[Terminé] Entre les griffes de l'Hydre

I’observer se mouvoir, fière déesse à la chevelure de feu, était un exercice d’étonnement incessant, lui qui l’avait connue bien avant sa dérive : il s’agissait du même corps, du même visage, des mêmes yeux, du même nez et des mêmes lèvres, cette figure gracieuse appartenant à une femme qu’il avait autrefois aimé (ou qu’il aimait encore, il n’avait pas trop envie de se poser la question sur l’instant), mais il ne la reconnaissait pas. C’était à la fois déroutant et fascinant de surveiller ce nouveau ballet d’expressions, de postures, de voix et de gestes… Deux caractères scindés dans un même corps. Qui portait n masque ? Qui était le vrai visage ?

Il n’y avait presque aucune douceur en elle, car la Sorcière qui se tenait devant lui apparaissait comme un être froid, amer et endurci, qu’aucun élan de douceur ne pouvait traverser. Pourtant, au fond de lui, une petite voix lui soufflait que c’était faux. Que ce n’était qu’une apparence, une arme de défense, un bouclier pour se protéger des douleurs qu’elle avait enduré par le passé et qui continuaient de la dévorer avec colère ; mais sous la carapace de fer, que cachait-elle ?
Lui, venait d’admettre qu’il ne pourrait avoir aucune emprise sur elle et, pourtant, il ne tremblait pas malgré cet aveu de faiblesse. Il n’était qu’un Homme, quoique doté de facultés avantageuses, il ne pouvait rien contre sa puissance et sa magie, mais elle ne l’effrayait pas pour pourtant car il avait songé que si elle avait vraiment voulu sa mort, elle l’aurait tué depuis bien longtemps déjà.
Mais au lieu d’être menaçante, profitant de cette révélation pour faire une ultime démonstration de force, elle l’avait étonnamment complimenté ; intelligent, venait-elle de dire. Elle le trouvait intelligent. Sans la quitter des yeux, visiblement surpris, Bucky avait légèrement secoué son menton de gauche à droite tout en piquant faiblement sa lèvre supérieure vers le haut, d’un air faussement amusé durant quelques secondes. Intelligent. Pas sûr. Mais les mots aimables de sa part étaient tellement rares qu’il ne l’avait point contrariée.

Et ses propres mots de compassion, cette main tendue formulée avec des paroles choisies avec soin, la firent reculer d’un pas et se retourner sur elle-même ; il en avait trop dit, ou pas assez. Qu’est-ce qu’il avait pu dire pour qu’elle ait cette réaction ?! Un instant, il s’était maudit intérieurement, se demandant bien pourquoi il foirait tout ce qu’il entreprenait avec elle. Craignant un instant de la voir s’enfuir, craignant qu’elle ne lui échappe encore une fois, les traits de son visage  masculin s’étaient crispés tandis qu’il avançait à son tour pour réduire l’espace entre eux, sans faire le moindre geste brusque à sa portée. Il avait l’impression de faire face à un animal sauvage, un animal qu’il devait apprivoiser malgré la dangerosité de ce caractère coléreux… Ce qui n’était pas chose aisée.

Il avait été sur le point de lui répondre, de lui parler avec son coeur sans avoir consulté son cerveau au préalable (puisqu’il n’avait point anticipé ses questions), mais elle ne lui en avait guère laissé le temps. Avec colère et soupçons, elle doutait de lui, c’était légitime et il pouvait fort bien la comprendre, mais il sentait surtout que la situation était sur le point de lui échapper et il ne savait pas comment apaiser le brasier haineux qui était en train de se soulever entre eux.

Elle arborait de nouveau un regard glaçant, qui l’aurait probablement fait reculer s’il n’avait pas été aussi courageux. Ou inconscient. Elle avait dt que Wanda était sur le point de craquer... Que voulait-elle dire par là ? Visiblement imperturbable à la surface, le Soldat avait pris quelques secondes avant de lui répondre, sans jamais la quitter des yeux pour ne point trahir la nervosité dissimulée qui régnait dans son coeur :

« Pour vous sauver toutes les deux. Tu n'es pas obligée de faire ça... Tu n'es pas obligée de lui faire ça. Laisse-moi t'aider. »

Ce n’était peut-être pas la réponse qu’elle attendait ou espérait, mais il était dans l’incapacité de lui dire autre chose. Il ne voulait pas avoir à lui mentir, et peut-être verrait-elle, dans ses yeux, qu’il disait la vérité : non, il n’éprouvait aucune colère à son encontre. Oui, il était prêt à l’accepter, elle aussi.

Silencieux, ils semblaient tous deux être au prisme de leurs hésitations intérieures, aggravées par l’affrontement macabre qu’ils venaient de produire ; si la rousse redoutait d’accorder sa confiance dans un mauvais pas, le brun craignait d’en commettre un. Le Soldat savait combien celle qui déambulait dans le corps de sa Sorcière était puissante, mais désormais surtout dangereuse et agressive : bien qu’il n’en laissait rien paraître, il essayait de se mesurer pour ne point basculer dans un affrontement qu’il savait perdu d’avance. Pas de geste brusque apparaissant comme belliqueux. Pas de voix portée sifflant à son égard une hostilité qui n’existait pas. Pas de rapprochement pouvant être mal interprété. Il voulait être neutre, il essayait d’être impavide, mais cette situation ébranlait considérablement ses expressions impassibles, car il oscillait entre l’espoir de la convaincre, de les sauver, et la peur d’être désavoué. Si elle s’énervait, si elle l’attaquait, il n’aurait aucun moyen de lui échapper… Il aurait dû essayer d’écourter cette conversation mais, la savoir près de lui, si près de lui, à quelques centimètres seulement, avait quelque chose d’étrangement rassurant, bien qu’il voyait sans difficulté aucune qu’elle était la proie d’une souffrance terrible, qu’il aurait aimé pouvoir lui ôter.

