[Terminé] L'effroyable vérité

Le silence a envahi l’appartement encore plongé dans l’obscurité, malgré le soleil brillant haut dans le ciel ; aucun des bras chaleureux de l’astre brûlant ne traverse les épais rideaux occultant les fenêtres, car l’ombre qui siège entre les murs n’est qu’une enveloppe de tourments. Sa petite protégée n'est pas là, victime d'un terrible attentat s'étant déroulé deux jours plus tôt ; elle est à l'hôpital, il le sait, et il n'a pas encore trouvé la force de sortir de chez lui pour lui rendre visite. Mais, le silence et la solitude l’angoissent au point qu’il ne peut trouver le sommeil : seul, il est seul face à tous les dangers. Ceux qui le poursuivent dans ses rêves et ceux qui sont bien réels, dissimulés à l’extérieur, extérieur devenu terrain effrayant, si bien qu’il ne sort presque plus ; les blessures de son corps sont une parfaite excuse pour dissimuler les plaies de son esprit.

Et malgré les nombreux messages de ses amis, notamment des Joueurs, le chevelu ne vient presque plus au Casino : il prétend que sa cheville l’empêche de marcher, bien qu’elle se soit un peu rétablie depuis. Le corps se répare mais pas le coeur. Lentement, en essayant de faire le moins de bruits possibles, Ezekiel quitte sa chambre pour rejoindre la cuisine, le dos courbé, les yeux cernés, les mains tremblantes : sous la lumière blanche et artificiel, il cherche avec urgence dans un tiroir pour en ressortir un couteau de cuisine, qu’il applique aussitôt contre son torse pour sentir la lame froide à travers le tissu de son t-shirt, torse secoué par une respiration rapide. Naïvement, il se dit que si un danger survient il pourra se défendre cette fois, il ne sera plus victime, pas encore, plus jamais ; quelques secondes plus tard, il est recroquevillé dans un coin de la cuisine, les genoux pliés, le corps grelottant, sa main libre appuyée contre son torse moite. Il a les yeux fermés mais il ne dort pas, il est à peine en état de penser : tout s’emmêle, tout se piétine, et tout fout le camp.

Driiiiig Il sursaute dans le coin de sa cuisine, brandit maladroitement son couteau en avant tout en écarquillant ses yeux injectés de sang, ses yeux fatigués et larmoyants, épuisés d’angoisser, de scruter, de guetter un danger qui n’est plus là. Mais comme la sonnette de la porte d’entrée ne cesse de hurler dans l’appartement, il finit par se redresser sur ses jambes tremblantes en reniflant, se traînant jusqu’à celle-ci pour l’ouvrir, pensant qu’il s’agit d'un livreur venu lui apporter les bouteilles d'alcools qu'il a commandé quelques heures plus tôt. « J’arrive ! » Mais ce ne sont pas ses précieuses liqueurs derrière la porte, mais son meilleur ami. « Oh… » Il n’est pas déçu de voir Remy, jamais, mais regrette que ce dernier puisse le voir dans un état aussi misérable et déplorable. Mais puisqu’il ne peut plus se cacher, Ezekiel ouvre la porte en grand avant de reculer, marchant jusqu’au canapé pour déposer son couteau sur la table basse, le remplaçant alors par une bouteille de whisky traînant sur celle-ci. « Quoi de neuf ? » Lance-t-il, désinvolte, en apportant le goulot à ses lèvres pour en boire une gorgée. Les médicaments et l’alcool ne font pas bon mélange, il le sait, il s’en fout.

Le fantôme qui venait d’ouvrir la porte ne ressemblait en rien à l’homme que Remy connaissait ; les traits étaient similaires mais il avait cruellement perdu de sa superbe, de cette exubérance presque enfantine et exagérée qui le caractérisait si bien. Si on reconnaissait les traits de son visage, force était d’admettre que celui-ci était émacié, creusé au niveau des joues comme si un canal y avait établi son sillage. Pâle, presque gris, ayant davantage l’air d’un cadavre que d’un humain, ses cheveux bouclés étaient dans un tel désordre qu’il retranscrivait une vérité effarante : l’abandon de son humanité. À quand remontait sa dernière douche ? Il n’en avait aucune idée. Son dernier vrai repas ? Il ne se nourrissait que d’alcool et de gâteaux depuis bien longtemps, n’aidant point son corps à guérir les plaies causées par son agression. Mourir. Il se laissait mourir. Et tout cela, Remy avait pu le constater d’un seul coup d’oeil.

