[Terminé] Kentovka

Un instant, Ezekiel contemple la gerbe de fleurs blanches déposées sur la pierre tombale en granit clair, qui camoufle quelque peu la plaque sur laquelle sont notées les courtes années de vie de sa mère, fauchée quelques mois seulement après lui avoir donné la sienne. Si on peut contempler un portrait tenu en médaille, c’est surtout l’inscription, soigneusement choisie par ses grands-parents, qui lui lance un coup dans les côtes, suffisamment douloureux pour lui couper le souffle durant quelques secondes ; à notre fille bien-aimée. Il ne reste, désormais, plus rien de cet amour pourtant vivace, puisque la vie s’est éteinte depuis trop longtemps et qu’il n’y a plus personne pour faire vivre Aleksandrina dans sa mémoire. Comme les feuilles tombées de l’arbre, le vent de l’hiver a chassé ce qu’il restait d’elle parmi les vivants.

Mis en face de cette réalité particulièrement affligeante, il se retourne vers son interlocuteur en reprenant son masque pudique, préférant l’interroger sur la raison de sa présence en ces lieux plutôt que de persévérer à relater la sienne. « Un ami. » Peut-être adouci par la tristesse qui berce son coeur, il ne s’interroge pas outre mesure sur la réponse qu’on lui donne, si bien qu’il s’en serait peut-être contenté sans chercher à fouiller dans un passé factice : de toute évidence, malgré les nombreux défauts qui sont les siens, il n’est pas encore paranoïaque au point d’imaginer qu’on puisse lui mentir sur un sujet aussi sensible. « Je vois. » La réponse est sobre, accompagnée d’un plissement de lèvres respectueux avant qu’il ne détourne le regard en même temps que le menton, jusqu’à ce que la voix de Caïn ne se fasse de nouveau entendre parmi le chant des oiseaux. « Les guerres entre mafias font des ravages autour d’elles. » Inclinant légèrement le menton sur le côté, il plisse quelque peu ses paupières en l’observant, sans chercher à déceler la moindre imposture puisqu’il ne soupçonne même pas sa présence, mais étant plutôt intrigué d’être le récepteur de telles confidences après la façon dont leur dernière entrevue s’est achevée. « Il n’avait rien à voir avec tout ça, mais il s’est trouvé au mauvais endroit, au mauvais moment…par ma faute. » Cette fois-ci, Caïn se targue d’un sourire mais Ezekiel ne peut y répondre, heurté par les dernières paroles entendues. La culpabilité est un poison virulent, et quoique le rictus vise à décharger la gravité de ce sentiment, le russe ne peut s’empêcher d’éprouver une sincère compassion à son égard, n’étant pas suffisamment mauvais pour se réjouir aussi promptement d’une perte aussi tragique, et tant imprégnée d’auto-accusation. « Ce n’est pas ce que tu voulais. » Il se doute que cette tentative d’apaisement est aussi stérile que vaine, et c’est peut-être pourquoi il vient mordiller l’intérieur de sa joue en baissant un instant le regard, se maudissant secrètement d’être si malhabile lorsqu’il s’agit de s’exprimer autrement que par du sarcasme. « Sa femme et sa fille ont disparu avec le Snap, j’étais sa seule famille. Il est mort un an avant que tout le monde ne revienne. » Ses lèvres closes se détachent quand il lève son menton en sa direction, en exprimant une peine partagée tout à fait sincère, bien que cela puisse surprendre — et croyez bien qu’il sera le premier étonné quand il s’en rendra compte. « Personne ne visite sa tombe ici, c’est trop douloureux. » Il redevient un peu lui-même en ne pouvant s’empêcher de se demander si sa femme et sa fille n’ont pas des jambes pour venir mais, heureusement, il se murmure l’idée de garder cette interrogation pour lui-même. « Alors j’y vais dès que j’en ai l’occasion. » Caïn tente  de réparer, un tant soit peu, la faute commise : non pas de se racheter puisqu’il ne peut pas le ramener d’entre les morts, mais continuer à l’honorer dans celle-ci. « Responsable mais pas coupable. » Oui, ça lui arrive d’être philosophique, parfois. Et là, il est (presque) totalement sobre en plus. « Je suis désolé pour ta perte. »

