« Pourquoi vous mentirais-je ? Je n’ai aucune raison de mentir mais vous le découvrirez par vous-même. »
Elle n'a pas menti. Je l'ai découvert au premier jour de décembre, lorsque j'ai reçu la tablette. Ce jour-là, j'ai vrillé complètement. La colère, la rage, le désespoir, m'ont entièrement envahi, submergé. Je les ai laissés s'exprimer dans un ouragan d'émotions négatives, ravageant ce que je pouvais ravager. Quand je me suis calmé, ça a été uniquement parce que j'ai entrevu une issue, la seule issue possible à ce moment-là. Mais alors que je m'apprêtais à me trancher les veines, quelque chose m'a stoppé dans mon élan, et je me suis mis à parler tout seul, dialoguant avec ma conscience - c'est du moins ce que les gardiens derrière leurs écrans de surveillance ont dû penser.
Après cette crise de folie passagère, je suis allé prendre une douche dans la petite pièce attenante à la cellule. Quand je suis sorti de la salle d'eau, la cellule avait été rangée, la tablette avait disparu, ainsi que les éclats de verre. J'ai regardé la caméra et ai demandé d'une voix dénuée d'émotion :
« Je voudrais avoir une craie. S'il-vous-plaît. »
Etonnamment, ils ont accédé à ma demande. J'ai commencé à compter les jours, en traçant des bâtons sur le mur au-dessus de ma couchette, comme dans les films de prison.
Suite à cela, je me suis muré dans le silence et l'apathie. J'ai passé l'essentiel de mes journées allongé sur ma couchette, à fixer le plafond. Lors de ses visites, j'ai laissé le médecin me manipuler encore plus docilement qu'avant, mais sans prononcer le moindre mot. Je tenais plus de la poupée de chiffon que de l'être humain. De temps en temps, quand une montée d'émotions menaçait de me submerger à nouveau, je me levais et je faisais du sport. Des pompes, des squats, des abdos. Fatiguer le corps pour fatiguer l'esprit. Ce n'est pas aussi efficace que je l'espérais.
Le matin du 24 décembre, alors que les chrétiens - et beaucoup d'athées consuméristes - se préparaient à fêter noël, j'ai demandé une autre craie, une jaune. Puis je me suis appliqué à dessiner sur le mur en face de ma couchette, avec ma craie blanche, une ménorah à neuf branches, avec ses neuf bougies éteintes. J'y ai passé du temps, effaçant les traits qui ne me convenaient pas, retouchant le dessin jusqu'à ce qu'il me paraisse bien.
Au matin du 25 décembre, lorsque je me suis réveillé, je me suis assis sur le bord de ma couchette et j'ai observé la ménorah factice durant un long moment. Je ne l'ai pas quittée des yeux alors que je prenais mon petit-déjeuner. Je ne l'ai pas quittée des yeux lorsque j'ai entendu les portes de l'ascenseur s'ouvrir. Je ne l'ai pas quittée des yeux lorsque j'ai reconnu la démarche de l'agent Caelestis.
« Vous venez m'apporter mes cadeaux de noël, agent Caelestis ? »
Je tente un brin d'humour, mais le cœur n'y est pas. Le ton non plus. C'est seulement la troisième phrase que je prononce en près d'un mois. Ma voix est légèrement enrouée, un peu plus faible que je ne l'imaginais. Tout comme mon visage impassible, elle n'exprime aucune émotion.
Les rapports concernant l’évolution de la situation de Joshua Jenkins au Raft sont des mails parmi des dizaines d’autres. Qu’il ait détruit la tablette n’avait rien de surprenant. Que les matériaux lui aient permis une tentative de suicide un peu plus. Les probabilités qu’il la mène jusqu’au bout considérant qu’il ne s’est pas suicidé lors de sa capture, comme beaucoup d’autres Héritiers l’ont fait par la suite, étaient faibles. Je ne suis pas certaine que s’eut été un bien ou un mal qu’il réussisse. Pour lui comme pour les autres. Mourir plutôt qu’attendre la mort au Raft me semble plutôt positif. De la miséricorde. Qu’importe la moralité d’offrir cette possibilité : il ne l’a pas fait. Il a parlé tout seul. Il a continué ce qui lui restait de vie. Il a commencé à compter les jours.
Je n’ai pas eu mon mot à dire pour la livraison de la craie. J’approuve la décision du directeur adjoint Kovacz de la lui avoir donnée. Ne serait-ce que pour lui permettre de compter les jours. J’ai consulté le docteur Emerson pour savoir s’il considérait cela comme une preuve d’avancement ; moyennant anonymisation des partis prenant de la situation pour des raisons évidentes de niveau d’accréditation. "Un prisonnier membre des Masques a renoncé à se suicider et compte les jours après la découverte de la destruction de son organisation : est-ce un signe qu’il est en transition vers autre chose ? Docteur, vous êtes ici pour parler de la situation et pas de moi". Le silence et l’apathie qui ont suivi ont été signes du contraire. La docilité et la soumission aussi. Les exercices poids du corps auraient été un bon indice s’ils avaient suivi une répétition régulière. L’incertitude sur le cas Jenkins ne m’a pas empêché de dormir. D’autres choses s’en chargent déjà.
J’arrive avec deux minutes d’avance. Rares sont les gens qui aiment travailler le jour de noël. Les pilotes du Quinjet sont allés légèrement trop vite. Les gardes du Raft ont marché légèrement trop rapidement. Il n’y a que moi que cela indiffère. Il n’y a que moi qui suis inchangée.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrent. Chaussures de ville. Tailleur noir avec pantalon et chemise blanche. Chignon. Attaché-case. Trois jours d’avance.
« Vous venez m'apporter mes cadeaux de noël, agent Caelestis ?
- En effet, lui réponds-je simplement en me retenant de dire que je réserve le costume de mère fouettarde pour mes collègues méritants. C’est la dernière fois que je viens vous voir ici, monsieur Jenkins. »
Monopoliser trois agents pour donner une drogue à un prisonnier du Raft n’est pas un investissement de ressources pertinent pour la SHIELD. Cela n’aurait jamais été au-delà de la première injection si je n’en avais pas fait la demande. Jenkins a une version des faits de mes motivations. L’agent Hand une autre.
