« Les souvenirs sont comme des feuilles au vent, si on les laisse suffisamment voler, elles finissent par se poser et on peut alors découvrir leurs nervures secretes » (E. Giacometti)
La conversation des deux amis, au départ quelque peu houleuse, s’était adoucie depuis la sortie de douche du bouclé : désormais, tous deux évoquaient sa petite protégée qui possédait un caractère aussi furibond que le sien, il ne pouvait le nier. Heureusement, Remy ne lui tenait pas rancoeur de leur première entrevue. Aux derniers mots de Remy, il laissât même échapper un petit rire amusé en renversant sa nuque vers l’arrière, se disant que, là encore, Remy n’avait pas tort. Mais impossible de l’admettre ! « Je ne vois pas de quoi tu parles. » Ment-il avec une fausseté bancale tout en feignant de ne pas comprendre le sous-entendu, ce moment de légèreté lui mettant du baume au coeur. Rire avec un ami, c’est le meilleur remède.
Cependant, la conversation dévie rapidement vers un sujet bien moins joyeux, et ce changement d’atmosphère peut se lire sur son visage. Alice avait été envoyée à l’hôpital parce qu’une bande d’enfoirés avait prit des mutants pour cibles. Remy aurait pu être pris pour cible mais, fort heureusement, comme tous les Joueurs, il était sain et sauf. Ezekiel était véritablement soulagé de l’apprendre, car ils étaient sa famille. Celle qu’il avait choisi. « Tant mieux. C’est quand même incroyable que ce genre de choses arrive encore… Tout ça parce qu’ils sont mutants. » Désormais, il allait falloir être prudent, et ne pas exposer ses capacités devant des inconnus, sauf nécessité. M’enfin, il avait suffisamment de pensées moroses pour ne pas en rajouter, du fait, il avait relancé la conversation sur une note plus joyeuse : le bon repas que préparait Remy.
Jambalaya. Le nom paraissait exotique, cela lui plaisait. Hochant son menton de haut en bas, Ezekiel avait brièvement tapoté ses doigts sur la table avant de demander, curieux mais ne parvenant pas à s’en souvenir : « Est-ce que je t’ai déjà fait goûter un plat russe ? » Poussant ses lèvres en avant dans une petite moue hésitante, il n’avait pas relevé la mention de Bella Donna, donnant l’air de douter de la sincérité de son meilleur ami. Et il avait même un argument imparable : « Qui se ressemblent s’assemblent ! » Et puisque Remy le mettait à l’esclavage, il s’était rapproché de la table en faisant grincer sa chaise sur le carrelage, s’attelant tout de même à décortiquer les crevettes, non sans peine. Ces bestioles sont insupportables à décortiquer, heureusement qu’elles sont délicieuses, mais pas assez pour l’éloigner du sujet qui l’intéresse le plus en cet instant, maintenant qu’il a été soulevé par Remy : « Au fait, quand est-ce que je rencontre madame LeBeau ? »
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Remy et Ezekiel alternaient dans leur conversation entre boutades légères et sujets plus sérieux, les unes masquant la profondeur des autres. Ils se connaissaient néanmoins suffisamment pour savoir ce qui était réellement important dans leurs dires réciproques. La ressemblance entre Alice et Ezekiel, qui pouvait laisser sous-entendre qu'elle suivrait le même chemin que lui, ce qui les amènerait probablement à discuter de la possibilité de son recrutement au sein de leur guilde… Le remariage de Remy qui le comblait de bonheur… Les mauvaises blagues du russe, que le cadien appréciait finalement car elles étaient des marques de leur amitié.
Ce ne fut qu'au sujet des attaques contre les mutants que le Prince resta plutôt silencieux. Il ne voulait pas donner son avis là-dessus. Il n'en avait pas vraiment. Il ne s'était jamais considéré comme un fervent défenseur de la cause mutante, alors qu'il en était pourtant un lui-même, tout comme son épouse, tout comme son meilleur ami. Si le leader de la Confrérie des mutants revenait vers lui aujourd'hui pour lui proposer de le rejoindre, accepterait-il de le suivre ? Il n'en savait rien. Il avait sa Guilde, son propre combat à mener. Mais il en était moins sûr qu'avant les attentats, avant que Bella Donna ne parte avec Magneto.