Il s’apprête à prendre congé de cette conversation pour le moins singulière dans un endroit qui l’est tout autant, lorsque la voix de Caïn s’élève à nouveau. « Si tu veux mon avis…tu lui ressembles plus que tu ne le penses. » Soutenant son regard durant quelques secondes, il dévie lentement son menton par le bas afin de tourner sa figure vers celle maternelle qui n’est plus, ne sachant s’il doit y croire ou non. « On ne se défait pas si facilement de ses liens de sang. » Malheureusement ou heureusement, il ne sait pas. Doit-il se réjouir des liens gangrénés reçus en héritage par son père ? Nul doute qu’il ressemble davantage à Vladimir qu’à Aleksandrina, étant doté de ce même tempérament tumultueux, qui n’admet que la colère et qui s’emmêle sitôt qu’il doit démontrer un peu de douceur. « Elle vit à travers toi. Tu dois le sentir, parfois. » Sans véritablement pouvoir le contrôler, il expire un air désappointé, conscient que la réponse à apporter n’est pas celle qu’on attend de lui. « Non, jamais. » Il l’avoue sans honte mais avec une déception visible, observant encore son portrait durant quelques secondes avant de se retourner vers Caïn, en disant avec un sourire en coin qui ne porte que des accents désenchantés : « Et je crois que c’est mieux ainsi. Elle n’aurait sans doute pas aimé ce que je suis. » Pas ce qu’il est devenu, ce qu’il est tout court, réellement, au plus profond de lui-même. Parce qu’il ne faut pas se leurrer, le caractère tout à fait irascible et insolent d’Ezekiel ne date pas d’hier, et il ne s’agit point d’un quelconque résultat lié à son enfance ou aux nombreux traumatismes subis. Il a toujours été ainsi, dans la membrane la plus pure qui fait sa conception, et il sait qu’il ne pourra jamais se complaire dans une version altérée de sa personne, quand bien même serait-il plus agréable pour ceux que l’entourent. « Tu as l’impression que ton ami vit à travers toi ? » Il se rend peut-être compte que sa question est hors-de-propos, et qu’il s’applique à investir un terrain aussi personnel que sensible, alors il balaye sa propre question d’un revers de main. « C’est un peu cruelle comme question… Pas la peine d’y répondre. »

« Je pense que tu es ton pire ennemi sur ce point, Ezekiel. » La sentence est d’une froideur qui l’oblige à retenir sa respiration dans sa trachée durant quelques secondes, permettant à ses yeux de déambuler lentement sur le visage harmonieux de son interlocuteur, sans trop savoir ce qu’il y cherche et sans réellement entrevoir la façon dont il doit appréhender ses mots. Bien que ce soit d’une sévérité révélant une vérité qu’il a lui-même avoué à l’instant, l’entendre de la bouche d’autrui lui fait le même effet qu’une lame glacée venue se loger contre sa gorge, si bien que le russe se crispe, non pas au contact de la main venue se déposer sur son épaule, mais plutôt sous l’impression d’être condamné sans jugement. Il la mérite sans nul doute, cette terrible accusation, mais il ne peut s’empêcher de penser qu’il est également son meilleur allié, sans que cela n’entache la confiance qu’il place en sa jumelle et sa belle-soeur. « N’est-ce pas le cas de chacun ? » La demande est formulée d’un ton (faussement) détaché tandis qu’il lance une seconde parade, qui fait aussitôt fuir la main s’étant déposée sur son épaule. Ezekiel voit, puisqu’il ne l’a pas quitté des yeux, que les traits du visage de Caïn se renferment dans une expression dolente, qui ne lui provoque aucun état de satisfaction, bien au contraire. Mais si la question posée est un brouille-coeur involontaire, le concerné s’attache tout de même à lui répondre. « En un sens, peut-être. » Notant que Caïn a les sourcils encore froncés, Ezekiel hoche son menton de haut en bas pour acquiescer, en se demandant ce que cela implique réellement comme sensation : n’est-ce pas un fardeau déguisé en bénédiction ?