Je m’arrête aux pieds des quelques marches qui mènent à sa cellule.
« Je m’excuse de vous déranger durant votre prière mais les choix sont les mêmes, déclare-je avec apathie alors que l’un des gardes se positionne pour ouvrir la cellule. Soit vous pouvez vous positionner dans le fond de votre cellule, face au mur et les mains sur celui-ci, soit vous pouvez rester assis sur votre lit. »
J’attends. Je ne prends pas la peine de répéter ce que j’ai dit le mois dernier. Il faut qu’il obtempère pour que le garde ouvre la porte télécommandée. Il faut que la porte télécommandée soit ouverte pour que j’entre. Il faut que j’entre pour que j’aille déposer mon attaché-case sur le tiroir porte-plateau. Tout semble se passer à l’identique de mon côté. Y compris la peur qui m’enserre la gorge et le buste. L’idée que Jenkins ait simplement cherché à endormir la vigilance des gardes est là. Improbable mais là. La dyssynchronie aussi. Heureusement pour moi : je suis impassible lorsque je me retourne vers le prisonnier.
Tout semble identique de mon côté. La tenue. L’attitude. Le contenu de mon attaché-case : la mousse qui contient la seringue n’en occupe qu’une partie tandis que la partie supérieure voit ses pochettes occupées de petits dossiers.
Je m’approche de Jenkins sans un mot de plus. Je m’apprête à lui faire le nettoyage de la peau à l’aide d’un coton désinfectant puis à faire l’injection. Il n’a plus de voix à force de s’être muré dans le silence. C’est à lui de briser le silence afin que je puisse voir à quel point j’ai fait s’écrouler les murs.
Elle répond à ma question par l'affirmative, sans réellement développer ni rebondir sur mon trait d'humour énoncé sans conviction. Je ne fête pas noël. Je ne suis pas chrétien, je n'ai donc pas de raison de célébrer la naissance du Christ. Si elle a un minimum de culture, elle l'aura compris en voyant la ménorah dessinée sur le mur.
Sa phrase suivante, en revanche, me fait légèrement et brièvement froncer les sourcils. Je n'arrive pas à savoir ce que je dois en penser. Cette femme m'a sauvé la vie et la prolonge chaque mois, mais elle est aussi celle qui m'a ôté tout espoir, toute raison de vivre. Et puis il y a un mot, dans sa phrase, qui me paraît étrange. Elle ne viendra plus me voir "ici". Pourquoi préciser "ici" ? Comptent-ils me transférer ailleurs ?
Elle s'excuse de me déranger pendant ma prière. Est-elle sincère, ou est-ce de la simple politesse ? Ou encore une forme de manipulation pour paraître "gentille", malgré le fait qu'elle ne manifeste pas plus d'émotion que moi ? Je détache mon regard du dessin sur le mur pour tourner lentement la tête vers elle.
« Vous ne me dérangez pas. »
Mon choix n'a pas changé depuis la dernière fois. Pour réponse, je place mon avant-bras à plat sur ma cuisse, comme lors de la précédente injection, si ce n'est que cette fois elle devra piquer directement dans la veine puisqu'on m'a retiré le cathéter. Je l'observe accomplir son petit rituel, entrer dans la cellule, poser sa mallette et l'ouvrir, en sortir la seringue. Je me demande, une fois de plus, pourquoi ils me maintiennent en vie, mais je ne pose toujours pas la question. Alors qu'elle s'approche de moi pour désinfecter mon bras, je reprends la parole.
« Les prières se font le soir. A la tombée de la première nuit, nous allumons une bougie, puis une supplémentaire chaque soir durant huit jours. Puis nous prions, nous chantons, nous mangeons des galettes de pommes de terre frites et des beignets à la confiture. »
Je ne sais pas pourquoi je lui raconte tout ça. Peut-être simplement parce que j'ai besoin d'en parler à quelqu'un, et qu'elle est la seule personne, en dehors du toubib et de l'ancienne Avenger, à me rendre visite. Je détourne mon regard de Caelestis pour le poser à nouveau sur la ménorah, du moins ce que je peux en voir puisqu'elle m'en cache en partie la vue.
« J'aurais dû allumer la première bougie ce soir, avec ma mère. Elle doit me croire mort, à l'heure qu'il est. »
Mère est la seule personne que je regrette. La seule qui me manque réellement. Parler d'elle me serre le cœur. Je l'imagine préparer les festivités, le cœur tout aussi serré, sans mari, sans fils. Seule. Je n'aurais pas dû parler de Mère. Je sens que mon visage n'est plus si impassible, que mon regard exprime de la tristesse, que ma voix ne se brise pas uniquement par manque d'utilisation. Je ferme les yeux quelques instants. Je me racle la gorge et ajoute :
« Si vous comptiez à nouveau me faire la morale, agent Caelestis, j'apprécierais que vous vous en absteniez. Ce n'est vraiment pas le bon moment. »
Je ne le dérange pas ? Il est vrai qu’il n’y a plus grand chose à vraiment déranger. Les explications viennent vite : les prières se font le soir. Il est important de voir la résurgence de foi religieuse désormais qu’il n’y a plus la foi dans les Masques. Les religions ne m’intéressent pas au-delà de l’instrument de lien social qu’elles sont. Même leurs parties philosophiques et morales m’indiffèrent. Celles-ci disparaissent toujours face aux besoins des puissants. Joshua n’en est pas un. La foi l’aide dans l’épreuve et il en parle ainsi. Nostalgie. Pas de bougie ici. Pas de "nous". Serait-il possible qu’il y ait des pommes de terre frites et des beignets à la confiture ? Je ne pense pas.
Je regarde le profil du visage de l’Héritier. La religion juive fait parti de son héritage. Je ne sais pas s’il l’a réellement redécouverte ou s’il continuait de la pratiquer. Je sais qu’elle prend plus de place dans son esprit. Reste à voir si elle est un nouvel obstacle à saper.