Ne cherchant même pas à dissimuler le couteau qui siégeait dans sa main, il l’avait simplement déposé sur la table basse avant de s’emparer d’une bouteille d’alcool, en avalant quelques gorgées malgré l’humeur matinale de l’extérieur. Qu’importe, il n’avait plus trop la notion du temps de toute façon. « Normalement, on apporte un cadeau pour ceux qui sont en convalescence. » Raille-t-il après la première prise de parole de son ami, lui adressant un bref sourire amusé avant de rapidement détourner le regard, ne cherchant même pas à l’empêcher d’ouvrir les rideaux. La lumière intrusive vint alors l’aveugler après des jours passés dans l’obscurité de son appartement, et il avait émit un grognement en fronçant durement ses sourcils au-dessus de ses yeux plissés, relevant sa main libre pour cacher sa vue. « C’est vraiment nécessaire ? » Demande-t-il en se décalant sur le canapé pour fuir le soleil, au prix d’un effort monstre.

« Tu manques à la Cour. » Si les paroles le touchent, il ne peut s’empêcher d’émettre un petit ricanement en balançant sa tête en arrière, sa nuque reposant sur le dossier du canapé tandis qu’il observe le plafond quelques secondes avant de répondre, d’une voix morne : « J’te sers à rien dans cet état. J’suis même pas foutu de marcher correctement, Remy. » Cruelle réalité qu’il ne cherchait plus à dissimuler : il n’était guère en état de participer à des vols, et le simple fait de disputer une seule partie d’échecs l’épuisait considérablement. Il ne se sentait plus tellement digne d’être le Bras-Droit de Remy, mais c’était l’une des rares choses qui lui restait, paradoxalement. « T’es venu me faire la morale ou t’es venu me virer ? » Puisque, dans les deux cas, il n’allait pas apprécier, Ezekiel s’était empressé d’apporter la bouteille à ses lèvres pour en boire une large contenue d’une seule traite, histoire de se donner un peu de courage.

Pâle comme un mort. L’expression formulée par Remy lui fit pencher son menton sur le côté tout en souriant avec une fierté mêlée de mépris, car il la trouvait curieusement adéquate pour sa situation : lui qui avait frôlé la mort en avait à présent l’apparence, n’était-ce pas franchement ironique ? « Est-ce une si mauvaise chose ? » Demande-t-il d’ailleurs d’une voix basse en levant les yeux vers le plafond, aidé par sa nuque qui prit appui sur le dossier du canapé, avant qu’il n’émette un petit ricanement sinistre, galvanisé par l’excès d’alcool qui occupait toutes ses journées. Ou ses nuits. Difficile de le situer.

« Tu as du boulot dans ce cas ! Faudrait m’envoyer à l’usine, je suis presque en pièces détachées. T’aurais dû venir avec Larry tiens. » N’ayant pas remarqué la grimace de son ami, et étant bien loin de se douter que celui-ci était blessé, Ezekiel ne put s’empêcher d’arquer l’un de ses sourcils en le voyant approcher, ayant le réflexe de resserrer sa paume autour de sa bouteille comme s’il craignait qu’on lui arrache son seul réconfort. Mais Remy ne fit aucun geste de la sorte et le pressa plutôt par la parole pour qu’il aille prendre une douche, évoquant même un repas ; le Prince faisait des efforts considérables pour porter secours à son ami mais ce dernier, enlisé dans des lianes de colère et de douleur, n’y était pas véritablement réceptif. Si, au fond, il était touché de voir que Remy se souciait véritablement de son sort, il n’avait pas l’énergie suffisante pour coopérer. Peut-être, n’en avait-il même pas envie. « Parce que la douche, oui ? Tout va disparaître dans le siphon ? » Il n’était pas agressif — il n’en avait pas la force, mais le ton défaitiste de sa voix laissait entrevoir tout le désespoir qui obscurcissait ses pensées.