Il préférait largement rester sur un sujet léger et parler de cuisine pour le moment, car il avait prévu que la conversation deviendrait bien plus sérieuse et désenchantée par la suite. En attendant que ce moment arrive, car il allait arriver, il sourit à Ezekiel et réfléchit à sa question avant de finalement répondre avec entrain :
« Non ! Mais c'est noté, la prochaine fois c'est toi qui cuisines ! »
L'expression d'Ezekiel le fit réfléchir. Bella Donna et lui se ressemblaient autant qu'ils s'opposaient. Elle était une maître assassin, alors que lui-même se refusait catégoriquement à tuer qui que ce soit. Leurs guildes étaient ennemies à la Nouvelle-Orleans, mais à New York il espérait que leur union permettrait un partenariat durable, une alliance entre les tueurs et les voleurs. Il faudrait discuter de tout cela avec Ezekiel. Mais pas aujourd'hui. Et pas sans Bella Donna. D'ailleurs, à ce propos…
« Humpf, j'aimerais beaucoup te la présenter, bien sûr, mais elle est partie… Elle a des affaires importantes qui la retiennent loin de New York pour le moment. Je ne sais pas encore quand elle reviendra. Bientôt je l'espère. »
Elle lui manquait, c'était indéniable. Elle n'était pourtant partie que depuis huit jours, mais comme ils avaient déjà été séparés durant sept longues années, Remy avait cette crainte, un peu irrationnelle mais compréhensible, d'à nouveau ne plus jamais la revoir. Il tâchait néanmoins de se raisonner : il devait lui faire confiance, et avoir foi en la prophétie qui dirigeait sa vie depuis sa naissance. Ils étaient destinés à être ensemble.
Il aida Ezekiel à décortiquer les crevettes puis les ajouta au mélange qui prenait déjà de belles couleurs. Mais le plat n'était pas encore prêt. Remy ajouta un couvercle sur le fait-tout, baissa la puissance du gaz en-dessous, puis se lava les mains. Son boulot de cuisinier étant terminé, il s'assit enfin en face de son hôte pour reprendre son boulot de meilleur ami.
« Bien. Ce sera prêt dans une quinzaine de minutes. Je voudrais qu'on prenne ce temps pour parler sérieusement, toi et moi. Après ça, si tu veux, on pourra à nouveau faire comme si tout allait bien. »
Il resta silencieux quelques instants, le temps que son ami comprenne où il voulait en venir. Il avait cette assurance à la fois douce et autoritaire et ce regard sérieux qui signifiait clairement qu'il ne jouait plus, qu'il n'accepterait plus qu'Ezekiel se dérobe, qu'il évite de répondre à ses questions par des pirouettes ou des remarques cyniques. Durant une quinzaine de minutes, tout du moins, il voulait de la sincérité.
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Le ton léger et les blagueries disparurent après la sombre évocation des attaques contre les mutants ; si le sujet avait soulevé un vent d’indignation et de colère dans les paroles du chevelu, le Prince, lui, était resté silencieux. Semblant tout à coup préoccupé et perdu dans ses pensées, son mutisme avait contrait son interlocuteur à l’examiner avec un peu plus d’attention, un sourcil relevé par la suspicion : il lui semblait surprenant que Remy ne trouve rien à redire à ce propos car, après tout, il était lui-même un mutant qui côtoyait régulièrement d’autres mutants, alors difficile ne pas se sentir concerné par cette affaire. Il avait été sur le point de le questionner sur son état, redoutant que son ami ne lui cache de mauvaises nouvelles pour lui épargner un supplément de contrariété mais, devant le sourire et la plaisanterie de Remy, il s’était promptement ravisé. S’il partait sur un sujet aussi périlleux que celui-ci, pour sûr, le Cadien allait s’empresser de renverser la conversation pour le questionner sur sa propre condition : hors de question, donc, de lui donner la moindre occasion de réaliser cette intrusion dans le camouflage si solidement formé.
