Merry Christmas Everyone

Boules, guirlandes, bougies, couronnes, houx, sapins, lumières etc. Je n’avais pas lésiné. En peu de temps et avec l’aide de plusieurs petites mains nous avions décoré le manoir aux couleurs de Noël. J’avais un peu bataillé pour faire en sorte que les décorations soient installées début décembre mais nous avions réussi. Le hall, le réfectoire, la cuisine, la salle de professeurs, et même les couloirs et certaines toilettes, et l’extérieur aussi... Tout le manoir, ou du moins tous les lieux publics avaient été décoré avec ce que j’appelais « du goût », et d’autres appelait de la « démence ». Mais je n’avais que faire des quand dira-t-on. Un immense sapin avait été installé et décoré dans le grand hall, et un plus modeste mais tout aussi majestueux dans le salon commun.

Tout le mois de décembre j’avais pu voir les sourires et les regards dans les yeux des élèves, pas tous c’était sûr, mais une grande majorité qui, à l’approche des fêtes, comptait les jours avec impatience pour retrouver leur famille.

Ma famille moi, elle était ici à l’Institut pour la plus grande partie. Alors que les murs c’était vidé le jour du départ en vacances, nous n’étions plus qu’une petite quinzaine à rester pour les vacances. J’avais alors proposé d’organiser un moment convivial et sans prise de tête pour le réveillon. J’avais eu de l'aide pour réaménager le salon avec une partie salle à manger pouvant nous accueillir pour un bon repas partagé ensemble.

Bien sur, j’avais rassuré les convives, je n’avais rien cuisiné pour ce repas. A vrai dire j’avais fait des cookies presque chaque jour de ce mois de décembre donc j’avais moi aussi le droit de prendre des vacances. Certains avaient voulu cuisiner pour ce soir, et pour le reste nous avions commandé traiteur.

La table était dressée, sublime, simple au vu de l’opulence ambiante, dans des tons verts, bois et doré. Du moins elle me plaisait. J’avais fait installer les couverts pour le nombre de convives prévus mais j’avais gardé sous le coude de quoi installer des invités de dernière minute. On ne savait jamais.

Une autre table avait été dressée un peu plus loin, contre un mur, et elle était chargée de victuailles pour l’apéro, allant du foie gras aux chips, du roulé saucisse au caviar, du saumon fumé au guacamole, en passant par tout un tas de toasts, de pains surprise, de verrines en tout genre. Est-ce que j’avais un peu abusé ? Oui. Une petite tour de flute à champagne avait même été installée, et ne demandait qu’à être abreuvée. J’avais donné rendez-vous à tout le monde à 19h00 près du feu de cheminée que je venais juste de finir d’allumer pour rajouter une touche chaude à cette ambiance qui me faisait rêver. Assez étonnant venant de ma part. Mais j’étais pétrie de contradictions.

Cheveux longs, tressés sur le dessus, pull noir en cachemire près du corps et jupe longe, fluide noire elle aussi avec des petites rayures dorées j’attendais mes invités, assise sur un fauteuil au coin du feu, écoutant une playlist de Noël tout en laissant mon regard se perdre dans les flammes léchant le bois.

Merry Christmas Everyone

Dix-neuf heures tapante, la grosse horloge de la salle sonnait pour me donner un repère sur le retard ou pas des invités. Au dernier coup de carillon, Emma entra dans la pièce telle Cendrillon qui faisait son apparition au bal. J’étais persuadée que si je me permettais ce genre de remarque cela ne lui plairait absolument pas. Habituellement je me serai permise d’une petite réflexion juste pour embêter la jeune fille mais c’était le soir de Noel. Je pouvais attendre un peu …. Et de plus elle était la première arrivée et visiblement elle avait fait de gros effort pour ce soir. Était-ce sa mère qui l’avait forcé à s’habiller de la sorte ? D’ailleurs cela m’étonnait vraiment de voir Emma présente ce soir. Ne fêtait-elle pas Noël avec sa famille ? Sa mère et sa femme ? C’était vraiment très étrange… Peut-être qu’il y avait de l’eau dans le gaz entre Azael et Sif. C’était une possibilité.

- Merci Emma. Tu es très élégante ce soir. Cela te va à ravir.

Peu après l’arrivée de Emma ce fut à mon frère d’entrée dans le salon totalement redécoré pour l’occasion. Je guettais sa réaction. Son regard balaya la pièce jusqu’à tomber sur mon visage tout sourire.

- Merci. J’ai eu de l’aide pour tout aménager ! Par contre malheureusement …. Je te préviens Charles ...  Je risque de recommencer les années prochaines …

Et peut-être que l’année prochaine il y aurait deux bébés à quatre pattes à roder près du sapin….J’invitais Charles et Emma à venir me rejoindre près du feu, alors que j’entendais des pas discrets en direction de la porte. Quelle ne fut pas ma bonne surprise de voir Kitty se joindre à nous !

