fois que je me suis rendue à l’Avengers Facility, j’étais à la recherche d’un vaisseau spatial qui avait quitté Brooklyn pour s’y rendre. Je savais que je ne pourrais pas m’approcher des Avengers ou des technologies Stark Industries mais c’était le vaisseau qui m’intéressait. Il était plus avancé encore et j’avais une piste pour qu’on m’y accepte. Un bluff. Me faire passer pour une conquête de Peter Quill, dont il ne se souviendrait évidemment pas, et jouer sur le doute et la gentillesse pour pouvoir y mettre mon nez. Okay, je n’ai pas eu Peter Quill… mais cela reste l’un des meilleurs bluffs de ma vie. Le doute et la gentillesse de Rocket Raccoon ne m’ont pas emmenée jusque dans la base des Avengers… mais ils l’ont fait jusqu’à la Galaxie d’Andromède. Mon bluff m’a littéralement emmenée dans une autre galaxie. Un petit mensonge qui permet d’avancer de 2,55 millions d’années-lumière. Beaucoup d’émotions et un peu de vomi. Ma découverte de la soirée, cependant, n’a pas tant été le voyage intersidéral mais bien celui qui l’a initié. Celui qui s’est fait eu par mon bluff. Rocket Raccoon. Merci ma Chance que je l’ai rencontré lui et non Peter Quill.

Mes neurones fatigués reviennent donc des souvenirs joyeux à ceux… d’aujourd’hui. D’aujourd’hui et d’hier, puisque c’est une même entité. Un même segment temporel. Rocket était impliqué dans les affaires des Masques depuis avant le SHIELD, de ce que je sais. Que cela soit par mon enquête sur eux ou sa connaissance de Kath Hunter, il y est lié. Était lié. Qu’a-t-il fait suite aux attaques de ce soir ? D’hier soir. Suite aux attentats, quoi. Si je l’ignore, je me doute que je vais l’apprendre. Ou qu’on me dira que ce n’est pas mon droit. Ma curiosité le dispute à ma fatigue, renforcée d’un peu de fierté : si je n’avais pas été là, le SHIELD n’aurait probablement pas su pour l’investigation et ses résultats. Fierté mal placée, j’en conviens : mon téléphone est sur écoute, mes échanges étaient probablement connus avant même que je ne les fasse suivre. Avaient-ils attiré l’attention d’un algorithme et été retransmis à un agent ? Possible. Probable. Je n’en sais déjà pas grand-chose d’habitude, alors ce soir. Je n’ai simplement pas envie d’y réfléchir.

Rocket souhaite se reposer après ses aventures, j’ai un lieu pour cela. Il me dit que le plus tôt est le mieux, je m’arrange pour cela. Il me dit de venir au QG des Avengers, je tâche de faire cela. Y aller, le récupérer, repartir jusqu’à la Maison des Jardins. Quelques heures de route. Quelques heures de discussion. Selon l’état de fatigue d’Enzo, peut-être qu’on dormira dans la Lucky Mobile ce soir ; faire de la place pour Rocket ne sera pas un problème. Je pense que, comme moi, mon ami n’en peut plus. Je pense que, comme moi, il tâche de ne pas le montrer. Je crains que, contrairement à moi, il y arrive. Nathan, il va vraiment falloir que tu passes ton permis transport de personnes !

Je soupire profondément. Ma tentative de me redresser le dos m’apprend que l’eau chaude n’a pas chassée toutes les courbatures. Je ne donnerais pas ma fortune pour un massage mais j’en emploierai une partie pour l’avoir, c’est certain. Ma main dégoulinante glisse en suite de mon avant-bras, frottant ma cuisse, avant de s’élancer à la recherche du robinet. Elle le ferme. Elle dévie vers le savon solide et s’en empare. Il s’échappe de mes doigts et je lâche un gros mot.

La conduite d’Enzo est constante, chose facilitée par le fait que l’on soit sûr de l’Interstate une bonne partie du trajet ; de la sortie de NYC jusqu’à la sortie donnant sur la New Jersey 17 Nord, laquelle s’enfonce dans l’Harriman State Park où se trouve la propriété privée de Stark Industries et les bâtiments utilisés par les Avengers. En somme, j’ai jusqu’à l’échangeur pour me préparer ; après, ça va plus tourner. Ça freinera moins, avant. Le freinage, c’est le plus dangereux quand je fais ma vie dans le bus alors qu’il roule. Même si un treize tonnes ne s’arrête pas comme ça, il a des freins à pneumatiques donc on sent la décélération.

Me rappeler qu’Enzo a demandé à Nathan d’aller remplir le liquide de frein, une fois, m’arrache un bref sourire. Fatigué mais sincère. Le rinçage étant plus aisé que le savonnage, je peux rapidement faire coulissée la vitre de ma douche pour attraper ma serviette et me rassoir le temps de m’essuyer. L’habitude faisant, j’arrive à me tenir debout et à marcher même quand le bus roule, sous réserve qu’il conserve la même allure et ne tourne pas trop, mais on n’est jamais à l’abris d’un vol plané. De l’autre côté de la vitre de douche, le siège des toilettes me sert de chevalet. Une fois le visage essuyé, je regarde la tenue qui s’y trouve.