Le Ranevskaia n’a pas vraiment le temps de s’épancher davantage sur le sujet, puisque la question de son interlocuteur le prend un peu de court, propageant une onde de surprise et de perplexité sur son visage. « Crois-tu à une vie après la mort ? » Il hausse instinctivement ses sourcils, craignant peut-être de lui fournir une réponse qui n’adoucirait en rien le deuil qu’il a été contraint de faire, quand bien même le bouclé comprend que cette perspective illusoire soit porteuse d’un certain soulagement ; il est probablement doux d’imaginer que, de là-haut, les personnes aimées et disparues restent un peu près de nous, qu’ils marchent dans nos pas en nous accompagnant comme un voile de lumière protecteur… Des conneries, oui « Je ne suis pas croyant. » Alors qu’il avait baissé les yeux, Ezekiel les redresse en sa direction pour soutenir son regard. « Pour moi, la mort, c’est la fin. Applaudissements, rideaux, pas de rattrapage après le dernier Acte. » Le fait que Caïn emploi le lexique du théâtre le fait lentement sourire, pas d’un élan moqueur mais étant plutôt curieusement attendri ; serait-ce sa vision du monde ? Une scène géante sur laquelle chacun joue un rôle ? Ezekiel ne sait pas, lui, à quel point cette métaphore est vraie le concernant, et il se laisse naïvement et progressivement gagné par la compassion. « Pas de jugement dernier. » - « Les Orthodoxes pensent que, lorsque l’âme quitte le corps du défunt, elle erre pendant deux jours sur Terre afin de visiter les lieux et les personnes qui lui étaient chers. Ma grand-mère avait l’habitude de dire que c’est moi, qu’elle viendrait voir. » Il baisse soudainement les yeux en papillonnant de ses longs cils noirs, n’étant plus tout à fait sûr de s’engager vers un souvenir agréable, mais ayant aussi conscience qu’il en a déjà trop dit pour espérer revenir sur son propos sans dommage. « Quand elle est morte, j’ai attendu. Je pensais vraiment, à l’époque, que je sentirais sa présence, qu’il y aurait un signe, quelque chose… Mais rien. Parce que c’est tout ce qu’il y a après la mort, Caïn. Rien. » Il a conscience que ce n’est sûrement pas les mots que son interlocuteur souhaite entendre, et il n’utilise pas sa voix comme un instrument de cruauté, délivrant purement et simplement ses propres convictions même si elles n’ont pas vocation à ménager. « Alors le seul jugement qu’il existe…c’est le nôtre. » Un nouveau silence, qu’il accompagne d’une compression de ses lèvres sous l’essor d’une empathie qu’il n’accorde qu’à trop peu de personnes, si bien que le sentiment lui est presque étranger, sur l’instant.