Restant sur le sujet de la cuisine, un endroit neutre pour les deux amis qui se protégeaient mutuellement, le russe avait lancé un sourire complice en hochant son menton de haut en bas avec lenteur, s’empressant de promettre : « Vendu ! Je te ferai du Bortsch. Recette de Babushka, ma grand-mère, bien sûr, avec un ingrédient secret, bien sûr. » Bien sûr, il en rajoutait un peu pour détourner la vigilance et l’attention de Remy, mais ne le faisait pas totalement. Du moins, pas totalement.
Le sujet suivant fut bien moins léger pour Remy car il l’impliquait personnellement, mais ne menaçait pas Ezekiel. Bella Donna, la femme du Prince. Il ne l’avait toujours pas rencontrée malgré les retrouvailles des deux tourtereaux, et, visiblement, ce n’était pas pour tout de suite. Ezekiel le connaissait suffisamment pour savoir que cette absence pesait sur le moral de Remy, et il s’empressa de lui apporter des paroles qu’il espérait réconfortantes : « J’en suis sûr. Vous venez à peine de vous retrouver, la vie, ou le Dieu auquel tu crois — je dis ça sans ironie, crois-moi, n’a pas organisé vos retrouvailles pour vous séparer de nouveau. » Accompagnant ses paroles d’un sourire suave tout en croisant ses bras contre son torse, Ezekiel avait espéré que son intervention avait été bénéfique. D’ordinaire, il était plutôt mauvais pour réconforter les autres mais, avec Remy, tout avait toujours été différent. Ils partageaient cette amitié indéfectible, capable de résister à tout : du moins, c’est ce que le bouclé aimait croire.
Une fois que le plat fut laissé à mijoter, le Prince était venu s’asseoir en face de son bras-droit, le ton sérieux et le regard presque autoritaire ; il n’était pas là pour en découdre mais exigeait des réponses sérieuses et ne semblait admettre aucun refus. Esprit contrariant, ce ne fut point ce qu’Ezekiel lui offrit en premier : « Et tu as une carte de police pour procéder à ton interrogatoire ? » Puisque sa plaisanterie n’avait eu l’effet escompté, il avait lourdement soupiré en reversant sa nuque en arrière, sachant fort bien qu’il était inutile de persévérer en ce sens. Remy n’allait pas lâcher l’affaire. « Je vais bien. Mieux. » Commença-t-il à dire sans lever les yeux vers Remy, sa main ayant attrapé une pièce qui trainait sur la table et jouait avec nerveusement, il suivait ses propres mouvements des yeux tout en continuant à parler, en essayant de tout déballer d’un coup pour que le moment ne s’éternise pas : « Le plus dur, c’est l’ignorance. Je n’ai aucun souvenir précis de ce qu’il s’est passé, et ce qui me hante le plus c’est : pourquoi je ne me suis pas téléporté ? J’y ai longuement réfléchi, tu sais. Il m’a attaqué par derrière, je ne l’ai pas vu venir. C’est la seule explication. Mais pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ? » La question n’attendait aucune réponse de la part de Remy alors, en tapotant nerveusement la pièce sur la table, il avait poursuivi : « Du coup, je me dis que je croise peut-être mon agresseur tous les jours sans savoir. Parce que la seule image que j’ai, c’est celle que je vois dans un rêve mais elle est… Tu vas me prendre pour un fou et tu vas me dire que j’ai trop regardé de films d’horreur. » Marquant une courte pause, il avait tapé une dernière fois sa pièce ronde sur la table pour se rapprocher de celle-ci, appuyant ses deux coudes face à lui pour poser enfin les yeux sur le visage de son ami, lui disant dans un discours décousu : « Je vois un homme avec un visage brûlé, des yeux rouges et des ailes blanches dans le dos. » Trouvant lui-même que cette apparition horrifiante n’avait aucun sens, il avait laissé échapper un court rire moqueur envers sa propre personne, avant de conclure : « J’ai trop regardé de séries, je crois. » Peut-être pas…
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Le sujet de la cuisine était terminé pour le moment. Il reviendrait sur la table - c'était le cas de le dire - lorsque le Jambalaya aurait fini de mijoter et que les deux amis le dégusteraient ensemble. Remy n'avait jamais goûté de Bortsch, il n'était d'ailleurs pas sûr de savoir ce que c'était - dans son esprit il se figurait une sorte de purée ou de soupe avec des grumeaux - mais il avait hâte de goûter, ne serait-ce que pour la curiosité. Si cela pouvait de plus motiver Ezekiel à faire quelque chose, c'était un excellent argument pour tenter l'expérience.
