[Terminé] when two strangers have more in common than expected ft Ezekiel Ranevskaia

« À Central Park ? J’ai une tête à pique-niquer, moi ? Tu crois que j’vais jouer dans la petite maison dans la prairie aussi ? » Sa carrière de Joueur d’Échecs International avait beau tomber en décrépitude, il n’en perdait rien de son mauvais tempérament. Son agent, confit derrière le large bureau qui le rendait si petit, avait grimacé en tirant le coin de ses lèvres vers le bas avant de répondre, toujours aussi dépassé par les caprices de son champion : « C’est un évènement important, Eze… Il y aura du beau monde, des journalistes, des fans… Et tu ne seras pas sur la pelouse ! On va faire installer des tentes, d’accord ? Je vais les appeler, je vais leur dire. » Joignant le geste à la parole, l’agent en costard s’empare de son téléphone avec urgence, sous le regard dédaigneux du bouclé qui avait longuement marmonné avant de lever les yeux au ciel, puis de quitter le bureau, ignorant les questions de son agent qui lui demandait s’il serait présent…

Le Jour J était venu. Il aurait pu s’y téléporter mais, soucieux d’emmerder son monde jusqu’au bout, il avait demandé à son agent de lui envoyer un taxi. Une fois sur place, il était sorti de la voiture ne sirotant son café (le taxi avait été obligé de s’arrêter devant un Starbucks), relevant ses lunettes de soleil pour lancer un regard circulaire, aussi méprisant que hautain. La zone délimitée pour l’évènement occupait une large partie du parc, et plusieurs tentes avaient été installées pour les différents stands. L’organisation allait se faire de la manière suivante : il allait répondre à quelques questions des journalistes, disputer quelques parties avec des boutonneux incapables de comprendre une manière simple en matière d’échecs, prendre quelques photos, signer des pions et repartir en ayant la sensation d’avoir perdu son temps. Il avait tellement à faire avec l’ouverture prochaine de son établissement !

« Bonjour et bienvenue monsieur Ranevskaia, on vous attend à la tente 9. » Il lance un regard à la blonde qui se présente en tenant une liste à la main et, sans la remercier, se dirige sans attendre vers l’endroit indiqué. Des chaises ont été installées, sur lesquelles des journalistes et de simples visiteurs sont déjà assis, et il s’installe, quant à lui, devant eux, sur une assise bien plus confortable, sous les regards impatients ; si certains refusent de croire que sa carrière est finie, d’autres sont visiblement venus se repère du spectacle affligeant de sa démarche boitante…

Prenant une dernière gorgée de son café, il le dépose sur la petite table à côté de lui tout en disant, d’un ton faussement jovial : « Alors, je suppose que vous avez des questions ? »

Après avoir posé sa question, il parcourt l’assemblée d’un regard quelque peu ennuyé, s’attendant à une interrogation tout aussi barbante ou déplacée mais c’est une jeune fille qui devance les journalistes prêts à bondir pour le questionner concernant son agression, ou ‘’accident’’ comme ils le nomment parfois, sur son avenir et sa carrière qui tombe en lambeaux. Elle, n’évoque nullement son agression ni son avenir, mais lui demande plutôt s’il est venu pour la foule ou pour jouer aux échecs ; ne comprenant pas vraiment son intervention, il arque l’un de ses sourcils en la regardant de haut en bas, sans mépris mais sans admiration non plus. Il remarque aisément les cicatrices qu’elle porte sur le ventre et le cou, puisqu’elle ne fait rien pour les cacher, mais fait mine de n’avoir rien vu pour ne pas la mettre mal-à-l’aise. Après tout, ce n’est qu’une gamine et… Elle lui rappelle un peu Alice, par son tempérament de feu. « Bah, les deux. Comme c’est écrit dans le programme. Tu devrais le lire, si tu sais lire, on ne l’a pas imprimé pour rien. »  Relevant légèrement ses paumes vers le ciel, il secoue son menton de gauche à droite tout en haussant brièvement ses sourcils, avant qu’une autre main ne se lève. Sans attendre qu’on lui donne la parole, une brune se lance à l’assaut : « Vous venez d’être évincé du Tournoi International en raison de l’agression que vous avez subi, comment le vivez-vous ? » Délicat. À peine installé qu’il enchaîne deux agressions verbales. Il avait raison de venir !

Sur sa cuisse, l’une de ses mains se serre tandis qu’il passe sa langue sur ses dents du haut, essayant de garder son calme. Avec une flopée de journalistes face à lui, ce n’est pas le moment de taper un scandale. « À votre avis ? On tente de me tuer sans raison et JE suis puni. Vous seriez comment, à ma place ? Heureuse ? » Mimant un faux et mauvais sourire, il penche son menton sur le côté avant de reprendre une expression bien plus froide, sous les questions qui s’enchaînent, toutes indélicates et intrusives. On lui demande quelles séquelles va-t-il garder de l’agression, s’il pourra remarcher correctement un jour, s’il compte mettre un terme à sa carrière… Et il ne dit plus rien. Il s’enferme dans un mutisme long des plusieurs secondes, jusqu’à ce qu’il se lève et attrape sa canne pour sortir de la tente de sa démarche boiteuse, sans un mot. Il n’aurait jamais dû venir.