- Entre si tu le veux, il y a de la nourriture et de quoi boire Kitty. Tu n’es pas obligée de rester longtemps mais je suis ravie de te voir ici.

Je m’exprimais d’une voix claire et vraiment sincère en regardant la jeune femme alors que Kurt faisait son apparition lui aussi, et choix très surprenant sous sa forme bleue. Il me fit douter de ma propre apparence. Peut-être aurais-je du moi aussi venir bleue ? Je me levais alors de mon confortable fauteuil pour rejoindre les deux nouveaux arrivants pour les invités à venir se joindre à nous rajoutant un petit commentaire pour Kurt.

- Tu es sublime. Le noir te va très bien … Et le bleu aussi …

Ajoutais-je avec un petit clin d’œil alors que d’un revers de bras je les invitais à nous rejoindre près du feu. Debout, je me dirigeais vers la platine pour retourner le disque et remettre de la musique.

- Je vous laisse faire les présentations ?

Si on a tenu à participer à l’installation des décorations de Noël à l’Institut, on hésite beaucoup à participer à la célébration en elle-même. Il y a de nombreuses raisons à cela, aux premiers rangs desquelles la peur de gâcher les festivités pour madame Darkhölme, voire pour nous-même avec son aide, et le fait que l’Institut ne soit pas notre famille. C’est notre lieu de travail et on y a des amies. On est notre propre famille, sachant que les membres hors de notre esprit-ruche sont une mère décédée quarante ans avant notre naissance et un père qui nous a éduquées pour qu’on soit les meilleures personnes possibles en nous donnant une fausse version de l’amour qui nous rend désormais incapables de le comprendre. Après tout, cette même fausseté s’est retrouvée chez la plupart de nos proches envers nous. On a accepté cela comme trouvé de la force dans l’affection que certains nous ont donné malgré tout, par incapacité à rejeter comme affection de notre côté également et besoin d’avoir ce faux-amour familier. Tout comme on a accepté la perte de notre humanité et les explications sur pourquoi on avait tant de mal à être humaines : on ne l’est pas. C’est sur ces fondations que l’on se reconstruit, petit à petit. Revenir à l’un des usages dans lesquels on a grandi, avec les patrouilles et l’offre d’aide aux inconnus lors du marché de Noël hier soir, nous a fait du bien. Dommage, cela s’est fait au dépend de Kali. On a fait de notre mieux pour que cela en vaille la peine ; c’est ainsi que les choses marchent. D’où la question de ce soir : nos présences en valent-elles la peine ? Pour nous-même ? Pour les autres ? Est-ce que Kali sortirait de sa chambre sans nous ? Est-ce que cela ferait plaisir à Jean ou à monsieur Xavier ? Quid de monsieur McCoy et de mademoiselle Munroe ? Des élèves qui, comme nous, n’ont nulle part ailleurs où aller et apprécieraient peut-être la présence de Mindee pour les accompagner dans ces moments qui leur rappelleront peut-être plus ce qu’ils ont perdu que ce qu’ils ont gagné ? On a fait l’effort pour hier car il y avait une pertinence vis-à-vis de ce que l’on pouvait apporter. On n’en est pas certaines ce soir.

On est allongées sur nos cinq lits à fixer le même point du plafond alors qu’on réfléchit à toutes ces implications. On se souvient de l’époque où le Chœur était là pour mener se genre de réflexion plus rapidement qu’on en est capable et imaginer les différentes situations possibles à travers le temps. Comme celles où Jean, voire plus improbablement Kali, vienne nous inviter à être présentes. On aurait été prêtes à les suivre, vêtues de cinq cols roulés blancs et de jupes noirs perlées de cette même couleur, le tout complété par des collants couleur chair. Une chair différente de celles de nos lèvres, apprêtées de rouge pour l’occasion. Nos coiffures aussi ont été faites, même s’il s’agit des habituelles : les cheveux blonds lissent s’enroulent au niveau de nos oreilles, de nos gorges et de nos épaules. En espérant que les oreillers sur lesquels ils reposent n’aient pas tout déformé.

C’est ça que de se préparer avant de réfléchir si on va y aller, souligne Esmé. C’était au cas où on nous invite, souligne Mindee. C’était un bon moment aussi, souligne Céleste. C’est bien que l’on recommence à s’entretenir pour autre chose que du travail, souligne Sophie. Le travail est notre principale raison de nous y rendre, souligne Phoebe.