Le sujet de la présentation de sa femme à Ezekiel se termina également. Remy avait laissé transparaître ses craintes malgré lui : la phrase "Elle est partie" était assez révélatrice. Mais son ami sut parfaitement trouver les mots pour le rassurer, en disant à voix haute ce qu'il s'efforçait de penser. Ils s'étaient retrouvés, le destin les avait réunis, ce n'était pas pour qu'ils se séparent aussi vite. Remy sourit donc à Ezekiel, le remerciant silencieusement pour son soutien.
Il était temps d'aborder le réel sujet de conversation qui l'avait amené ici : l'état de santé, physique et mentale, d'Ezekiel. Si celui-ci tenta malgré tout de se dérober, il ne put le faire bien longtemps. Le Prince demeurait inflexible, il aurait ses réponses. Son ami commença donc par mentir en disant qu'il allait bien, puis se corrigea aussitôt pour admettre qu'il allait mieux. Bon. C'était un premier pas, mais ce n'était pas suffisant. Remy attendit donc sagement la suite.
Ezekiel n'avait toujours pas retrouvé la mémoire. Le traumatisme de son agression avait été suffisamment fort pour que son cerveau occulte volontairement ce qu'il s'était passé. Sauf que ça ne l'aidait pas à en guérir, bien au contraire. Il se posait de nombreuses questions, parfaitement légitimes, et qui ne pourraient pas avoir de réponses tant qu'il ne se souviendrait pas en détail de cette nuit-là. Parce qu'en l'état, son agression n'avait aucun sens : pourquoi quelqu'un s'était-il acharné à ce point sur lui ? Pourquoi Ezekiel ne s'était-il pas défendu ? Pourquoi n'avait-il pas pris la fuite, en effet ?
Le plus terrible dans sa confession fut la pensée qu'il côtoyait peut-être encore son agresseur sans en avoir conscience. Qui, mais qui pouvait bien l'avoir mis dans cet état ? L'enquête n'avait rien donné, que ce soit au niveau de la police qui clairement n'avait pas poussé bien loin l'investigation, qu'au niveau des proches d'Ezekiel qui n'avaient eu que bien trop peu d'indices pour être efficaces dans leurs maigres recherches.
Néanmoins, un nouvel espoir sembla se dessiner : Ezekiel avait tout de même une image de son agresseur. Une bribe de souvenir, peut-être déformée, qu'il revoyait en rêve. Quand il prévint que Remy allait le prendre pour un fou, celui-ci lui prit doucement les mains pour l'encourager à poursuivre. Qu'importe ce qu'il lui dirait, il était prêt à l'écouter et surtout à le croire. Après tout, ses rêves pouvaient être une perception déformée de la réalité, et ils pourraient la décrypter ensemble.
Mais lorsqu'Ezekiel décrivit l'image qu'il avait de son agresseur, le cœur de Remy manqua un battement et il sentit un frisson glacé lui parcourir l'échine. Cette description n'avait rien de fantasque, elle lui était même atrocement familière… Remy resta silencieux quelques instants, son visage se décomposant sous l'effet de cette révélation. Il ne devait néanmoins pas tirer de conclusion hâtive. Il demanda donc pour en avoir le cœur net, d'une voix blanche et légèrement tremblante :
« Est-ce que tu… vois d'autres détails ? Des cicatrices ou… un tatouage de flammes sur son bras ? »
Même s'il y avait peu de chances qu'Ezekiel ait d'autres souvenirs que ceux déjà évoqués, sa description était déjà malheureusement suffisante : des hommes pyromanciens aux yeux rouges et aux ailes blanches qui traînaient dans le secteur du White Rabbit Hole, où l'agression avait eu lieu, il ne devait pas y en avoir des masses…
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Les élans fantasques, les phrases détournées et les railleries espiègles n’étaient plus désormais ; l’instant était sérieux, en de rares fois où Ezekiel pouvait l’être. Il savait qu’il s’y était dérobé bien trop longtemps pour espérer y échapper encore une fois : d’autres avaient abandonné face à sa ténacité fuyante mais pas Remy. Lui n’abandonnerait pas avant d’avoir obtenu les réponses qu’il souhaitait avoir alors, plutôt que de s’engager sur un terrain de force avec son meilleur ami, le bouclé avait décidé de plier, rompant sa terrible carapace de désinvolture amère pour une vérité qui n’était, certes, guère plus agréable mais qui avait au moins le mérite d’être vraie.