Joshua Jenkins aurait dû allumer la première bougie ce soir. Avec sa mère. Elle doit le croire mort. Comme son père. J’ai regardé le dossier familial des Jenkins à l’instar de celui des Morbius. C’est un point de pression. Un point de pression valide tel que le prouve le visage de Joshua. Joshua. Je reste impassible et j’en reviens à ma tâche.
« Si vous comptiez à nouveau me faire la morale, agent Caelestis, j'apprécierais que vous vous en absteniez. Ce n'est vraiment pas le bon moment. »
Je retire la seringue vide. Je retourne me placer face à son dessin. Face à son chandelier. Face à son souvenir. Au-dessus de mon attaché-case.
« Je ne me souviens pas vraiment de la dernière fois que j’ai fêté Noël, dis-je simplement alors que je range le tout. J’étais trop jeune. Mes parents m’ont dit que ma petite sœur et moi étions, chacune à notre façon, devenues trop grande. »
Nostalgie. Douleur. Je me les provoque volontairement afin d’avoir de l’empathie pour celles de Joshua.
« Ma sœur avait posé une question bien à elle, reprends-je avant de prendre une inspiration aussi grande que silencieuse… "pourquoi éteindre la cheminée afin qu’un inconnu puisse entrer par effraction pour nous prouver qu’il n’a pas compris le principe d’un cambriolage et nous faire des cadeaux alors qu’on est tous là et qu’on pourrait se les faire entre nous ?". »
Je me permets une nouvelle respiration après quelques instants d’une imitation d’une enfant de cinq ans en recherche d’attention à travers l’expression indisciplinée de ses pensées.
« Mon problème était plus une question de "comment". J’avais exclu plusieurs pays ne fêtant pas noël. Cela m’avait permis d’estimer la surface parcourue par le Père Noël comme d’environ 61 millions de km². Approximativement l’Europe, l’Amérique et l’Australie réunies. J’avais aussi supposé que les cheminées étaient réparties de façon uniforme sur cette surface. La moyenne des densités de population et la considération à l’époque de 3,5 enfants en moyenne par foyer m’avaient amenée à 108 millions de cheminées. Soit 1,77 cheminées au km². La combinaison des deux données précédentes me donnait environ 850m entre chaque foyer à visiter. Soit un parcours d’une longueur totale de 91.774 millions de kilomètres. Arrondis à 91.000 millions pour faciliter le calcul mental. 9,1x1011km devant être parcourus en 31h puisque le Père Noël était suffisamment intelligent pour suivre la course du soleil. Vitesse moyenne : 815km/s, soit 2700 fois la vitesse du son. Il a ensuite fallu doubler ce chiffre puisque le Père Noël doit passer au moins la moitié de son temps de livraison à faire de la distribution. Donc la vitesse moyenne serait de 1.630km/s. 5.868.000km/h. Mach 5433. J’imaginais aisément qu’un mutant puisse atteindre cette vitesse mais beaucoup moins qu’il ait un moyen d’éviter un bang sonore qui dévasterait les vitres. Ou que les jouets ne soient pas endommagés à cette vitesse dépassant de loin celle de désintégration des satellites entrant dans l’atmosphère. »
Je soupire. Un lourd soupir. Cela fait longtemps que j’ai tout rangé. Je n’ai pas fermé l’attaché-case.
« Quinze ans plus tard, la docteure Katy Sheen, géophysicienne de l’Université d’Exeter, a promulgué un article dans Science traitant du même sujet. Elle avait deux fois plus d’enfant à livrer que moi et a calculé eu une vitesse de 10 millions de Km/h. Le reste, on était plutôt d’accord. »
Exeter, compté de Deven, Angleterre. Elle s’est vue attribuer le statut de cité même si je ne me souviens plus des détails. Sa cathédrale construire dans le style normand au XIIe puis gothique à partir du milieu du XIIIe m’a marqué. Son horloge astronomique me semblait hérétique au sein d’un bâtiment obscurantiste. Mes parents ont pu nuancer la dépréciation familiale des chrétiens. D’autant qu’ils n’étaient pas catholiques là. "Pourquoi les chrétiens ne sont pas tous chrétiens pareil ?", avait demandé Lucy. "Parce qu’ils ont un h et un e en trop", avais-je supposé. Lucy avait mis quelques secondes à tout remettre en place. Les parents aussi. Puis Père avait expliqué.
Je n’ai pas faite la morale. Elle m’indiffère. C’est un verni qui s’effrite bien vite lorsqu’elle se trouve confrontée à des situations difficiles. Elle m’indiffère tout autant que l’immoralité la remettant en cause. J’ai plus d’estime pour le manichéisme que pour la moralité. Ce que je m’apprête à faire est immoral. Injuste également. Cela peut sembler maléfique mais l’est-ce réellement ? Un moyen maléfique ne peut-il aboutir à une fin bénéfique et inversement ?
« Monsieur Jenkins, conclus-je en me retournant avant de poser mes fesses comme mes mains sur le plateau qui soutien mon attaché-case, voudriez-vous des nouvelles de votre mère ? »
Une pause.
« Voire qu’elle ait des nouvelles de vous ? »
Je l’ai fait pour Morbius. Le Docteur avait bien plus de positif allant pour lui. Cela ne l’a pas empêché de me tourmenter par la suite. Jenkins n’a nul positif pour lui. Je ressens la peine de la perte. Je la pense comparable à la sienne. Alors je propose cette même possibilité.
L'injection est faite. Je rouvre les yeux. L'agent Caelestis range son matériel. Va-t-elle prendre en compte ma demande ? Je ne suis pas certain d'être capable d'encaisser de nouvelles critiques sur ma vie passée. Elle me tourne le dos alors qu'elle prend la parole, ce qui l'empêche de voir le léger étonnement sur mon visage. Elle me parle de son enfance, de sa famille. Elle se livre sur sa vie, comme je viens de le faire. Pour la première fois, nous avons un échange plus personnel, plus humain.