C’est pourquoi il s’efforçait de l’aider, la réconfortant avec des mots sincères et lui tendant la main en espérant qu’elle la saisisse mais, au lieu de le croire, au lieu de lire toute la sincérité que portait sa voix, il l’avait entendue l’accuser de mentir. Une main vicieuse avait agrippé le col de son blouson, et il avait presque aussitôt levé le menton sans la quitter des yeux, et sans trembler.

« Non, je ne mens pas. »

Avait-il répondu dans un calme qui n’était que de surface, mais qui était  néanmoins parfaitement maîtrisé. Elle n’entendit rien de sa rectification vaine, et le poussa plutôt contre le mur derrière eux, se rapprochant de lui pour lui poser un ultimatum terrifiant qui le fit frissonner ; elle lui imposait de faire un choix. Elle ou Wanda.
Il avait déjà songé à la possibilité d’être confronté à ce dilemme, mais n’avait jamais réussi à se décider. Il était évidemment bien plus attaché à la douce Wanda, mais ne parvenait pas à exclure son double de l’équation : elle avait déjà souffert du rejet et de la solitude, pouvait-il réellement lui imposer une nouvelle fois ce bouquet fané de fleurs aux pétales de douleur et de rancoeur ? Elle avait envie de pleurer, il le voyait dans ses yeux qui brillaient. Il l’observait, sa mâchoire crispée, sa lèvre tremblante, son regard luisant ; le portrait mélancolique des émotions trop longtemps entravées, qui dévalaient enfin le coeur blessé. Il avait eu envie de la prendre dans ses bras, de la serrer si fort contre lui que toute sa douleur, toutes leurs douleurs, se serait échappé de leurs corps, mais il n’avait pas osé. Il était resté là, la bouche muette, les yeux désolés, les mains le long de ses hanches, sans savoir quoi faire, sans pouvoir parler.

Parler, c’était choisir.
Il ne pouvait pas choisir.
Il ne voulait pas choisir.

Alors, dans son mutisme prolongé, il n'avait pas bronché. C'était presque confortable, cette vérité voilée, occultant l'indécision peut-être blessante pour celle qui attendait une réponse. Il ne disait rien, elle allait devoir deviner, elle allait devoir comprendre...

À présent qu’ils sont aussi proches, le cadran de ses pensées dépeignent une issue peu favorable à sa survie : elle peut le tuer. Non, elle va le tuer. Il sait qu’elle pourrait lui ôter la vie sans qu’il ait le temps de comprendre ce qui lui arrive mais, stoïque malgré la nervosité qui tourbillonne dans son esprit, le Soldat reste impassible en apparence ; il ne laisse rien paraître des pensées agitées qui provoquent un véritable tumulte dans son crâne martelé et, avec un air de défi proche de l’insolence, il ne la quitte pas des yeux comme pour la maintenir avec lui, dans un ultime contact.
Le menton droit, les cils calmes, il n’y a que sa déglutition qui est quelque peu entravée par une incertitude mortuaire, un froissement qui se répercute dans sa mâchoire comme un écho inavoué mais, face à elle, il ne bouge toujours pas. Et dans le silence d’un mutisme forcené et d’une attente vaine, il l’observe alors ; elle a les traits marqués, fatigués, mais elle a surtout l’air effroyablement triste. Il aimerait comprendre pourquoi elle est aussi triste, il aimerait qu’elle lui explique, qu’il puisse essayer de l’aider mais, au lieu d’accepter la main qu’il lui offre, elle préfère le repousser une nouvelle fois… Ce qui ne lui apparaissait pas comme un signe encourageant.

Un tressaillement froid glissant dans son dos, Bucky avait légèrement remué les épaules tout en écarquillant les yeux en la voyant reculer puis se poster face à lui, comprenant qu’elle s’apprêtait à le faire disparaître comme les autres ; et quand bien même avait-il songé à s’enfuir, il n’avait pu s’y résoudre, bloqué dans ses mouvements par la magie de Wanda.
Mais alors qu’il attendait le coup fatal, il l’entendit plutôt dire qu’il lui faisait perdre son temps. Perdre son temps lui semblait toujours mieux que perdre la vie, mais il s’était bien gardé de le dire ; de toute façon, il n’eut guère le temps de dire grand chose. Rapidement soulevé dans les airs par une force bien plus puissante que sa volonté, le Soldat s’était retrouvé dans la benne à ordure, au milieu des détritus et des corps décharnés rassemblés en un bloc ; un bruit de dégout passant ses lèvres, il s’était rapidement redressé en repoussant quelque chose qui grouillait sous son pied (peut-être un rat mais il n’avait pas vraiment envie de vérifier), avant de s’extraire de la benne en fronçant durement ses sourcils, crispé par la colère.

« Putain. »

Lâcha-t-il en frottant ses mains sales contre son jean, les sourcils froncés et la mine renfrognée. C’était purement dégoutant, et il avait un instant songé qu’elle faisait exprès de se montrer détestable. Si c’était le cas, elle était plutôt douée en la matière. Jetant un regard vers le ciel comme pour y chercher sa silhouette, il avait ensuite fait signe à son chien de le suivre pour regagner sa voiture, particulièrement pressé de rentrer chez eux. Il avait besoin d’une bonne douche mais, au moins, il était vivant.