Culotte et bustier, je pourrais être une super-héroïne. Sauf que j’y ajoute un pantalon de toile blanche et une veste de taille à bouton unique ; laquelle reste ouverte sur le bustier suscité, évidemment. Sans bretelle, au décolleté en T et aux motifs géométriques, il est l’un de mes vêtements préférés. Une fois complétée des smart-glasses au design élégant similaire à des lunettes de vue mais avec les branches plus épaisses où se trouvent les boutons de contrôle, cette tenue est celle qui me correspond le mieux. Elle en appelle aux esthétiques professionnelles, artistiques, intellectuelles et séductrices. Après, il me reste encore à mettre les escarpins gris à talons de 6cm, pour que j’atteigne les 180cm, mais je vais attendre que le bus soit à l’arrêt pour le faire. L’instinct de survie, surement. En attendant, lorsque j’ai revêtu mes affaires et me suis assise sur la cuvette close des WC, c’est au brushing que je m’attaque ; merci la VMC d’assécher rapidement la salle de bain. Puis vient le maquillage. J’ignore si je dois les qualifier de "naturel" ou de "cache-misère". Néanmoins, je veux qu’ils dissimulent mon état de fatigue mieux que je n’y arriverais moi-même. Enfin, je me fais les ongles en rouge. Parce que j’ai envie. Voilà.

Il faut quelques coups à la porte de la salle d’eau pour m’apprendre que je traine trop. Un dernier regard à mon miroir, un premier sourire presque sincère, puis je me lève. Nathan n’est plus derrière la porte lorsque je l’ouvre, merci sa chance à lui, et il m’attend sur le canapé d’en face, à côté de la table, avec un costume gris qu’il a changé récemment… j’espère. Sur les porte-gobelet devant lui se tiennent un mug de chocolat chaud et un autre de café. Mon sourire est aussi fatigué que sincère.

« T’as l’air très neuve pour une seconde main, plaisante-t-il lorsque je m’assois.

- T’as, commence-je avant de laisser ma voix mourir un instant et de m’adosser lourdement au siège, chevelure contre la broderie encadrée qui le surplombe. De la Chance, j’ai pas de répartie. »

Il a un sourire compréhensif et ne pousse pas son avantage. A la place, il se lève et va porter une autre tasse jusqu’à Enzo, au volant. Il s’assied ensuite alors que l’on prend la sortie de l’autoroute. Traduction, cela va commencer à tourner. Comparativement à la Suisse, cela ne tourne pas du tout. Néanmoins, la route va probablement imposer de fréquents changement de rythme. Je ferme les yeux.

Je les rouvre lorsque Nathan me secoue l’épaule, vérifiant par réflexe qu’il n’y a pas un petit filet de bave venu gâcher ma tenue. Merci ma Chance, rien à signaler. Enfin, à part un chocolat tiède. Ça me va quand même. Sauf que je n’ai plus le temps ? C’est pas faux ça. M’en fiche, une gorgée pour l’haleine ! Je n’ai pas particulièrement peur de sentir de la bouche, cela ne m’arrive pratiquement jamais, à l’inverse de sentir la transpiration et me fige donc d’un doute. Mon parfum ? Où est mon parfum ?! Retour précipité à la salle de bain pour récupérer le flacon de la fragrance mélangeant persil, sauge, thym et romarin. Créé spécialement à ma demande, elle fait référence à la ballade anglaise Scarborough Fair et exploite les significations du langage des fleurs, à savoir la réjouissance pour le persil, la sagesse pour la sauge, le courage pour le thym et la mémoire pour le romarin ; quatre qualités que je tâche d’avoir et que j’aime qu’on m’associe.

Je suis de nouveau assise sur les toilettes en me disant qu’ils seraient une bonne idée lorsqu’Enzo nous annonce, d’un haussement de voix fatigué, qu’on arrive. Le bus s’arrête puis je me relève. Ensuite, je ferme la porte de la salle de bain. Après être ressortie puis fait une pause pour me laver les mains à l’évier de la cuisine, je m’en vais jusqu’à la commode qui se trouve en bout du canapé, côté conducteur. Un regard au poème Être Jeune du général Mac Arthur, important pour moi également, et j’ouvre la réserve de chaussures en cours d’utilisation. Mes escarpins en main, je pose mes fesses pour les avoir aux pieds ; les escarpins, pas les fesses. Puis je me relève.

Mon avancée dans l’habitacle s’accompagne d’un regard à Enzo, affalé dans le siège conducteur, et d’une expression de désolée. Il acquiesce sans un mot et je continue. Derrière moi, je sens Nathan se lever de la place passager pour me suivre. La porte du bus s’ouvre devant moi puis je pose un pied à terre. Crochetant mes poches de pantalon de mes pouces, je fais quelques pas jusqu’à ce que l’entrée de la propriété privée me barre la route. La dernière fois, j’ai attendue toute seule et toute excitée pendant que ma paire de deux prenaient les paris sur le fait qu’on m’enverrait bouler ou qu’on m’enverrait bouler. Cette fois, Nathan s’avance jusqu’à mon côté afin que l’on attende que Rocket vienne nous rejoindre à cette frontière entre nos deux mondes.