Je lui ai parlé de la tradition de Hanouka, elle me parle du père noël. Une athée. Chacun ses choix, chacun ses croyances. Sur le plan religieux, je n'ai jamais été intolérant. Elle me parle de sa petite sœur, de la question amusante et très pertinente qu'elle avait posée à ses parents. Puis elle repart dans ses maths. A nouveau, elle me perd rapidement avec ses calculs. Ce n'est pas important. J'en comprends surtout qu'elle a démonté le mythe par la science, et ce probablement alors qu'elle n'était encore qu'une enfant.
Elle se retourne enfin vers moi. Elle est restée longtemps de dos, plus longtemps que la fois précédente. Elle doit savoir qu'elle n'a rien à craindre. Elle sait qu'elle a réussi à me briser. Je me demande vaguement si elle en tire une quelconque satisfaction. Mais cette femme est une scientifique avant tout. Je ne suis probablement que le sujet d'une expérience pour elle. Des données sur un carnet. Un cobaye.
La question qu'elle me pose, pourtant, est très personnelle. Je sens mon cœur faire un bond dans ma poitrine. Elle me propose de me donner des nouvelles de Mère. Bien sûr que j'aimerais en avoir ! Mais… Après avoir eu une étincelle d'intérêt et de désir dans le regard, je m'assombris de nouveau alors que j'y réfléchis. Puis je décide de lui répondre franchement.
« Pour être honnête, agent Caelestis… Je crains de mal réagir à ce que vous pourriez m'annoncer. »
Lorsque l'agente qui m'a capturé puis interrogé dans les débuts de ma captivité m'a parlé de ma mère, j'ai compris que ce pouvait être un atroce moyen de pression sur moi. Mon seul attachement personnel, ma seule faiblesse sentimentale. J'avais alors tenté de faire comme si cela ne me touchait pas plus que ça, mais l'agente avait compris que je mentais. Et s'ils avaient réellement arrêté ma mère ? Si la pauvre femme, si dévouée et si gentille, croupissait elle aussi dans une prison alors qu'elle n'avait commis aucun crime ? Je ne suis pas prêt à l'entendre. Je préfère la penser chez elle, dans sa maison de banlieue londonienne, seule mais libre.
« Quant à lui donner de mes nouvelles… Je suis enfermé… dans un pays étranger… dans une prison sordide… sans but… sans espoir… et je ne survis que par votre volonté. Il vaut mieux qu'elle me croie mort. »
Inutile de tenter de lui cacher mon état d'esprit, elle l'a sans doute déjà compris. Cette femme est loin d'être stupide, c'est même probablement la personne la plus intelligente que j'ai rencontrée jusque là. Elle m'a vu aux limites de la folie. Elle me voit au fond du trou. Va-t-elle me tendre une pelle pour que je creuse encore un peu plus, ou me tendre la main pour m'aider à remonter ?
« Pour être honnête, agent Caelestis, répond-t-il franchement avant d’hésiter, m’amenant à cligner des yeux puis à pencher légèrement la tête sur le côté… je crains de mal réagir à ce que vous pourriez m'annoncer. »
J’acquiesce. Je comprends. Je vois les craintes. Je vois la cruauté de l’imaginaire par rapport à la réalité. Je croise les bras devant moi. Certains voient en ce geste un rempart pour se protéger des autres. D’autres y voient un attachement afin de se soutenir soi. Je reste là, les fesses sur le mobilier et le regard sur l’homme.
L’homme qui hésite encore. Les phrases sont difficiles à sortir. Chaque idée vient. S’échappe. Saigne. Une pulsation de paroles artérielles qui menacent de laisser son locuteur exsangue. Cela me fait quelque chose. Emotionnellement, je ne sais pas quoi. Intellectuellement, je m’en doute.
« Vous ne survivez pas par ma volonté, corrige-je tranquillement. Cependant, vous pourriez. »
Quelque chose s’en vient noyer totalement ce que j’ai pu éprouver auparavant alors que je tourne mon esprit vers les futurs possibles. La peur. Elle s’en vient me serrer un cœur qui entreprenait de rappeler sa fonction littéraire les instants précédents. Elle s’en vient me serrer une gorge d’une manière différente à ce qui se faisait jusqu’ici. Mon visage reste impassible, je le maitrise. Aux exceptions, peut-être, d’un élargissement des narines ou des pupilles. Mon souffle ne me trahira pas, lui. Je suis habituée à vivre dans la peur. Pas avec. Dans.
Mes yeux se détournent de ce qui en est la cause à venir, de façon plus perceptible qu’intellectuelle mais tout aussi fausse que le cœur comme siège des émotions. Mes yeux se tourne vers ceux qui maintenaient la peur à distance, avec leurs armes et leurs présences.
« Laissez-nous, leur ordonne-je simplement. Vous n’avez pas l’habilitation pour ce qui suit. »
Après un échange de regard et un appel radio afin d’obtenir confirmation, les deux gardes s’en vont se poster devant l’ascenseur. De quoi voir la conversation à défaut de l’entendre. De quoi intervenir trop tard si les choses se passent mal. Mon esprit sait qu’il n’y a que très peu de probabilité que ce soit le cas. Sous l’influence de mon cœur figuré, il s’imagine pourtant tellement de scénarii que j’en relève le menton de quelques degrés. Je regarde Joshua Jenkins de haut, ce que je n’ai jamais fait jusqu’ici.
« Vous survivez par la volonté d’un Etat à ne plus pratiquer la peine de mort. Pour certains, elle est trop cruelle. Pour d’autres, elle n’est pas assez dissuasive. »
Mon indifférence pour ce débat n’est pas suffisante à faire reculer ma peur mais je la note cependant. Elle est à l’égal de mon immobilisme, buste verrouillé et appuis légers : là.
« L’un de mes projets inclus la réinsertion de mutants ayant commis des crimes à cause de leurs pouvoirs, mens-je à moitié. Peut-être pourriez-vous correspondre à ses critères ? »
Une pause. Je fais toujours face à celui que j’imagine essayer de me tuer avec une grande créativité. Aujourd’hui ou demain. Avec ses mains ou ses pouvoirs et l’option d’objets du quotidien. Mon cœur s’accélère mais je refuse que mon souffle en face de même.