Silencieux, Remy l’écoutait avec une attention toute dévolue, et il était parfaitement visible sur son visage que les mots et la situation de son ami l’affectaient gravement. Lorsque la confession devint difficile et la voix hésitante, presque tremblante, le Prince noua ses mains à celles d’Ezekiel pour le soutenir, l’encourageant à parler avec un mutisme qui semblait dire qu’il était prêt à tout entendre, à tout accepter, pourvu que ça l’aide et le soulage. Tout même des images effroyables n’ayant point un semblant de réalité ? Il n’imaginait pas, en cet instant, que sa description invraisemblable allait avoir un écho…
Ne craignant point la moquerie de son ami, Ezekiel lui avait alors dressé le portrait qui hantait ses nuits depuis quelques temps : un visage brûlé, des yeux rouges flamboyants et des ailes blanches dans le dos. Rien de plus, rien de moins. Ce visage n’avait pas de voix, bien que, parfois, il lui semblait voir les lèvres de l’homme bouger : il ne comprenait pas les mots qui lui étaient adressés, et il n’y avait rien d’autre. Pas de décor, pas de paysage. Que l’obscurité et le froid. Ce n’était qu’un fragment de souvenir détaché de sa coquille, et Ezekiel n’avait pu s’empêcher de secouer lentement son menton de gauche à droite en riant presque de ce qu’il pensait être une bêtise, une pure invention de son esprit qui ne supportait pas l’absence de réponse, et qui essayait donc d’en inventer une. Après tout, s’était parfaitement plausible, il l’avait même lu sur Internet. Et ne voyant pas le trouble de son ami, il commença même à dire sur un ton plus léger, risible envers sa propre cause : « Enfin, tu vois, mon cerveau doit essayer de combler le vide et… » Il n’eut pas le temps de finir sa supposition que la voix blanche de Remy se fit entendre, le stoppant net dans son élocution. Des cicatrices et un tatouage de flamme sur le bras ? Voilà des détails bien précis… Fronçant ses sourcils en observant le visage de Remy, Ezekiel avait attendu quelques secondes avant de lui répondre ; sans qu’il ne sache véritablement pourquoi, son coeur avait commencé à battre plus vite, comme si lui, avait déjà compris l’horrible vérité. Gardant cette posture, Ezekiel avait inconsciemment serré les mains de Remy dans les siennes en se penchant un peu plus vers lui, demandant alors, d’une voix pleine d’espoir : « Tu… Tu le connais ?! » On ne pouvait vraisemblablement pas poser ce genre de questions au hasard… Ces maigres indices avaient forcément éveillé le portrait de quelqu’un. Mais qui ?
L'espoir, un espoir rouge de vengeance, un espoir noir de haine, venait de grandir en son coeur tenaillé. Il allait se venger.