En l’absence d’intendance et d’intendant, c’est la direction de l’Institut qui se charge généralement de s’occuper des dépenses et des recettes afin d’équilibrer le budget. Cette fois cependant, Phoebe n’a eu qu’à constater ce qui était pris puisque madame Darkhölme avait carte blanche ; ce qui nous convient parfaitement, la paperasse n’ayant pas été notre à faire. On sait ce qui est prévu, au moins. On sait que des agents de service ne sont pas nécessaires. On sait aussi qu’y aller est nécessaire : remonter la pente n’est pas une question de volonté mais de discipline. Peut-être est-ce pour cela que l’on s’est préparées. On savait qu’on finirait par y aller, il nous fallait juste le temps d’amener nos réflexions jusqu’à ce point.

La super-intelligence la plus lente du monde, félicitations. Heureusement que t’en fais pas partie sinon ça serait dommage. Arrêtez avec l’ironie en pensée, cela n’a aucun sens. Les contraires s’attirant, trop d’intelligence ressemble parfois à de la stupidité. Je suis pas certaine que l’inverse soit vrai par contre.

On continue de piailler mentalement alors que l’on se redresse et se tournent toutes du côté droit de nos lits pour poser nos pieds, nus moyennant collant, sur le sol. Les trois du bon côté, à savoir celui où se trouvent nos cinq coiffeuses, regardent les coiffures de toutes à l’aide des miroirs. Les deux autres considèrent les chaussures appropriées et amènent donc le nouveau débat : talons ou pas talons ? On est unanimes et l’on se lève en parfaite synchronie. Les deux plus proches des deux portes d’entrées s’en vont vers le meuble à chaussures qui se trouvent entre elles, suivies par les deux au milieu. La dernière entreprend de contourner l’ilot central que forment nos cinq lits, entreposés en étoile au milieu de notre chambre. Ses yeux s’illuminent de brume bleutée alors qu’elle contacte simultanément Kali et Jean.


On n’a pas quinze minutes de retard, tout devrait bien aller. Qu’est-ce qu’on a dit sur l’ironie ? Ce n’était pas "à partir de 07PM" ? C’est inconvenant j’en conviens mais c’est mieux que rien, non ? Non, c’était à 07PM et non, ce n’est pas mieux que rien. Du coup on n’y va pas ? On n’a qu’à se cacher sous les draps ? On commandera des pizzas ? On n’a pas de télé. +1 Sophie. La télévision me semble un investissement solide. Non, tu as déjà la tablette. Je veux bien récupérer la tablette. On la mettrait où ? On a déjà eu cette discussion vis-à-vis de regarder des films avec Kali.

Discussion s’étant terminée par le fait qu’on devait avoir une tablette par personne, Kali incluse, afin de pouvoir chacune regarder la même chose sur son propre écran. Il n’y a pas de problèmes, que des solutions. Comme avec les habits. Les deux premières font suivre aux deux secondes les sandales à talons aiguilles puis récupèrent une seconde paire. L’une la donne à la dernière arrivée tandis que les trois autres attendent en identique position que l’on puisse toutes s’agenouiller pour les passer au pied. Cela ne nous prend guère de temps et l’on est ensuite libres de quitter notre chambre par la même porte, la dernière fermant derrière elle.

Un étage plus bas, on s’interroge sur l’attente de nos amies avant de convenir qu’il est mieux de ne pas être les dernières arrivées. Donc de continuer à descendre. Cinq pas en même temps, ce qui fait quasiment un seul claquement. Ainsi introduites, on reprend notre avance en ligne serrée afin de toutes entrer dans les couloirs et les arches. Les deux adolescentes sont aux extrémités, leur âge étant la seule chose les distinguant des trois jeunes adultes. Pour le reste, le naturel synchronisé et perturbant pour ceux qui n’y sont pas habitués est pleinement là. Les cinq robots. Les Stepford Cuckoos.

« Bonsoir à tous, intervient-on à cinq d’une même voix alors que l’on entre dans le salon contenant déjà sept personnes, soit deux de trop pour que l’on puisse regarder tout le monde en parlant et en se répartissant les interlocuteurs, tandis que nos mains se joignent au niveau de nos ventres pour faire le geste signature de Mindee et que l’on salut tout le monde des têtes et de sourires polis. Excusez-nous du retard. »

Voire de la présence ? Esmé, commence pas. Elle n’a pas tort, potentiellement. Courage les filles. Ouais, faisons que ça en vaille la peine.

Immobiles, on attend effectivement d’être excusées ou commandées afin d’agir à nouveau ; à moins qu’on nous rejoigne et qu’il nous faille laisser la place à l’entrée du salon. Celle du centre-droit a un regard prolongé à monsieur Xavier tandis que celle du centre-gauche en fait de même envers monsieur Wagner et celle du centre à mademoiselle D’Ancanto.

Personne ici ne nous est inconnu et, à l’exception de mademoiselle Willington, on n’est inconnues de personne. Peut-être nos proches remarqueront-ils un effort fait ce soir au-delà de nos présentations tacites.