« Vous allez me répondre que vous n’êtes pas un mutant. Je vais vous répondre que vous ne regrettez pas vos actes. »
J’avale ma salive avec peine. Puis je décroise les bras avant d’amener la main gauche contre mon flanc. Enfin, je le le désigne d’un geste lâche de la droite.
« Le marché est simple : donnez-moi votre vie afin que la SHIELD en user comme elle l’entend. Vous aurez l’occasion de la vivre hors d’ici en échange. »
Je ramène ma main droite sur mon flanc, en miroir de la précédente.
« Et ayez l’intelligence de ne pas vous louper quand vous me trahirez. Il serait appréciable que l’un de nous deux survive à cette histoire. »
Elle rejette l'affirmation que j'ai faite, selon laquelle je survis par sa volonté. Je n'ai pas envie d'entrer dans un débat. Son équipe a recréé le sérum, elle m'en apporte une dose chaque mois, je lui dois donc ma survie. Je n'oublie pas l'état dans lequel le manque m'a plongé. Je ne veux pas revivre ça. Je n'oublie pas non plus que sans le sérum, mon corps se dégraderait à vitesse grand V. Je ne suis qu'un mort en sursis. Mais je ne réponds rien. J'attends la suite. L'opportunité. L'offre. Quelle qu'elle soit.
Elle se tourne vers les gardiens et leur demande de nous laisser. Oh. C'est une première. Ils s'éloignent jusqu'à l'ascenseur. Est-ce que leur petit joujou télécommandé fonctionne à cette distance ? Non pas que je veuille tenter le coup. Caelestis doit savoir qu'elle ne craint rien. Je suis dépendant d'elle. L'attaquer serait stupide et insensé. Je n'ai aucune raison de le faire.
Elle me parle de la peine de mort, tout en se gardant de donner son opinion dessus. A nouveau, je me demande d'où elle vient. J'ai même envie de lui poser la question, cette fois. Mais je ne veux pas risquer de l'interrompre dans son discours. Je veux savoir ce qu'elle a prévu pour moi. Avoir enfin des réponses, après trois mois de silence et d'isolement.
Elle me parle de son projet de "réinsertion des mutants criminels". Me coupe l'herbe sous le pied en disant ce que je m'apprêtais à répondre. J'avais ouvert la bouche pour protester, je la referme avec un léger sourire en coin. Au moins elle a compris cela. Elle décroise les bras, place une main sur sa hanche, me désigne vaguement de l'autre. Elle adopte une posture plus autoritaire. Ce n'est pas vraiment nécessaire, mais cela doit la rassurer.
Le marché est simple, m'assure-t-elle. Travailler pour le S.H.I.E.L.D. Quitter cet endroit. La carte "sortie de prison" qu'elle m'agite nonchalamment sous le nez éveille évidemment mon intérêt. Plus que de l'intérêt, un désir profond. Je rêve de sentir le soleil sur ma peau, le vent sur mon visage. En trois mois, ils ne m'ont pas laissé sortir une seule fois à l'extérieur. On n'imagine pas à quel point la lumière du jour peut nous manquer tant qu'on n'en a pas été privé.
Elle pose sa deuxième main sur sa hanche. Me fait une annonce qui me fait en premier lieu hausser un sourcil surpris par cette déclaration insolite. Puis mon sourire s'élargit. C'est le tout premier que je lui offre et il n'est pas vraiment amical. Je me lève, lentement, pour ne pas affoler les gardiens qui veillent au grain de loin. Je m'avance doucement vers elle, la surplombe - je dois bien faire vingt centimètres de plus qu'elle. Je penche la tête sur le côté et voûte légèrement mes épaules pour la regarder dans les yeux. Je la fixe un moment. Je prends mon temps. Son étrange trait d'humour noir a reflété la peur qu'elle a de moi. J'en joue. Puis je finis par lui dire, très calmement :
« Je ne vais pas mordre la main qui me nourrit... »
La phrase est censée être rassurante, à l'inverse de l'attitude. Mon sourire disparaît. Je me recule de deux pas, de ce que me permet l'étroitesse de la cellule. Inutile de trop jouer avec le feu. Je me tiens droit, les bras le long du corps, les pieds bien ancrés au sol et parallèles aux épaules, dans une posture quasi-militaire.
« Je vous écoute. Quelles sont vos conditions ? »
Elle m'a accroché avec une proposition très vendeuse, maintenant je veux connaître les petites lignes au bas du contrat.
La peur est la plus utile de toutes les émotions primaires. Elle motive la survie. Elle accroit les capacités qui permettent celles-ci. Il est cependant difficile de déterminer qui est la plus difficile à utiliser correctement entre la peur et la colère. C’est individuel. Il s’agit de la peur chez moi. La colère est aussi érodée que le reste.
La peur m’agite littérairement le cœur littéraire et littéralement les neurones. Joshua Jenkins le voit. La voit. Au-delà de son intérêt. Au-delà de ses rêveries. Ni l’un ni les autres ne réussissent à le faire sourire. Mon espoir y arrive. Ce n’est pas ironique car je ne pense pas l’inverse de ce que je dis. Je suis sincère. Ce n’est pas sarcastique car ce n’est pas moqueur. C’est un espoir.
Un espoir qui fait se lever l’Héritier. Il est plus grand que moi de vingt-deux centimètres. Pratiquement une tête. Une tête et vingt-deux centimètres qu’il approche de moi. Un sourire de prédateur et cent nonante centimètres qu’il approche de moi. Je les regarde faire. Je le regarde faire.
Les parties internes et externes de mes sourcils remontent légèrement sous la tension de mes muscles frontalis. Mes sourcils s’abaissent et se rapprochent sous la tension de mes muscles precerus et corrugator supercilii. Ma paupière supérieure s’éloigne de mes sourcils sous la tension de mon muscle orbicularis oculi. Les extrémités externes de mes lèvres s’étirent sous la tension de mes muscles risorius et platysma. Ma mâchoire s’entrouvre sous la tension de mes muscles masséter, temporal relâché et ptérygoïdien médial.