Néanmoins, après avoir avalé la dernière gorgée de sa bouteille, il l’avait déposée sur la table basse puis s’était levé du canapé en disant, d’un ton théâtrale : « Je vais la prendre, cette douche. » Lançant un sourire narquois à son meilleur ami, le chevelu s’était éloigné dans une démarche boiteuse, prenant appui sur les murs et les meubles pour rejoindre la salle de bain située dans le couloir. Il ne mentait pas, Remy avait bien du boulot…

« Toi, du temps libre ? Vraiment ? » Légèrement intrigué par cette annonce, car le Prince des Voleurs n’était pas connu pour poser des jours de repos au sein de sa Guilde, le bouclé avait levé son menton en même temps que l’un de ses sourcils, son regard rivé auprès du beau brun, attendant une réponse et l’observant comme pour tenter de la deviner. Après quelques secondes de réflexion, Ezekiel avait finalement détourné les yeux, se disant que Remy devait être ironique, sans doute. Il avait raté tellement de choses dans la vie de son ami… Il était loin de se douter de tout ce qui s’était passé.

Mais malgré les élans ronchons du bouclé, force était de constater que les efforts de Remy étaient payants ; peut-être aimait-il, finalement, être secoué de la sorte par son meilleur ami, et peut-être avait-il besoin que quelqu’un vienne l’aider à remettre un peu d’ordre dans sa vie. Remy se souciait de lui, véritablement. Il n’avait pas envie de le voir sombrer. Et lorsqu’on se retrouve dans l’obscurité la plus profonde, lorsque tout semble perdu à jamais, lorsque la solitude devient une prison, existe-t-il un meilleur réconfort que la présence bienveillante d’un ami sincère ?

De sa démarche froissée, rendue pénible par son corps désarticulé et par l’ivresse emportant la coordination de ses jambes, Ezekiel s’était difficilement traîné dans le couloir pour rejoindre la salle-de-bain, située tout au fond. Une fois la porte refermée, il avait soupiré avant de se défaire de son long peignoir tâché à quelques endroits, et du reste de ses vêtements qu’il portait depuis bien trop longtemps. Ensuite, en grimaçant sous les assauts de la douleur piquante, il s’était faufilé jusque sous la douche, qu’il devait reconnaître salvatrice. L’eau n’avait pas le pouvoir de le soulager ni de panser ses plaies bien sûr, mais c’était apaisant.
Il était resté un long moment ainsi, recevant les perles chaudes qui coulissèrent de ses longues boucles brunes jusqu’à ses pieds ; il n’y avait plus de sang depuis longtemps mais il lui semblait, en regardant le siphon, qu’il en perdait encore. L’illusion d’un esprit marqué par le traumatisme, la peur et la douleur. Peut-être même que son corps ne souffrait plus depuis longtemps, en réalité. Mais que son esprit, figé, interrompu, glacé dans le souvenir, ne parvenait pas à rejoindre la réalité ; il lui semblait que c’était hier qu’il était sorti du coma.
Et là, alors qu’il avait été obligé de s’asseoir sur le sol humide de sa douche, alors que l’eau chaude coulait encore sur sa peau, quelque chose s’était rompu en lui ; il s’était mis à pleurer dans le secret de sa salle-de-bain, le bruit de ses sanglots étouffé par l’écoulement. On lui avait appris à ne jamais pleurer, car ce sont les faibles qui pleurent et il ne pouvait l’être : par réflexe, par crainte que quelqu’un puisse l’entendre, il avait appliqué ses deux mains contre sa bouche crispée, tandis que les larmes dévalaient ses joues, se confondant avec l’eau chaude. Ainsi, les traces de sa prétendue faiblesse étaient aussitôt effacées : personne ne le saurait jamais, n’est-ce pas ?

Lorsque les spasmes et les sanglots furent éteints, il s’était traîné en-dehors de la douche pour s’emmitoufler dans une serviette propre, se sentant… étrangement mieux, et pire à la fois. Pleurer lui avait fait du bien, certes, mais il ne se sentait guère soulagé pour autant. Il lui restait la colère, la haine, la rancoeur, le désir de vengeance… Et cela pesait bien plus lourd que la tristesse.
Après être passé dans sa chambre pour enfiler un caleçon propre, un bas de survêtement gris et un t-shirt noir aux manches courtes, le Joueur avait rejoint son ami dans la cuisine, de laquelle s’échappait déjà de bonnes odeurs. Attachant ses boucles encore humides en un chignon bas, Ezekiel s’était laissé tomber dans l’une des chaises qui encadrait la petite table de la cuisine, ne pouvant s’empêcher de sourire aux paroles de son ami, qui semblait tout à fait dans son domaine. « Voyons, tu sais que mon coeur t’appartient déjà. » Les railleries suaves revenaient dans sa bouche, c’était plutôt bon signe ! Appuyant alors son coude sur la table, il avait machinalement passé sa main sur ses propres cheveux tout en observant les gestes minutieux de Remy, le questionnant d’une voix plus calme et sage : « Comment vont les autres ? »