Ayant fuit l’assemblée moindre mais pourtant bruyante qui sévissait sous la tente du champion, ce dernier s’était échappé sans un mot d’excuses pour ceux qui avaient fait le déplacement pour le rencontrer ; peut-être disait-on encore combien il était irrespectueux et capricieux, mais il s’en fichait. Personne ne savait. Personne ne pouvait comprendre.

La presse adore les scandales. « Si ça saigne, ça fait vendre » n’est-ce pas ? Il n’y avait pas assez de scandales dans le monde si fermé des Échecs, alors son agression faisait le tour des cercles d’échiquiers, tantôt pour le plaindre, tantôt pour dire qu’il l’avait bien cherché. Il ne les supportait plus. Aucun d’eux. Il ne supportait plus grand monde de toute façon.

« Vous auriez dû… » Fit une voix dans son dos, qu’il renvoya d’un geste de la main avant d’utiliser cette même main, tremblante de nervosité, pour glisser une cigarette entre ses lèvres. C’est alors que l’adolescente au tempérament affirmé revint à lui, d’abord pour s’excuser. Ce sont des cons. Dans une bouche aussi jeune et par un visage aussi angélique, c’était presque drôle. D’ailleurs, il eut presque un sourire amusé et il prit quelques secondes pour la regarder, avant de retirer la cigarette de ses lèvres pour pouvoir dire, d’un ton plus jovial, peut-être parce qu’elle lui rappelait Alice : « Avec plaisir. Viens avec moi. » S’appuyant sur sa canne, il s’avança de sa démarche boitillante jusqu’à un plateau d’échecs posé sur une table, entourée par deux chaises. S’installant sur l’une d’elle, il appuya sa canne contre la table et entreprit d’allumer sa cigarette tout en disant : « Les Blancs ou les Noirs, j’te laisse choisir. » Tirant une première bouffée de sa cigarette pour décompresser, il poursuivit, en appuyant ses coudes sur la petite table : «  Comment tu t’appelles ? »

En compagnie de la jeune fille, qui semblait bien moins sûre d’elle que tout à l’heure, Ezekiel avait pris place autour de la table dotée d’un échiquier, largement intrigué par cette demoiselle à l’humeur changeante. Elle décide de prendre les Noirs, ce qui l’oblige à étirer ses lèvres en un sourire plutôt amusé : elle ne souhaite pas entamer la partie, signe qu’elle n’est pas à l’aise, avec lui ou dans le jeu, mais elle en est pourtant à l’initiative alors… Le voilà de plus en plus perplexe.

Pour tenter de détendre l’atmosphère, il commence par lui demander son prénom : Emma. Super. Il fait quoi de cette information, maintenant ? Ça lui apprendra à vouloir être sympa et sociable… Il est aussi maladroit qu’elle est gênée, ils font bien la paire. « Très joli prénom. » Même lui se trouve ridicule… Quel idiot.

Raclant discrètement sa gorge, il déplace son premier pion sans véritablement réfléchir, se doutant bien que la partie d’échecs n’est qu’un prétexte pour lui parler. Pourquoi ? C’est la question. Tirant sur sa cigarette, il recrache la fumée avant de lui demander, d’un ton affable pour ne pas accentuer son malaise : « J’ai l’impression que tu te retiens de dire quelque chose, je me trompe ? »

Pour une fois, Ezekiel se désintéresse bien rapidement de l’échiquier posé devant lui, non pas que son amour pour ce sport décline, bien au contraire, mais il comprend rapidement que ce n’est point l’enjeu de cette rencontre : elle lui cache quelque chose. Elle est piètre menteuse, ou dissimulatrice selon les points de vue, et il préfère s’en amuser que s’en agacer : elle est bien trop adorable pour qu’il trouve de quoi s’énerver.

Vivre avec Alice lui a appris quelque chose : les adolescents sont toujours en proie aux doutes, aux craintes et aux inquiétudes, il faut donc prendre le temps de les accompagner et de les rassurer. Alice lui a donc appris la patience, un exploit qui n’avait, jusqu’ici, jamais été accompli.

Elle déplace son pion dans un geste aussi inutile que désorganisé, et il ne peut s’empêcher de lui lancer un petit sourire accompagné d’un haussement de sourcil, l’air de dire « qu’est-ce que tu fais ». Jetant la cendre de sa cigarette d’un geste de l’index, il appuie celle-ci dans le cendrier pour se libérer les mains, croisant finalement ses coudes sur la table tout en disant, d’un air suspicieux mais pas agressif pour un sou : « Tu me caches quelque chose. » Elle lui dit qu’il a raison : il sait, il a toujours raison.

Un petit rire emportant ses lèvres, il lui rétorque alors : « Tu me rappelles quelqu’un. » Alice, bien sûr. Le simple fait de penser à sa petite mutante l’apaise. « Tu peux me parler librement, ne t’inquiète pas… » Alors qu’il fait grand soleil, le bruit du tonnerre gronde et il fronce ses sourcils sous la surprise, levant le nez vers le ciel avant de regarder autour d’eux, sans réellement comprendre. C’est en reposant les yeux sur la jeune fille qui lui fait face qu’il commence à avoir des doutes… « Eh, calme-toi… C’était toi, ça ? Tu veux qu’on s’en aille ? »