Il existe deux solutions à la peur. Fuir ou combattre.
Durant cinq années, j’ai fui. J’ai fui dans mon travail. J’ai fui dans l’idée qu’il pourrait me permettre de mettre fin à ma peur. Dans l’idée qu’il me permettait de l’affronter. Qu’il me permettrait de l’affronter. Ramener ma sœur. Ramener tout le monde. D’autres l’ont fait.
Le déni a été la première réaction à cela : ce n’était pas possible. La colère est arrivée ensuite : j’avais échoué. Le marchandage s’est installé : je pouvais encore réussir et je pouvais encore améliorer. La dépression a suivi : qu’est-ce que j’allais devenir ? L’acceptation est arrivée.
L’acceptation est arrivée lorsqu’un fantôme m’a appelé pour lui dire qu’il venait me hanter. L’acceptation est arrivée lorsque le chauffeur que j’avais missionné pour aller récupérer le fantôme à l’aéroport m’a signalé une panne sur l’autoroute. L’acceptation est arrivée lorsque j’ai dû louer une voiture et aller récupérer mon fantôme moi-même. L’acceptation est arrivée : je ne pouvais plus fuir.
Alors j’ai dû combattre. Alors j’ai dû mener un combat que je savais ne pouvoir gagner. Alors j’ai dû m’engager dans un combat qui me mènerait à la mort.
A la libération de la peur.
Je pourrais aisément vaincre l’Héritier. Je pourrais aisément diminuer par deux la taille de Joshua Jenkins. Un coup de genou dans le triangle génital. Le relâchement de mes hanches afin de frapper des deux paumes contre ses oreilles. La première douleur lui brouille la vue. La seconde lui fait perdre l’équilibre. Il ne me faudrait que deux secondes pour cela. Ce n’est pas ce que je veux.
Je veux lutter jusqu’à ce que tout s’arrête.
Jusqu’à ce que je tue la peur ou qu’elle me tue.
Il penche la tête sur le côté. Il voute les épaules. Il me regarder dans les yeux.
Mes joues remontent sous la tension de mon muscle pars orbitalis. Mes coins de lèvres se relèvent sous la tension de muscle zygomatique.
Je suis à la limite. La limite entre la peur et l’autodestruction. Je le sais. Le sait-il ?
Il se contrôle. Il se contrôlera. Il n’a pas le choix.
Quid de moi ?
« Je ne vais pas mordre la main qui me nourrit… »
Les muscles pars orbitalis et zygomatique se détendent. Mon sourire disparait. Le sien aussi.
Je le regarde reculer en rabaissant le visage pour continuer de lui faire face. Il me fait fasse aussi. Il attend mes consignes. Tous les muscles de mon visage se détendent. Ils resteront accrochés au symbole de mort qui se trouve dessous. Soit.
« Je vous écoute. Quelles sont vos conditions ? »
Je pousse un grand soupir nasal. Je me tourne ensuite de biais. Le côté gâuche est tourné vers l’Héritier tandis que l’autre et le visage le sont vers mon attaché-case. Je tends la main droite dans la partie supérieure de celui-ci. Le porte document. J’en tire une liasse de papier que je transferts dans ma main gauche en la suivant du visage. Que je tends à Joshua Jenkins en le suivant des yeux.
« La synthèse est : la SHIELD vous surveille constamment, vous héberge et vous nourrit. Vous êtes corvéable à merci. »
Les Héritiers ont financé deux moyens de s’assurer que leurs expériences "ne mordent pas la main qui les nourrit" : le Sérum H et une puce cérébrale télécommandée capable d’activer le cortex cérébral de façon à générer de la douleur. Ils étaient en avance sur beaucoup de choses mais pas l’esprit pratique. Dommage puisque cela aurait peut-être permis d’être efficaces dans leur lutte plutôt que de se limiter à un coup d’éclat de vilain de la semaine. La SHIELD n’a pas l’intention d’user de telles méthodes. Il est trop tard pour le Sérum H mais pas pour la puce ; laquelle a été discutée. Jenkins va déjà mourir d’un cancer généralisé ainsi lui en rajouter un au cerveau avec le récepteur est un détail technique. Ce n’est cependant pas un détail idéologique. Un bracelet géolocalisateur avec microphone devrait être suffisant. Ainsi qu’un suivi médical, un psychologique et un général. Même régime qui est appliqué à Luke Hunt et qui sera applique à Dina Rainston. Joshua Jenkins est celui à avoir tué le moins de personnes sur le trio lorsqu’on y réfléchit.
« Je vous donnerai le stylo au moment de signer, précise-je avec impassibilité. Lisez et faites-le dès maintenant. Peut-être que vous pourrez ainsi retrouver votre mère à temps pour les fêtes. »
Le sourire qu'a l'agent Caelestis en réponse du mien, alors que je me rapproche d'elle dans une attitude menaçante, a quelque chose de malsain. De presque glaçant. J'avais du mal à comprendre ses mots, par moments, à présent j'ai du mal à comprendre ses réactions. Il y a quelque chose de bizarre chez cette femme. Je n'arrive pas à mettre le doigt dessus, mais elle m'intrigue. J'ai envie d'en savoir plus sur elle. Mais je songe qu'elle se fermerait sans doute à la moindre question personnelle, alors je n'en pose pas. Et est-ce que j'ai vraiment envie d'en savoir plus, dans le fond ? Oui. Non. Si. Rah. Focus, Jenkins.
Elle soupire, ouvertement, puis se tourne vers sa précieuse mallette, dont elle sort une liasse de papier. Elle me la tend. J'écoute la synthèse. Je prends le dossier, sans geste brusque. Je me rassois sur mon lit. Elle n'a pas besoin de m'ordonner de lire pour que je commence à le faire. Je veux savoir ce qu'ils me réservent, tout en songeant que le S.H.I.E.L.D. semble avoir tous les droits alors que je n'en ai aucun, et que ce contrat ne vaut peut-être rien. Mais je n'ai pas d'autre choix que de porter crédit à ce que je lis. Je relève cependant la tête lorsqu'elle évoque ma mère à nouveau et hausse un sourcil sceptique.