« Cet endroit est un peu déprimant, remarque. » - « Tu ne le remarques que maintenant ? » Fusent les syllabes joueuses quand les pierres vertes qu’il a dans le regard balayent les alentours sous le mouvement horizontal de son menton, avant qu’il ne reporte toute son attention sur son interlocuteur, ayant entre-temps formé un sourire presque amusé sur ses lippes faiblement espacées. « Accepterais-tu de partager un café avec moi ? Si tu n’as rien d’autre à faire, bien entendu. » Quoique surpris par la proposition spontanée, il s’attache à dissimuler l’étonnement que celle-ci lui provoque, avant de fendre ses lèvres dans un étirement un peu plus franc et malicieux, comme un enfant préparant un mauvais coup, sans encore parler. Plutôt que de faire entendre sa voix, il soulève délicatement l’une de ses fines mains pour que celle-ci se dépose sur le bras de Caïn, qu’il emporte avec lui dans une rapide téléportation afin de se retrouver devant le café situé dans la rue faisant face au cimetière, retirant presque aussitôt sa main de son perchoir. N’accordant aucun regard à la façade usée de l’établissement somme tout modeste, il observe plutôt la réaction de son voyageur, duquel il est encore proche, sans que le sourire espiègle qui rehausse les accents enfantins de son visage ne disparaisse de surcroit. Est-ce qu’il a déjà été téléporté ? Il se pose la question en répondant, à son tour, d’une voix calquée sur le sourire farceur qu’il porte comme une médaille. « Avec plaisir. » Parle-t-il de l’invitation inattendue ou du trajet rocambolesque… On vous laisse deviner mais, les étincelles mutines de son regard sont un indice suffisant.

La silhouette chancelante, mise à mal par une téléportation inopinée, rehausse lentement le coin de ses lèvres tandis qu’il mord dans le coeur de sa lèvre inférieure en levant légèrement le menton, réprimant fort mal le rire taquin qui vient toquer à la porte de sa langue, sans que celle-ci ne daigne le laisser s’échapper. Il a l’habitude, Ezekiel, d’observer les affres de sa mutation causées à autrui, et il ne se lasse pas des vagues nauséeuses qu’il impose, dans une satisfaction personnelle plutôt curieuse : la preuve qu’il met un point d’honneur à être un emmerdeur en toutes circonstances. « Putain… » Ses yeux de jade ne quittent pas le malheureux à l’accent londonien, tandis que le russe presse ses lèvres l’une contre l’autre en achevant d’exprimer son amusement, qui sépare finalement ses lèvres lorsque les élans rieurs viennent secouer son torse durant quelques secondes. Il se sait responsable, mais cela ne l’empêche pas de prononcer un « Tout va bien ? » parfaitement innocent, qui est pourtant dénaturé par l’expression friponne de sa figure. « Bien joué. Je ne m’y attendais pas à celle-là. » Conservant son air innocent, aussi bancal et peu convaincant soit-il, il surélève ses sourcils en penchant légèrement son menton sur le côté, faisant mine de ne pas comprendre les paroles de son interlocuteur. Peut-être a-t-il un peu l’impression d’avoir obtenu vengeance, mais il n’est pas même sûr de pouvoir déterminer précisément pourquoi devrait-il en avoir une.

On l’invite à passer le premier alors, sans se faire prier, il lance un dernier regard espiègle en direction de Caïn avant de pousser la porte du café, dans lequel résonne une discrète musique country. Tandis que son expression mutine s’estompe sur ses traits, il balaye la salle d’un regard circulaire avant de se diriger vers une table libre, prenant place sur la banquette sans même demander si le brun préfère cette dernière ou la chaise — lui souhaite le confort du banc rembourré et c’est un peu (beaucoup) la seule chose qui compte à ses yeux. « Tu transportes souvent les gens comme ça, sans prévenir ? » S’étant déjà saisi de la carte, il l’abaisse pour permettre à ses yeux de se déposer sur le visage du mafieux, ses paupières se plissant légèrement sous le sourire qui se forme déjà sur ses lèvres, mais que son interlocuteur ne peut voir puisque la carte dépliée cache le bas de sa figure. « Je t’ai prévenu, c’est juste que tu n’as pas entendu. » dit-il d’une voix malicieuse en reportant son regard pétillant sur les boissons proposées, parcourant chaque ligne jusqu’à ce que la voix de Caïn l’oblige à de nouveau lever les yeux vers lui. « Et personne ne t’a encore vomi dessus à l’arrivée ? » Repliant la carte qu’il appose sur la table à côté de sa main, il lève les yeux au ciel en faisant mine de réfléchir pendant quelques secondes, poussant même ses lèvres en avant dans une sorte de petite moue, avant de conclure : « La plupart vomissent, en effet, mais jamais sur moi, non. » Reprenant la carte — et tapant la main de Caïn si ce dernier tente de s’en emparer, il reprend sa lecture avant de dire, sans le regarder : « Tu le supportes plutôt bien, toi. » Même s’il est avare en compliment, force est d’admettre que le brun n’a que trop peu été éprouvé par cette téléportation, ce qui le conduit à une question de pure curiosité : « Ce n’est pas ta première fois, si ? » Secrètement, il espère que oui. Sinon, c’est moins marrant. Pour lui, bien sûr.