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La description d'Ezekiel, sortie de son contexte, était absurde, risible même. Un homme à moitié angélique et à moitié démoniaque ? Ridicule, non ? Non. Si le russe souriait, supposant que son cerveau lui jouait un drôle de tour, Remy, à l'inverse, était sérieux comme un pape. Le portrait fantasque dressé par son ami lui rappelait des souvenirs très précis - et agréables en soi. Il avait du mal à accepter que ce charmant amant et l'agresseur d'Ezekiel puissent être la même personne. Lorsque son bras droit lui demanda s'il le connaissait, le Prince répondit d'une voix songeuse et sans enthousiasme :
« Je crois que oui... »
Pour Ezekiel, ce semblait être une bonne nouvelle. Il allait pouvoir avoir une pièce capitale du puzzle. Mais que lui dire ? "J'ai couché avec ton agresseur, c'était vraiment un bon coup ?" Certainement pas. Remy lâcha les mains de son ami et passa les siennes dans ses cheveux en soupirant. Il en avait trop dit, ou pas assez. Il releva ensuite la tête pour regarder Ezekiel et plaça ses mains jointes devant son menton avant de préciser :
« Je ne connais pas son nom. Je ne l'ai vu qu'une fois, il y a quelques mois, au White Rabbit Hole. Je pense qu'il travaille là-bas, occasionnellement, ou qu'il finance en partie la boîte, en tout cas il y a de l'influence. Mais ça n'explique pas pourquoi... »
Il ne termina pas sa phrase, se contentant de désigner Ezekiel d'un vague geste de la main. Ezekiel n'était pas un homme facile à vivre, il pouvait être pénible et difficile à gérer, surtout lorsqu'il avait pris certaines substances pas toujours très nettes. Mais de là à se faire tabasser à ce point… Non, ça n'avait aucun sens.
« Et puis ça va être difficile d'aller enquêter dans le nightclub vu qu'il a brûlé dans les attentats d'avant-hier... »
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Remy croit le connaître. Voilà qui gonfle son coeur de deux sentiments contraires : premièrement, une sorte d’anxiété semblable à une pulsion incontrôlable, intrépide et impatiente et, de l’autre, un soulagement indescriptible, comme si on lui offrait enfin ce qu’il attendait depuis des lustres.
Physiquement, son buste se gonfle d’une respiration qui reste bloquée au niveau de sa gorge, tandis que son menton se lève de quelques degrés, les yeux légèrement écarquillés. Respirer. Il ne doit pas oublier de respirer. Remy éloigne ses mains des siennes, mais il ne bouge pas, ne soupçonnas pas un seul instant que son meilleur ami lui cache encore un gros morceau de l’histoire. Mais, trop tard : il en a déjà trop dit. Il faut qu’il poursuive et c’est ce que lui demande silencieusement Ezekiel, sans le quitter des yeux. Enfin, des informations supplémentaires viennent : son agresseur travaille potentiellement au White Rabbit Hole, c’est une piste à laquelle il a déjà songé… Il aurait peut-être dû partir sur cette voie. « Pourquoi il m’a laissé pur mort sur le trottoir, tu peux le dire. » Il n’y nul reproche ou colère dans sa voix, mais celle-ci est un peu tremblante. La faute à toutes ces émotions qui traversent son coeur et son esprit en sursaut… Il touche la vérité du bout des doigts.
Les mains encore sur la table, dans la position même où Remy les a laissé quelques secondes plus tôt, il se penche légèrement vers son ami en ne pouvant se satisfaire de ce qui a été dit, car il lui faut plus de détails, plus d’informations. Remy doit forcément en savoir plus sur cet homme, même inconsciemment. « À quoi il ressemble ? Comment tu l’as connu ? Tu n’as rien pour le contacter ? » Les sourcils légèrement froncés, il attend que son meilleur ami lui donne des réponses, espérant obtenir enfin une information capitale qui le mettrait sur la trace de son assaillant.
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Remy était navré de ne pas pouvoir aider davantage son ami. Il n'avait malheureusement que très peu d'informations sur cet homme, et le peu qu'il put fournir à Ezekiel n'allait sans doute pas lui suffire. Ce dernier s'empressa d'ailleurs de poser d'autres questions. La seconde était la plus délicate : il était absolument exclu de révéler la nature exacte de la relation de Gambit avec l'agresseur de son meilleur ami, quand bien même cela s'était produit bien avant. En revanche, il pouvait répondre au reste.
