[Terminé] Keep calm and... Oh shit !

Presque trois heures du matin mais le night-club ne désemplit pas : les fêtards sont insatiables, pris en étau entre la musique assourdissante qui endiable la piste de dance, le comptoir où règne une ambiance bonne enfant entre les serveurs et les consommateurs, et les espaces attablées dont les places sont chères. Les fêtards se pressent les uns contre les autres pour se déplacer à l’intérieur de l’établissement, sous les faisceaux lumineux des projecteurs colorés qui traversent la pièce au rythme de la musique, le plus souvent, avec un verre à la main : autant dire que rares sont ceux qui ne sont pas alcoolisés, et certains dorment dans des coins.

C’était encore une bonne soirée pour le patron : aussi bien concernant l’ambiance que les recettes. Depuis son ouverture, le Devil’s était véritablement devenu l’endroit incontournable de la ville, privilégié par les mutants désireux d’être eux-mêmes, sans avoir à se cacher et sans craindre de subir le courroux des anti-mutants, florissants ces derniers temps…

Depuis sa banquette confortable située dans le carré VIP, sur la mezzanine surplombant la piste de danse et le DJ officiant ce soir, Ezekiel était aussi calme que satisfait : cette soirée était encore une réussite, et il ne doutait pas du fait qu’il y en aurait encore beaucoup d’autres à l’avenir. Enfin, il sous-estimait peut-être trop le calme fébrile de l’un de ses employés, toujours prompt à diluer un peu de nervosité pour un regard mal placé.

Aussi, quand bien même était-il en très bonne compagnie et sans l’ombre d’une appréhension, lorsqu’il vit Kelly, une serveuse du comptoir, monter les escaliers à vive allure, il l’avait suivie du regard en tirant une dernière fois sur sa cigarette. Il redoutait le pire. Et il avait raison…

Ça chauffait du côté du bar. Pour changer. « Thomas ? » Demanda-t-il en se redressant lentement, ne se pressant pas non plus outre mesure, puisque ce n’était pas la première fois. « J’y vais. » Attrapant sa canne posée à côté de lui, le patron avait disparu, se téléportant derrière le comptoir de son établissement en fronçant légèrement les sourcils, se demandant bien ce qui avait pu se passer, encore.

Les éclats de voix accueillent son arrivée derrière le comptoir, et il a à peine le temps de poser les yeux su la situation qu’il voit, avec un peu de langueur, que Thomas est déjà en train de flanquer un coup de poing assez rude dans le visage d’un homme que le bouclé n’identifie pas tout d’abord ; les autres serveurs et serveuses se précipitent pour le retenir tandis que l’homme, le visage en sang, se tient le nez en poussant des gémissements terribles, heureusement couverts par la musique qui résonne à l’intérieur du bâtiment.

Les personnes attablées autour du blessé le regarde un instant avant de s’éloigner avec leurs verres, n’ayant visiblement que peu de compassion pour lui ; cela indique donc qu’il a peut-être mérité ce qu’il vient de recevoir. Mais alors que le client attrape des serviettes pour se couvrir le nez, Ezekiel s’appuie sur sa canne pour faire quelques pas vers Thomas, glissant sa main libre auprès de son menton afin d’examiner son visage, levant son propre menton en plissant légèrement les yeux : pas de blessure apparente. Bon. C’est déjà ça. « Tu n’en rates pas une. » Dit-il avec un léger soupçon de reproche dans la voix, étant sûrement le seul à pouvoir lui dire cela sans en subir les foudres. « Il m’a frappé et c’est lui qu’on regarde ?! » S’insurge, peut-être avec raison, le client qui s’est levé du tabouret, et dont les yeux injectés de sang respirent la haine. « Je regarde s’il n’a pas été amoché. » Dit-il en désignant Thomas de son index, non sans énervé outre mesure l’homme qui, vociférant, exulte de rage en faisant de grands gestes avec ses bras : « C’est donc un repaire de cons et d’handicapés ici ! »

Il parle de sa canne ? Il parle de sa canne. Les deux mains appuyées sur celle-ci, Ezekiel se retourne vers Thomas pour lui adresser un sourire qui, à l’aube, peut paraître amusé, mais pour quelqu’un connaissant bien le mutant, c’est tout sauf un bon présage… « Tu aurais dû y aller plus fort. » Disparaissant dans une téléportation rapide, Ezekiel se retrouve derrière l’homme agressif et, pour le faire taire, lui assène un violent coup de canne à l’arrière du crâne ; ce geste va devenir sa spécialité. L’homme s’écroule dans un petit rôle et, tandis qu’un moment de flottement immobilise tous les convives, il se retourne vers ses clients en arborant un grand sourire joyeux, ainsi que ses mains relevées : « VOILÀ CE QUI ARRIVE QUAND ON NE SAIT PAS TENIR SA LANGUE, MÉFIEZ VOUS DES BALANCES » Voilà. Comme ça, il sera grillé dans le monde de la Pègre. Les rires font repartir la fête de plus belle tandis que, ne prenant pas la peine d’enjamber leur ami inconscient, Ezekiel fait signe à deux colosses de le déplacer ailleurs ; à l’arrière du bâtiment avec les ordures, ce sera parfait.