En voyant que la serveuse se rapproche de leur table, il s’empresse de le questionner : « Qu’est-ce que tu veux boire ? » Pour que l’interrogé puisse donner une réponse il faudrait peut-être que le bouclé lui donne la carte mais, comme Ezekiel ne sait pas quoi prendre, il n’est pas prêt de la lâcher ; enfin, Caïn peut toujours essayer de lui arracher des mains.

« Si, c’était la première fois. » Ezekiel ne le dira pas — puisqu’il lui a déjà fait un compliment déguisé et qu’il ne faudrait pas en abuser, sa langue pourrait ne pas s’en remettre — mais cela force son admiration, si bien que ses sourcils  désobéissants s’élèvent légèrement sur son front plissé, sans qu’il ne puisse retenir l’essor de la surprise sur son visage. De mémoire, la seule personne à avoir aussi bien encaissé une première téléportation est Thomas, et le moins que l’on puisse dire est que le dénommé et Caïn n’ont que trop peu de choses en commun pour émettre une quelconque théorie à ce sujet. « Tu connais beaucoup d’autres personnes capables de se téléporter, toi ? » Il ne s’étonne pas véritablement de l’intérêt que le mafieux porte à sa mutation, puisque celle-ci est souvent sujet à questionnements de la part de ses voyageurs, et c’est donc sans lever le nez de la carte qu’il répond, avec un élan de douceur et de fierté dans la voix : « Seulement ma nièce, Emma. » Alors certes, il n’y a aucun lien biologique entre les deux et il n’est pas suffisamment adepte du déni pour oublier ce détail non-négligeable, seulement, dans son esprit et dans son coeur, l’adolescente est de son sang et il n’y a aucune discussion possible pour envisager le contraire : s’il s’écoutait, il appuierait même le fait qu’il est à l’origine de sa mutation et que c’est la preuve irréfutable qu’ils sont de la même famille. « Et toi ? » Il lui retourne la question par pure politesse mais n’a pas vraiment le loisir d’entendre la réponse — si celle-ci est formulée, puisque la silhouette qui s’avance en leur direction le presse dans sa contemplation ennuyée de la carte qu’il tient jalousement entre ses mains… Et qui finit par lui échapper. « Eh ! » Il s’insurge face au voleur en fronçant durement ses sourcils au-dessus de ses yeux verts, apparaissant sous une expression enfantine et boudeuse tandis qu’il n’attend que quelques secondes avant d’essayer de la récupérer, tendant l’une de ses mains dans l’espoir de l’atteindre, sans grand succès. « Ce sera un expresso noisette pour moi. » - « D’accord l’écureuil, rends-moi la carte maintenant. » La politesse n’étant toujours pas au rendez-vous, il incline légèrement son buste vers l’avant tout en allongeant l’un de ses bras sur la table pour permettre à sa main de saisir le précieux objet qui est rapidement ramené en sa direction, et qu’il ouvre de nouveau devant ses yeux hésitants. « Quel emmerdeur. » Marmonne-t-il