L’observation silencieuse de Remy était plus que juste : la douche avait eu des effets thérapeutiques sur son ami certes toujours mal en point, mais qui donnait à présent l’impression d’être plus apaisé et plus calme, bien moins enlisé dans la colère qui  l’avait jusqu’ici intoxiqué. Sans nul doute, la présence du Prince constituait à elle seule un grand réconfort déjà, mais il n’était pas dans la nature du russe de formuler de telles choses à voix haute, et Ezekiel pensait que sa relation avec Remy se passait volontiers d’aveux : tous deux savaient ce qu’ils représentaient l’un pour l’autre, et c’était largement suffisant. Les actes avant les mots. Et en cet instant, Remy lui prouvait toute son amitié.

« J’suis content de savoir qu’ils vont bien » Frottant énergiquement sa paupière gauche avec son index droit, le mutant avait commencé à se balancer d’avant-en-arrière comme le ferait un écolier s’ennuyant en salle de classe, bien qu’il était surtout impatient. Depuis combien de temps n’avait-il pas mangé un vrai repas ? En voilà une bonne question. Il avait grignoté des chips, des gâteaux qui traînaient au fond de ses tiroirs et… Il ne se souvenait pas du reste. Sans doute, pas grand-chose. Mais les bonnes odeurs qui s’échappaient de la préparation venaient titiller son estomac ! Il était sur le point de se lever pour s’approcher de son acolyte, quand celui-ci évoqua Alice. Celle-ci avait déjà parlé de sa rencontre avec Remy, de ce fait, Ezekiel n’en fut point surpris et s’était donc contenté de sourire avec douceur, incorporant inconsciemment une pointe d’amusement dans sa voix. « Elle me l’a dit, oui. De ce que j’ai compris, votre rencontre n’a pas été très calme… Elle s’en veut d’ailleurs, mais elle était inquiète pour moi. Je lui ai dit que tu ne lui en tiendrais pas rigueur. » Il s’était avancé à parler à la place de son chef mais, Ezekiel était persuadé que Remy ne serait pas rancunier envers Alice. Elle était jeune, fougueuse et impulsive… Il lui faudrait gagner en maturité pour s’accomplir mais, cela viendra avec le temps, il en était sûr. « Elle vit ici. Mais actuellement, elle est à l’hôpital… » Baissant les yeux sous sa propre inquiétude et sur le flot de mauvais souvenirs que cela faisait rejaillir en lui, Ezekiel fit glisser la pointe de sa langue sur ses dents blanches avant de reprendre, levant finalement son regard vers Remy : « Des attaques envers les mutants de ce que j’ai entendu. J’ai pas vraiment suivi l’actualité mais c’était partout, difficile d’y échapper. T’as eu des infos, toi ? » Le fait que l’on s’en prenne à des personnes pour la simple et bonne raison qu’ils soient mutants le révoltait, mais il n’avait pas l’énergie nécessaire pour s’en insurger. Plus tard, peut-être…

Ses lèvres laissèrent échapper un petit rire sous la menace du plat épicé, et le chevelu avait haussé ses sourcils en se relevant légèrement de sa chaise pour essayer de zieuter le fameux plat, qui lui donnait de plus en plus envie mais, pour la forme, il prit un air suspicieux pendant quelques secondes avant de finalement conclure : « Non, aucun problème avec les plats épicés. Ça sent bon en tous cas ! » En faisant attention à ménager ses blessures, le bouclé s’était levé de sa chaise pour sortir deux assiettes d’un placard, les disposant sur la table avec les couverts ainsi que deux verres propres, cette simple action lui prenant un peu plus de temps que nécessaire mais, Remy devait s’en douter, il voulait le faire seul. Une fois sa mission accomplie, il avait repris sa place avec un frêle sourire aux lèvres, ne résistant pas à la tentation de demander, faussement méfiant et trahi par le rictus amusé qu’il portait : « Tu n’essayerais pas de m’empoisonner avec ton Tabasco, toi ? »