Revenant auprès de Thomas, il se positionne en face de lui pour lui dire, tout de même sérieux : « Tu m’expliques, maintenant ? »

« Je suis comme ça, tu sais. » Un soupir passe la barrière de ses lèvres pressées tandis qu’il roule des yeux pour venir poser un regard très expressif sur lui, un regard disant quelque chose comme ’’justement, je le sais un peu trop’’, sans que cela n’entache les bons sentiments qu’il éprouve à son égard. Thomas est une bombe à retardement qui explose au nez et à la figure des gens bien trop souvent mais, sans trop savoir ni pourquoi ni comment, il s’est attaché à cette énergumène qui est une véritable boule de nerfs. Pire que lui, c’est dire. « T’as de la chance d’avoir encore ta belle gueule, toi. » Avec toutes les bagarres qu’il déclenche, c’est presque un miracle qu’il n’est pas le nez cabossé ; c’est peut-être la preuve qu’il cogne bien trop fort pour que son adversaire ait le temps de réagir, ce qui ne peut que forcer le respect de l’ancien combattant, désormais éclopé.


Mais l’éclopé, s’il sait l’être, n’accepte pas tellement de l’entendre de la bouche d’autrui : ainsi, s’il a d’abord envisagé de dédommager son client avec des verres gratuits, il fait rapidement marche-arrière en l’entendant parler. D’accord. Il a eu le coup de poing du serveur, il va recevoir le coup de canne du patron : après l’avoir violemment attaqué devant les convives, la soirée reprend comme si de rien n’était, tandis que le corps inconscient est traîné au-dehors par des hommes de mains qui sont de véritables montagnes.

Se désintéressant rapidement de lui, Ezekiel fait quelques pas vers Thomas, laissant la soirée reprendre son cours tandis qu’ils échangent quelques mots ; les mains appuyées sur sa canne, les dents plantées dans sa lippe inférieure, il l’écoute attentivement, lisant parfois sur ses lèvres à cause de la musique. « C’est tout. Bien sûr. » Secouant légèrement son menton d’un air réprobateur, ce dernier se dissipe rapidement pour laisser place à un rictus amusé, bien que complice : « Tu es un véritable chevalier volant au secours des demoiselles en détresse, en fait… T’as garé où ton destrier ? » Fronçant son petit nez d’un air malicieux, ce qui lui donne un air irrésistible et enfantin, Ezekiel passe la pointe de sa langue sur ses lèvres avant de redresser sa nuque, en entendant qu’il est en manque.

Ah. Tout s’explique. Enfin, Ezekiel pense bien que son acolyte n’a pas besoin d’être en manque pour agresser les autres mais il se garde bien de le dire, puisque c’est un tout autre sujet qui l’intéresse. Si Thomas a d’abord été son client, il est désormais son ami : il est donc hors de question de le laisser ainsi.

Restant silencieux quelques secondes, il conserve l’ébauche d’un sourire sur ses lèvres avant de finalement poser sa main sur le bras de Thomas, afin de se téléporter avec lui dans son bureau ; est-ce qu’il a déjà vécu une téléportation ? « Ne vomis pas sur mon tapis. » Dit-il, au cas-où, en passant derrière son bureau pour s’y asseoir. La pièce, bien qu’étant en sous-sol, est lumineuse et décorée avec élégance, dans les tons qui respectent le Devil’s : du rouge en opulence, du marbre, du bois massif et du luxe à foison. « Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? »  Demande-t-il d’un ton joueur en arquant l’un de ses sourcils, arborant un discret sourire allant de paire avec les accents de sa voix grave ; possible d’interpréter cette phrase de multiples façons, on ne sait jamais avec lui.