avec un culot monstre, qui ne semble point troublé par la mauvaise foi : s’il le dit c’est que c’est vrai. « Allons bon, il n’y a pas non plus trente six choix sur cette carte…as-tu besoin d’un coup de main, peut-être ? » Relevant le regard vers son interlocuteur dans un clignement de cils, il plisse légèrement ses paupières devant son air malicieux, qui le rend un instant narquois. « Rien ne me dit. » Est-ce qu’il a oublié la pauvre serveuse qui se tient devant leur table avec son calepin en mains, prête à noter sa commande ? Non, il dirait même que c’est difficile de ne pas la remarquer tellement son parfum est infect, mais il ne se presse pas pour autant, si bien qu’il fait patienter son petit monde pendant quelques secondes supplémentaires avant de conclure, sans grande joie ni conviction. « Je vais prendre comme toi. Si ce n’est pas bon, ce sera ta faute. » Appuyant son coude sur la table, il tend la carte à la jeune femme sans la regarder, puisque ses yeux sont rivés sur son interlocuteur, dont il observe les traits durant un court instant, ses opales émeraudes vagabondant sur le visage de ce dernier avant que sa voix ne se fasse entendre de nouveau par un « Un café noisette… Rien que le nom on dirait une boisson pour les pigeons. » qui l’oblige à secouer son menton de gauche à droite, avec un air davantage amusé qu’il ne le voudrait. « Remarque, c’est cohérent… » Taquin, il maintient le contact visuel en accentuant son sourire d’élans espiègles, qui résonnent jusque dans les éclats pétillants de son regard posé sur lui. « Je me rends compte que je ne sais pas grand-chose à ton sujet, en fait… » Il ne sait pas trop ce qu’il cherche à savoir, aussi, il penche légèrements son menton en attendant la réaction de son interlocuteur plein de mystères.

La serveuse s’éloigne après avoir récupéré la carte plastifiée qu’il lui a tendu sans un regard, en râlant peut-être devant le malotru qui n’est guère effleuré par la politesse : heureusement, son acolyte semble être davantage prompt à faire l’étalage des bonnes manières, si bien que c’est à lui seul qu’elle adresse un sourire avant de regagner son comptoir, accompagnant son départ  d’un rictus qui semble vouloir dire ‘’bon courage’’. « Ecureuil, pigeon…tu es un véritable druide, dis-moi. » S’il tente de maintenir l’étau de ses lèvres dans une posture neutre, un sourire malicieux s’étire légèrement avant de se raviser, tandis qu’il hausse ses épaules d’un air nonchalant, ne trouvant peut-être pas l’idée tout à fait dérisoire. « Ça doit être mon petit côté écolo. » Il est vraiment très petit, ce côté, si bien qu’il est difficile de le voir concrètement en action — sauf si on considère que refuser de servir ses boissons dans des chopes en plastique en fait partie, mais il est secrètement amusé de constater que son vis-à-vis à un peu de répartie.