« Grand, brun, musclé, bel homme. Bien habillé aussi. Plusieurs tatouages, des ailes blanches dans le dos. Le genre d'homme que l'on n'oublie pas. Je te l'ai dit, je ne l'ai vu qu'une seule fois au club. Tu y allais souvent toi aussi, c'est étonnant que tu ne l'aies jamais croisé. »
Il aurait aimé s'arrêter là, rester évasif sur les autres questions, mais il réalisa que ces informations ne suffisaient pas à expliquer qu'il ait réussi à reconnaître l'agresseur d'Ezekiel d'après sa description angélicodémoniaque. Remy poussa un profond soupir, passa de nouveau ses mains dans ses cheveux avant de les poser sur la table et d'ajouter :
« Pour te dire la vérité... Il m'a sauvé la mise. Un abruti à la solde d'un gang rival est venu me chercher des noises, et ce type aux ailes d'ange est venu m'aider. Il a utilisé des pouvoirs de pyromancien, ses yeux se sont enflammés, il s'est montré suffisamment convainquant pour que l'autre brutus lâche l'affaire. Du coup j'ai voulu lui payer un verre en remerciement. Mais il était connu du serveur qui a mis ça sur sa note, ce qui me laisse à penser qu'il avait de l'influence au sein de la boîte, même si je ne l'y avais étrangement jamais vu en dehors de cette nuit-là. »
Il y avait décidément bien du mystère autour de cet homme. Malheureusement, Remy n'était pas du genre à demander le nom de toutes ses conquêtes, et encore moins leur numéro de téléphone. Surtout que dans un lieu comme le White Rabbit Hole, où beaucoup de gens peu fréquentables venaient se détendre ou conclure des affaires dans la clandestinité et la discrétion, il n'était pas bon de poser des questions trop personnelles. Il y avait néanmoins quelque chose que le Prince des Voleurs pouvait proposer à Ezekiel pour tenter de l'aider dans sa quête de vérité.
« Je suis désolé de ne pas pouvoir t'en dire plus. Néanmoins, j'ai des contacts. Si ce type évolue dans des milieux pas très nets, au vu de ce que nous savons sur lui, nous pourrons aisément le retrouver. Je peux mettre ma femme sur le coup, placer un contrat sur la tête de ton agresseur pour qu'elle s'en charge personnellement. »
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Les informations données par Remy dressaient un portrait lambda, qui ne permettaient en rien d’identifier l’homme responsable de son état. Grand, brun, musclé, bel homme, bien habillé, des tatouages… Ces détails le laissèrent de marbre, et provoquèrent même une légère déception en son esprit, jusqu’à ce que la mention des ailes blanches soit faite. Des ailes blanches ? Cela ne passe pas inaperçu, et ce n’est pas commun comme mutation… Ce détail allait peut-être tout changer. Cela l’aiderait sûrement à identifier son agresseur.
Plissant légèrement ses paupières, il espace ses lèvres de quelques degrés, farfouillant dans son esprit pour chercher un souvenir y faisant écho mais… Rien. Il ne se souvient pas avoir déjà croisé quelqu’un avec des ailes blanches dans le dos. Mordillant dans le coin de sa lèvre, il tombe du poing sur la table sous la frustration puis ses deux mains tremblantes de nervosité viennent auprès de son visage, avant de repousser ses cheveux en arrière. Il s’apprête à lui demander comment ils se sont connus, non pas par curiosité mais parce qu’il pourrait y avoir un indice, mais Remy entame cette partie de l’histoire de lui-même : ironiquement, l’agresseur d’Ezekiel et le sauveur de Remy. Cela est… déconcertant.
Si cet homme a joué au chevalier servant avec Remy, c’est qu’il n’a pas été choisi au hasard. Il n’a pas été la cible d’un homme désireux de simplement se défouler. Il y avait une raison. Mais laquelle ? « T’es en train de me dire que l’homme qui m’a agressé et le même qui t’a sauvé ? Ça n’a aucun sens, pourquoi il… Pourquoi il m’a attaqué ? Je ne le connais même pas. Je ne connais personne qui a des ailes blanches dans le dos ! » Un soupir s’extirpe de ses lèvres, par fatigue, lassitude et incompréhension, et il ferme les yeux pendant quelques secondes. Il n’a pas l’énergie nécessaire pour se laisser bouffer par la haine… Pas maintenant. Il lui faut économiser ses forces, permettre à son corps de se remettre de ses blessures. Ouvrant de nouveau les yeux, il se tourne vers Remy pour lui dire, d’un ton calme mais inflexible : « Non. Ce n’est pas ta femme qui a été ciblée. C’est moi. Alors je m’en chargerai personnellement. Et ne pense pas à me doubler, Remy… Je ne te le pardonnerai pas. » Ce n’était en rien une menace, mais plutôt une mise en garde ; les yeux du bouclé scintillaient et son corps entier tremblait, éprouvé des révélations qui venaient être faîtes. Mais il avait encore une question… Sensible.