Comme il pouvait s’y attendre, la téléportation n’est pas au goût du malheureux qui, vacillant sous l’étourdissement et la nausée, se retient de justesse au mur ; mais ce n’est pas la seule chose qu’il retient. D’une pâleur inquiétante, Ezekiel ne s’en offusque pas vraiment et se contente de se glisser derrière son bureau sans véritablement le regarder, ne semblant nullement affecté par cette téléportation, dont il a l’habitude. “Frangin, faudrait que tu préviennes la prochaine fois si tu veux pas que je redécore ton salon.” Un petit rire naissant derrière ses lèvres, il dépose son téléphone sur son bureau en relevant son menton, disant alors d’une voix joueuse : « Il n’y aurait plus l’effet de surprise. » Marquant volontairement une petite pause, il poursuit aussitôt avec une voix encore plus charmeuse et un regard pétillant de malice : « Et je suis un homme plein de surprises. »

Il justifierait bien son penchant pour la téléportation par sa jambe qui l’empêche de marcher correctement mais, préférant ne pas s’attarder sur son infirmité, il demande plutôt à son ami ce qu’il souhaite, étant témoin d’une nouvelle preuve, s’il en fallait encore une, que Thomas est bien pire que lui dans leur genre ; un miracle, si on considère la cause perdue qu’est le bouclé. « C’est demander si gentiment. »  Ironise-t-il en considérant son ami avec un air amusé, son menton se secouant lentement de droite à gauche avant qu’il ne devienne plus sérieux.

« N’en demande pas trop. » dit-il en reculant de quelques pas pour aller dans l’arrière-boutique de son bureau, en ressortant quelques secondes plus tard avec un petit pochon de kétamine, poudre blanche si précieuse. « Tiens, en espérant que ça te rende aimable. » Le taquine-t-il avec un petit sourire aux lèvres, déposant la fameuse poudre sur son bureau pour que Thomas puisse s’en saisir. Il n’’attend rien en retour alors il se laisse tomber dans son fauteuil, soupirant presque après l’effort qu’il vient de faire ; marcher sans sa canne. Appuyant sa nuque contre le dossier de sa chaise, il prend une fine inspiration en déposant ses deux mains sur sa cuisse, grimaçant un peu de douleur. « Putain. » marmonne-t-il en cherchant une position plus confortable sur sa jambe, reposant ensuite les yeux sur Thomas ; il ne craint pas vraiment son regard car ils sont tous les deux cabossés à leur façon mais, tout de même, il déteste apparaître comme faible. « C’est pas beau à voir, hein. »

« Le père Noel c’est pour les enfants sages… Toi… » Taquin comme à son habitude, Ezekiel le regarde de haut en bas à de multiples reprises en écarquillant légèrement ses yeux, osant même hausser ses sourcils tout en prenant une fine respiration qui sous-entend clairement ’’toi, tu es un gamin infernal et incontrôlable’’. Un sourire amusé venant ensuite remplacer cette expression, il se laisse retomber dans sa chaise confortable en soupirant de soulagement, ses deux mains glissant sur les accoudoirs tandis qu’il observe, d’une oeillade presque indifférente car trop accoutumée, Thomas qui renifle la poudre généreusement offerte.

La scène lui est bien familière car la drogue circule librement dans son établissement ; si on connait bien les lieux, on sait même à qui demander pour en avoir en moins de cinq minutes. Mais elle est plus familière, plus personnelle, car dire qu’il n’y a jamais touché serait un odieux mensonge ; seulement lui, ne le fait jamais devant témoin. L’addiction, qui a commencé au cours de son adolescence, avait d’abord pour but de le maintenir éveillé, de le pousser hors de ses capacités pour devenir le meilleur dans les compétitions d’Échecs qu’il écumait alors. Le besoin d’être le meilleur a ensuite été remplacé le besoin d’avoir sa dose, un besoin primaire, animal, instinctif. Aujourd’hui, il s’agit surtout de soulager la douleur.

« Tu te sens mieux ? » Demande-t-il d’un ton presque ironique en voyant le menton de Thomas se redresser, un léger sourire ornant ses lèvres, alors qu’une grimace de douleur ne vienne déformer son visage. Sa jambe, quand il fait trop d’effort, le tenaille d’une douleur lancinante, comme l’écho d’un poignard cruellement remué dans une plaie béante. « Très douloureux. » avoue-t-il en appuyant sa nuque vers l’arrière, fermant les yeux quelques secondes pour tenter de soulager la sensation de sa jambe, qui resserre même l’étau dans sa gorge ; avaler sa salive lui semble même douloureux. « Ça va passer. » Tente-t-il de rassurer en fronçant durement ses sourcils, attendant quelques instants que la douleur s’évapore pour redresser son menton, ouvrant ses mains dont les doigts s’étaient refermés sur les accoudoirs sous la nervosité.

« Des trucs un peu forts, ouais… Mais ça m’assomme. Alors je les prends avant de dormir. » Passant sa main libre sur son visage aux traits froissés, avant d’éclater de rire sous la curieuse proposition de Thomas. « J’ai pas envie d’être charcuté par un boucher voulant tenter des expériences… » Se redressant, il racle discrètement sa gorge en disant, sans honte ni culpabilité aucune : « Mais si ça peut te rassurer, le mec qui m’a fait ça est aujourd’hui dans un cercueil. Je lui ai offert le voyage, j’suis sympa, non ? »