« Vous me laisseriez repartir en Angleterre ? »
Je me doute bien que ce ne serait que le temps des fêtes, voire moins, le temps de voir ma mère, simplement. Si l'agence compte m'utiliser, ils vont me garder sous la main. Le contrat parle d'un logement sous surveillance à Manhattan et de trois entretiens par semaine, pour un suivi médical, un suivi psychologique, et un suivi général. Avec Caelestis. On va donc se voir plus souvent, elle et moi. J'ai bien du mal à interpréter l'émotion que cette idée suscite en moi. Je préfère donc l'ignorer.
Les conditions ne me paraissent pas très strictes. Le port d'un bracelet électronique à la cheville est bien moins restrictif que la saloperie que je porte actuellement autour du cou. Mais ils me tiennent autrement, de toute façon : sans eux, c'est la dégénérescence mentale et physique, les hallucinations et le cancer généralisé. La surveillance constante ne me choque pas. Je n'ai jamais été libre. Je ne m'en suis jamais plaint. Cela me convient.
Je suis une arme. Un soldat. Comme je l'avais dit à l'ancienne Avenger, je suis un soldat sans état-major, une arme que plus personne ne peut manier et que l'on a rangé dans un tiroir pour qu'elle prenne la poussière. On me propose de me ressortir pour me mettre au service d'une nouvelle armée. Peu importe les conditions, tant qu'ils ne me demandent pas de jouer les héros en sauvant des monstres.
Je termine ma lecture, puis tends la main sans un mot, paume vers le ciel, pour réceptionner le stylo. Je signe le document. Peu importe s'ils me manipulent, si je ne saisis pas tout ce que cette offre implique. Je vais sortir d'ici. Je vais à nouveau être utile. Utilisé, mais utile. Je pose le stylo sur le document que je rends à Caelestis, puis je me lève de ma banquette, pour la dernière fois.
« Il me tarde de revoir le soleil... »
Je ne souris pas, mais mon regard est plus vif, plus doux, alors que je sens mon cœur qui s'emplit d'un sentiment que je pensais ne plus jamais éprouver : un nouvel espoir.
La prudence est revenue chez Jenkins. Il a testé les limites. Il a testé mes réactions. Il m’a testée. Il n’a sans doute pas envie d’aller trop loin. De voir ce qu’il a entraperçu. De tout faire foirer. Je peux le laisser ici et l’oublier pour reprendre ma vie. L’inverse est faux.
L’inverse est faux car il est en prison. L’inverse est faux car je suis une porte de sortie pour son corps. L’inverse est faux car je suis une porte de sortie pour son cœur.
« Vous me laisseriez repartir en Angleterre ? »
Voilà qui est complémentaire à la possibilité de lui faire revoir sa mère. Revoir sa mère dans son environnement. Dans leur environnement. Revoir la partie normalisée de sa vie. L’utiliser aussi pour retrouver de nouvelles parties anormalisées de sa vie ? Non. Tout a déjà été récupéré au sein de son cerveau. Il n’a plus rien à nous apprendre. Toute la mémoire du disque dur a été lue et retranscrite ailleurs. Chose qui n’est pas une réponse.
Je pourrais répondre sur la technicalité. Les Quinjets sont alimentés par des réacteurs ARC miniatures de Stark Industries. Chacun dispose donc de la puissance d’environ trois réacteurs à fission nucléaire. L’autonomie de vol est supérieure à tout engin civil. Elle est potentiellement illimitée du fait de l’usage d’un dérivé de la Pierre de l’Espace, donc probablement de l’énergie du point zéro, afin de déclencher la réaction de fusion nucléaire.
Je pourrais répondre sur la nuance. Sa mère ne se situe pas forcément en Angleterre. Peut-être que la femme est plus qu’une citoyenne sous surveillance de la SHIELD considérant ses accointances. Jenkins a eu raison lorsqu’il n’a pas souhaité connaitre son sort ; la probabilité qu’elle soit emprisonnée quelque part est forte. Irréelle mais forte. La complicité de terrorisme n’a pas été prouvée. Je ne sais pas pourquoi : je ne m’occupe pas de l’affaire. Un télépathe aurait suffi à découvrir si madame Jenkins était ou non au courant des activités de feu son mari et de son fils. Ecouter des retrouvailles avec le dernier protagoniste peut le permettre aussi. Ai-je le cœur d’user d’un fils pour enfermer une mère ? Non. Chacun assume les conséquences de ses choix et de ses actes ainsi ne serait-ce que Justice. La Justice ne m’intéresse cependant pas. L’efficacité oui. Madame Jenkins est un point de pression sur Jenkins. Un de plus.
Je pourrais répondre sur de nombreuses choses. Je reste silencieuse. Je fais face à Jenkins avec les mains dans les poches. Sa lecture est plus importante que sa question. Elle répond à bien d’autres interrogations dont l’impact sur nos avenirs mutuels est plus étendu.
Jenkins termine sa lecture. Jenkins tend la main.
Je sors un stylo de la poche intérieure de ma veste. Je le lui tends.
Je me sens à nouveau en danger mais j’ignore le sentiment. Je le laisse signer.
Je me souviens de la discussion avec Hunt et contre Carthew. "Si elle n’est pas trop gourmande…" a déclaré la "Emy" de Luke Hunt. "Je suis ici pour l’âme de monsieur Hunt, ai-je répondu. J’en obtiens une seconde aujourd’hui. Beaucoup pourraient être tenté de considérer que la nature monstrueuse de gens comme Hunt ou Jenkins les ôte de toute âme. De toute humanité. Comme si âme et humanité n’impliquaient pas la possibilité de faire le meilleur comme le pire. L’un et l’autre pouvant être fait pour les meilleures ou les pires raisons. Meilleurs et pires n’étant que des concepts subjectifs.
Jenkins se désarme du stylo sur le document et tend ce dernier sans se lever. Je prends note de la manière de faire : il se montre le moins menaçant possible. Je décroche une main d’une poche pour récupérer les deux objets.