Attendant quelques secondes pour la poser, Ezekiel appuya un instant son menton contre ses doigts pliés, les yeux sur la table ; il semblait hésiter. « Il y a une chose que tu ne veux pas me dire, je le vois… » Peut-être qu’obtenir cette réponse ne lui apporterait rien, et ne changerait pas la nature des faits mais, il avait envie (ou besoin) de savoir la vérité. Relevant les yeux vers Remy, il lui demanda, d’une voix qui semblait déjà connaître la réponse à cette question : « Tu as couché avec lui, n’est-ce pas ? »
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Toutes ces révélations semblaient plus frustrer Ezekiel que le soulager. Sans doute était-ce parce que malgré ces nouveaux détails, il n'arrivait toujours pas à se souvenir précisément de son agression… et surtout de sa cause. Pourquoi donc ce type l'avait-il tabassé, le laissant presque pour mort ? Qu'avait bien pu faire Ezekiel ? Était-ce à cause de son affiliation à la Cour des Joueurs ? C'était peu probable, vu la relation que Gambit avait eue avec cet homme.
« Je ne dirais pas qu'il m'a "sauvé", le terme est un peu fort. Mais il m'a filé un coup de main, oui. Et rien dans son attitude n'a laissé entendre qu'il avait un problème avec notre Guilde. »
Remy était néanmoins confiant sur le fait qu'ils pourraient le retrouver facilement. Il était suffisamment reconnaissable pour être identifié, et le Prince réfléchissait déjà aux personnes qu'il pourrait interroger. A commencer par June et Jefferson, deux employés du White Rabbit Hole avec qui il entretenait d'excellents relations, à des niveaux différents. Une fois l'homme identifié, il n'aurait qu'à donner son nom et adresse à Bella Donna et l'affaire serait vite réglée. Mais Ezekiel rejeta cette idée. Sa mise en garde décontenança Remy qui resta silencieux durant plusieurs secondes, et la question suivante ne l'aida pas à se sentir plus à l'aise. Il soupira, adressa un sourire triste à son ami et répondit :
« Ne me pose pas de question et je ne te dirai pas de mensonge… »
Cette réplique, Ezekiel la connaissait bien. Il avait déjà entendu Remy l'utiliser plusieurs fois, lorsqu'il ne voulait pas répondre à une question sensible mais qu'il n'avait pas non plus envie de mentir. Le cadien avait confié à son bras droit que c'était une expression que son père, le patriarche de la Guilde des Voleurs de la Nouvelle-Orléans, employait souvent. C'était là une façon d'avouer sans avouer, mais de toute façon Ezekiel semblait avoir déjà deviné la réponse.
De toute façon, cela n'avait aucune importance. Ce n'avait été qu'un coup d'un soir, rien de plus. Ezekiel connaissait suffisamment Remy et sa manière d'envisager ses relations pour le savoir. Non, ce qui importait vraiment, était la façon dont Ezekiel comptait régler cette histoire. Il était une bombe sur le point d'exploser, et Remy allait faire de son mieux pour le désamorcer… sans garantie de réussite.
« Ecoute, Ezekiel… Je comprends que tu sois en colère… que tu aies envie de te venger… Mais Bella Donna est fiable et efficace, elle est la chef de la Guilde des Assassins de New-York, elle est la mieux placée pour retrouver ton agresseur. Si c'est la vérité que tu veux, elle saura la lui faire avouer. Si tu veux qu'il meure, elle pourra s'en charger sans te compromettre. Par contre, si tu envisages de le tuer toi-même, je ne pourrai pas te soutenir. »
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