Se reculant sur la banquette jusqu’à ce que son dos puisse s’appuyer contre le mur derrière lui, il laisse ses fines mains sur la table en permettant à ses doigts de tapoter sur la surface de celle-ci, n’interrompant son geste mécanique que lorsqu’il entend les paroles de Caïn. « Merci pour l’avantage tactique ! » Suggère un rapport de force qui lui fait plisser les paupières d’un air suspicieux, sans qu’il ne perde encore son sourire ; il se sait davantage méfiant depuis qu’il baigne dans le monde de la Pègre, mais il a encore du mal à discerner ce qui est une menace de ce qui ne l’est pas. Alors Ezekiel le dévisage quelques secondes, sans rien dire, avant que sa main gauche recommence à tapoter la pulpe de son index et de son majeur sur le bois poli, à un rythme plus lent puisque ses pensées sont davantage agitées. « C’est une partie d’échecs, que nous faisons ? » Audacieux de vouloir défier l’ancien Champion en ce domaine, celui qu’on a longtemps nommé comme prodigue avant que, comme Icare, il perde ses ailes en volant trop près du soleil. « La victoire serait de retourner au Devil’s, n’est-ce pas ? » Il ne se trompe pas, il le sait. Tout comme il sait que sa présence est dûment réclamée par ceux qui y travaillent, et autant le dire sans détours : ça l’emmerde royalement. Il ne sait pas trop pourquoi mais c’est le cas et il en a conscience. Il trouve un écho logique dans l’idée que Caïn est trop proche des Italiens, mais cela n’est que trop peu convaincant puisqu’il permet aussi à Aurelio d’arpenter les dédales de son night-club — par pur égard pour Shufen puisque, si ça ne tenait qu’à lui, l’Italien serait déjà six pieds sous terre. « Pose tes questions si tu veux. Je n’ai rien à cacher. » La formule le fait sourire avec amusement, et il incline légèrement son menton sur le côté en détournant les yeux vers la serveuse qui revient vers eux, en lui répondant d’une voix sobre : « Tu caches des choses. Comme tout le monde. » Ce n’est guère un reproche, mais plutôt un constat lucide : affirmer que Caïn n’a rien à cacher est une version idéalisée de sa personne, et même s’il la vend plutôt bien, cette version, Ezekiel n’est pas disposé à l’acheter. La preuve que, s’il est un gosse insupportable, il n’est pas totalement déconnecté de la réalité quand il le veut.
      Et puisqu’il ne daigne pas remercier la serveuse, il baisse les yeux vers la petite tasse blanche posée sur une assiette de taille moindre, en relevant l’un de ses sourcils avec ce qui semble être de la déception et de la perplexité. « C’est plus petit qu’un shot, ce truc. » On a les références qu’on mérite. « Mais pour te répondre, » il attrape sa petite tasse d’une main, l’apportant à ses lèvres pour en boire une gorgée avant de passer la pointe de sa langue sur ses lèvres, n’ayant pas l’air franchement emballé par la boisson. « Je ne compte pas te faire passer un interrogatoire, ça ne servirait pas à grand-chose, n’est-ce pas… Tu peux me dire ce que tu veux, je n’ai aucun moyen de savoir si tu me mens. » L’ironie de la situation ne lui saute pas aux yeux, parce qu’il ignore tout bonnement que tout est (et sera) tissé de mensonges dans cette (leur) histoire. « Je ne comprends pas l’intérêt que tu portes à mon night-club, c’est un fait. Les tiens n’y mettraient pas un pied, pas même sous la torture, mais mon instinct me dit que tu ne te ferais pas prier, toi. » Une petite pause pour qu’il apporte l’une de ses mains à sa tasse afin de la faire tourner entre ses doigts fins, avant que ses yeux ne se lèvent de nouveau sur son interlocuteur, ne se mettant à parler que lorsqu’il redresse également sa nuque. « Il serait facile de penser qu’ils t’ont envoyé pour servir de taupe. Alors, t’es une taupe très charmante, Caïn, je ne le nie pas, mais ta belle gueule m’empêchera pas de te renvoyer d’où tu viens et pas dans ton meilleur état, si c’est le cas. » Si sa voix grave formule une sentence qui sonne comme une menace, Ezekiel ne fait aucun effort pour dissimuler le fait qu’il n’est nullement en train de plaisanter en cet instant : protéger le Club c’est protéger sa famille, cette responsabilité lui incombe et il n’a donc pas d’autres choix que d’être méfiant avec ceux qui lui semblent douteux. Est-ce que Caïn est rangé dans cette catégorie ? Il est plutôt dans le tiroir ‘’indécis’’ et le russe songe qu’il y traîne depuis bien trop longtemps, si bien qu’il aimerait clairement savoir que penser de lui. Détournant les yeux pendant quelques secondes pour regarder à travers la baie vitrée, il soupire bruyamment en finissant par dire, sans savoir s’il fait le bon choix ou non : « Tu peux revenir, si c’est ce que tu veux. » Au moins on arrêtera de demander après lui : chacun sa victoire, en somme.