« Il me tarde de revoir le soleil, conclu-t-il alors que je me détourne de lui vers mon attaché-case.
- Londres n’est peut-être pas la meilleure destination pour cela, réponds-je avec un sarcasme tout en rangeant les papiers avant de sortir le bracelet électronique dont il était question. vous y serez néanmoins pour cette après-midi et demain. »
Mon vendredi matin n’est occupé que du suivi d’Hunt afin de voir s’il trahit sa dulcinée ou notre accord et de l’arrestation de ladite dulcinée. Je peux parfaitement faire la séance d’introduction à son suivi pour Jenkins. Cela me permettra de savoir s’il a réellement retrouvé ce qu’il a à aimer et à perdre afin d’avoir d’autres motivations à son engagement envers la SHIELD. Le faire survivre est une chose mais le faire vivre est mieux ; à mon sens. Auquel aspire-t-il ? Cela ne me concerne pas au-delà du fait qu’il soit le plus efficace possible.
Chacun fonctionne différemment.
Notre face à face est différent du précédent. Jenkins ne sourit pas. Son regard a repris des couleurs. Je ne souris pas. Mon regard se teinte d’appréhension. Il fait vingt-deux centimètres de plus que moi lorsque je suis à mon plus haut. Je vais m’agenouiller. Je vais me positionner physiquement comme je me sens sentimentalement et intellectuellement face aux membres de la race supérieure qu’est le mutant ; naturel ou artificiel. Je vais lui passer l’instrument de surveillance qui remplacera celui d’humanisation par nullification des capacités inhumaines.
« Ne bougez pas. »
L’ordre est aussi simple et froid que la tâche qu’il va me permettre d’accomplir.
Le bracelet de cheville s’allume dès que son accroche électronique se ferme. Le courant passe. La SHIELD surveille. Je le dissimule sous le pantalon de toile. Je me redresse.
J’hésite à préciser que l’ordre reste en vigueur. Je n’en fais rien. Je me retourne et m’en vais fermer l’attaché-case.
« Suivez-moi, dis-je en entreprenant de sortir pour aller à l’encontre des gardes qui ont sans doute demandé plus amples explications à leur directeur adjoint par radio ; chose qui m’amène à les interroger, une fois à leur niveau : Tout sera-t-il en ordre une fois le document de transfert inter-organisation signé ? »
La réponse est évidemment positive et je demande donc à ce que la tablette me soit apportée au Quinjet. Je n’aime pas les signatures électroniques car elles peuvent être piratées. Je préfère la signature de documents papiers numérisés par la suite. La fraude est plus aisée à prouver. Jenkins a dû signer les deux documents et je lui remettrais sa copie lorsqu’il aura un bagage pour la stocker. Hors d’ici, donc.
Chaque étage du Raft est un octogone avec un ascenseur et sept cellules. Celles-ci sont, à mes yeux, le plus gros travail d’ingénierie du lieu. Elles sont mobiles. Leur première pièce "à vivre" contient un lit sur la partie gauche et un tabouret devant le passe-plat intégré au mur sur la partie droite. Une double porte sur le mur du fond permet d’accéder à une petite salle de bain, incluant douche, toilettes et évier. Tout est prévu pour que rien ne ressorte, humainement parlant. Il est possible de voir les jointures de maintien des cellules qui permettent aux Raft de les éjecter dans l’océan ; une prouesse d’ingénierie puisqu’il ne se coule pas seul se faisant. Les deux gardes nous flanquent dans ledit ascenseur alors qu’il remonte vers le dernier étage. Celui-ci est une aire de débarquement et de stockage aéronautique. En son centre se trouve la plateforme ascensionnelle qui permet les décollages verticaux une fois sortie de la structure ; ainsi que le Quinjet du SHIELD, différents des véhicules de l’US Navy et de l’US Marshal Service qui gèrent le Raft. Entre lui et nous se trouvent des agents de ces organisations afin d’enregistrer ledit transfert. Cela se fait rapidement et professionnellement.
Un monstre de moins chez eux. Une arme de plus chez nous.
Je grimpe ensuite la rampe d’embarquement du Quinjet. Son planché est métallique. Ses parois sont greffées de sièges pour une dizaine de passagers. L’un des deux plus proches du cockpit s’accompagne d’un ordinateur. Les deux pilotes attendent au final dans ledit cockpit. C’est vers eux que je me dirige.
« Changement de destination, leur dis-je simplement en regardant la seule vitre donnant vers l’extérieur de l’appareil. Direction les bureaux de Londres. »
Le trajet va durer plusieurs heures. New York et Londres sont séparé de 5,6 milliers de km environ. Soit approximativement sept heures de vol. Je suis incapable de placer le Raft sur une carte mais il est logiquement dans les eaux nationales américaines. Donc à une heure maximum des côtes. Je soupire après m’être assise sur l’un des sièges au confort discutable. L’aller-retour va être pénible.
« Vous serez logé chez votre mère, annonce-je à Jenkins sans plus d’implication émotionnel que lorsqu’on le fait d’une évidence. Nous tâcherons de vous trouver des vêtements une fois au QG londonien. »
Les vitres du cockpit laissent voir les voutes et les mâchoires de fer du Raft puis l’océan Atlantique à perte de vue une fois que la plateforme ascensionnelle nous à extirpé du bâtiment. L’horizon est aussi bleu que l’océan. Le Quinjet décolle ensuite et je sais que je ne vais pas m’endormir sur ce trajet ; contrairement à tous les autres. Jenkins me laisse sur mes gardes et me donne beaucoup de choses à penser. Chose qui me renforce dans ma décision de ne pas lui faire la conversation.
« Maintenant, faites silence. »
Tout est ambivalent. A double tranchant ou interprétation. Je donne aujourd’hui la liberté et une nouvelle forme d’emprisonnement à Joshua Jenkins. Je lui permets une redécouverte de ce qu’il aimait et donc de ce qu’il peut perdre. Je pourrais continuer à me perdre dans ces pensées longtemps mais il est une question à laquelle je ne pourrais pas répondre. A-t-il réellement un nouvel espoir ?
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