[Terminé] L'effroyable vérité

Aidé par les informations relayées par Remy, son cerveau s’employait à imaginer le visage de son agresseur, qui hantait encore ses cauchemars : peut-être avait-il ce besoin inexplicable de mettre des traits sur l’horreur, sur le monstre ayant voulu le tuer sans qu’il ne sache encore pourquoi, pour ne plus craindre tous les inconnus qu’il croise. Mais ce n’était pas sa seule motivation, et cette deuxième, il le savait, ne plaîrait sûrement pas au Gambit. « Donc l’agression ne serait pas en lien avec nous. Il en avait après moi, seulement. » Mais c’était déjà beaucoup, et cela ne faisait qu’épaissir le mystère autour de son agression : si ce n’était pas pour sa qualité de Joueur au sein de la Guilde des Voleurs, alors quoi ? Sa qualité de joueur d’échecs professionnel ? Il y avait pensé, car cela avait considérablement ruiné sa carrière mais… Non. Personne parmi ses concurrents ne lui semblait capable d’une telle chose. Dans le milieu des échecs, on admire ceux qui sont plus doués que soi, on souhaite les surpasser, certes, mais certainement pas les évincer par la mort. La seule mort acceptable est la défaite sur l’échiquier.

Prenant une fine inspirée par le nez, il avait passé sa langue sur ses dents en abandonnant l’idée de trouver des réponses ce soir : du moins, pas celles qu’il n’obtiendrait pas. En revanche, il y avait des réponses que Remy pouvait apporter, mais il s’en détourna d’une façon habile, dont lui seul avait le secret. La réponse, implicite, eut pour mérite de faire sourire le chevelu d’un air curieux, qui ne recelait pas de reproche mais qui semblait quelque peu désappointé. Il n’en voulait pas à Remy, ce dernier n’aurait pu prévoir ce qui allait se passer mais… Savoir que son meilleur ami avait été aussi proche de son agresseur, de l’homme ayant voulu le tuer, lui conférait un sentiment curieux, comme si le monstre avait voulu ternir tout ce qu’il avait de plus précieux. « Je vois. » N’en disant guère davantage, il baissa les yeux vers son assiette vide, en jouant toujours avec les dents de la fourchette qu’il grattait contre le bois de la table.

Les dernières paroles de Remy eurent pour effet de lui faire cesser son petit jeu nerveux avec l’ustensile. Il releva alors des yeux froid sur son meilleur ami, la personne dont il était le plus proche, celui qui représentait presque une famille pour lui, et sembla alors, pour la première fois, voir un étranger en face de lui. Après quelques secondes de silence, il lâcha, amer : « Je me passerai de ton soutien, alors. » Il aurait pu en rester là, sur ce désaccord qui n’avait pas encore d’actes rattachés mais, pris d’une pulsion colérique, il poursuivit sans élever la voix : « Tu es un hypocrite, tu le sais ? Tu es marié à une meurtrière mais tu voudrais m’empêcher de faire justice. Justice ou vengeance, appelle-ça comme tu veux, c’est la même chose pour moi. Si je trouve ce fils de pute, je vais le buter, d’accord ? Et si tu dois me virer de la Guilde pour ça, fais-le tout de suite, ça ne changera rien. Rien ni personne ne m’empêchera de faire ce que je dois faire. » La détermination, furibonde, hostile, se lisait dans ses yeux comme des nuages brumeux annonçant un furieux orage : les lèvres pincées de colère, les yeux rivés sur son ami, il attendait une réaction de celui-ci, sans sourciller. Il avait été honnête, et ne regrettait pas ses paroles. Si son amitié avec Remy devait prendre fin sur cette note, soit, il l’acceptait. De toute façon, avec le temps, il s’était habitué au départ : personne ne reste très longtemps dans sa vie.

Le ton léger, les sourires et les rires, avaient disparu : une atmosphère pesante régnait à présent sur la pièce où ils étaient installés, l’un face à l’autre dans de âpres négociations. L’apaisement faisait front contre la fureur, sans parvenir à désamorcer la bombe qui était prête à exploser : tous deux campaient férocement sur leurs positions, ne voulant pas et ne pouvant pas entendre les arguments de l’autre. La rupture, peut-être, était proche.

Malgré les accusations qui fusaient de la part du bouclé, dans des mots accusateurs et dénigrants, le Prince conserva un calme apparent et fit plutôt durcir le ton de sa voix, sans toutefois l’élever : il voulait le raisonner, mais s’adressait à un mur qui ne céderait pas. Ne scellant pas face au ton et à la posture de son ami, Ezekiel fronça néanmoins ses sourcils en l’entendant dire qu’il avait, lui aussi, tué un homme, mais que cela l’avait conduit sur le chemin de la perte. C’était la première fois qu’il entendait ce récit, et si la réaction de Remy n’avait pas été aussi vive, aussi profonde, il l’aurait probablement accusé d’avoir inventé toute cette histoire pour essayer de le convaincre. « Tu ne m’en as jamais parlé. » Dit-il simplement en gardant les bras croisés contre son torse, ne sachant pas tellement quoi dire d’autre puisqu’il n’avait aucune information capable de l’aiguiller sur les circonstances de cet évènement.

Cependant, même s’il croyait son ami, cela ne changeait rien à sa perception des choses, et il le fit rapidement savoir, sans élever la voix non plus, mais dégageant une certaine fermeté dans la voix. « Si je ne me trompe pas, la loi de la Guilde que tu as fondé stipule qu’on ne peut tuer, sauf en cas d’extrême nécessité. Je considère que c’est le cas. » Têtu, il l’était autant que Remy, alors il se jouait là un dialogue de sourds.

La voix de Remy tremblait, et cela fit frémir celui d’Ezekiel, qui s’en voulait de raviver de tels souvenirs dans l’esprit de son meilleur ami mais, pouvait-il faire autrement ? Devait-il sacrifier sa propre vengeance pour conserver son amitié ? N’était-ce pas à Remy de le soutenir ? Pourquoi acceptait-il que sa femme soit une meurtrière, quand lui ne pouvait pas rétablir justice sans s’attirer ses foudres ? Ne voyant pas sa grimace, et ne devinant pas la plaie sous sa chemise, il reprit : « Tu serais un ami si tu me soutenais. Moi, si la situation avait été inversée, je t’aurai soutenu. » Amer, il repousse son assiette puis se lève de sa chaise avec toute la misère du monde, lançant un regard mauvais en direction de Remy avant de sortir de la cuisine pour rejoindre le salon en longeant le mur. Une clope, il avait besoin d’une clope. Et d’un verre, accessoirement.