« Pourquoi tu toques, demande-je à Sophia une fois qu’elle a fini de le faire trois fois. Vu la taille du manoir, c’est quand même improbable qu’il t’entende. Pas autant qu’il t’ouvre la porte mais quand même. »

Je dis ça je dis rien mais je le dis quand même ! Et sur un ton réellement dubitatif : je ne comprends pas. Il faut dire que je ne comprends pas tellement tout le plan. Le sentiment d’impuissance parce qu’on est un humain dans un monde que les médias nous dépeignent comme majoritairement composés de surhumains, je le comprends. Même si je sais que la population surhumaine est très limitée en nombre et que c’est la culture qui la met en avant ; un peu comme avec la violence et le fait que nous soyons la société la moins violente de toute l’Histoire Humaine mais que l’on nous surexpose à une violence d’autant plus choquante qu’elle est rare. Et je ne dis pas ça parce que violence et surhumanité sont liées : ce n’est probablement pas le cas même si les médias tendent à le laisser penser. Après, ne pas comprendre m’amène à chercher à le faire, comprendre, pas forcément à juger. Sophia veut tenter de rencontrer un super-héros qui dispose d’éléments communs avec elle, comme le handicap suite à un accident ou le diplôme de médecine ayant amené à faire de la chirurgie au Metro General Hospital, alors je lui donne un coup de main. Elle vit à une dizaine minutes en voiture du 177A Bleecker Street, lui-même situé à 3-4 minutes de mon immeuble qui se trouve à une autre dizaine de minutes en voiture de chez elle ; et je dis bien "en voiture" et pas "en bus" car, ça y est, j’ai sauté le pas !

J’ai passé la semaine à chercher des cadeaux pour tout le monde et tout le monde m’inclus également, sachant que charité bien ordonnée commence par soi-même. Je me suis donc offert mon cadeau de moi à moi avant tous les autres puisque de toute façon je travaillerais à Noël : Lotus Evora 400 de 2015. 4m39 de long, 1m85 de large, 1m20 de haut et 1395kg… autant dire qu’après le bus, on est vraiment sur la petite sœur. Sachant que niveau énergie, elle fait passer la Lucky mobile pour une Luck Immobile ! Le 400 est pour le nombre de chevaux qui permettent de passer de 0mph à 60mph, soit 97km/h, en 4s environ. Pratique pour rouler en ville. Vitesse maxi de 300km/h. Bis repetita. Heureusement que l’amortissement est confortable et que la direction est douce comme communicative. Heureusement encore que le V6 dispose d’une ligne d’échappement à double effet : il n’est pas aphone mais étonnamment discret. Et non, je n’ai rien démonté. Par contre j’ai tout regardé ! Quatre places même si les deux arrières devraient compter que pour une seule vue que "place" est une hyperbole mais ça fait partie du charme et du chiant quand on vit avec deux grands mecs. D’où qu’ils ne soient pas venus d’ailleurs, mes deux deux. Ils savaient que c’était Sophia qui aurait la place passager avant, avec le grand siège au rembourrage de cuir rouge. D’un autre côté, c’est à elle que je viens filer la main et c’est aussi elle qui m’a aidée à trouver la voiture. Elle le mérite ! Intérieur revêtement cuir rouge et polymères noirs, extérieur argenté pour la carrosserie, volant du bon côté car j’ai pris une italienne et non une anglaise ; le bon sens, c’est par là. Et la suite de la discussion aussi. Après tout, on l’a garée sur Bleecker Street puisqu’il y a des places des deux côtés de la voie en sens unique et accompagnée d’une piste cyclable dont le sens unique reste à prouver puisque les gens évitent d’utiliser leurs vélos lorsqu’il neige comme aujourd’hui.

Car il neige. La période est bonne pour ça : avec 3 degrés Celsius de température moyenne, même si l’humidité fait qu’on a l’impression qu’il fait sacrément plus froid, la neige arrive facilement. J’ai appris à rouler sur la neige et ça m’est bien plus aisé que de rouler en ville. Priorité à droite ? Nan, priorité au plus gros. Mince, j’ai perdu 10t dans cette histoire. Quel régime ! Comme la droite. Mais trêve de considérations politiques, mes bottes de cuir brun lassées me montent jusqu’en haut des mollets et y maintiennent mon jeans slim couleur jeans et qui n’a pas besoin de ça. Ma chemise blanche est cachée sous une veste d’hiver noire accompagnée d’une écharpe parce que le froid marin. Tout est dit. Ce sont les van Saar qui aiment les bateaux, moi j’aime la neige et la montagne. On est donc à mi-chemin. Enfin, avec Sophia. Parce que vis-à-vis du Doctor Strange…

On est toujours devant la porte.

Elle est jolie la double-porte. Elle a même des vitres, marquée de motifs fractales, pour permettre de voir à l’intérieur. A sa droite, de la porte, après l’encadrement sculpté qui donne au lieu un côté XVIIe, il y a la plaque d’adresse. Juste à côté encore, un grande double-fenêtre protégée par des grilles au cas où on voudrait s’en approcher. Le surcadrage architectural de l’entrée, qui s’accompagne de deux marches pour être complet, est pas mal à mon goût. Plutôt que d’attendre devant, d’ailleurs. Je le fais avec les mains dans les poches et le regard sur mon amie.

« Dans l’optique où il accepterait de nous faire entrer, reprends-je avec un sourire espiègle après avoir chassé quelques flocons de neige de mes cheveux coiffés en crinière, mon petit doigt et mon bon sens sont d’accord sur le fait que la sonnette permettrait de l’avertir quel que soit l’étage ; si elle est bien faite. »

Un petit avancement de visage en avant afin de regarder à travers la vitre m’apprend qu’il n’y a personne dans le vestibule ni la partie du foyer qui se trouvent au-delà.

« S’il faut crier une introduction, n’hésite pas. C’est pas très diplomatique mais je peux le faire pour toi. »

J’hausse une épaule, ma proposition étant faite comme cela. Je ne suis pas certaine que des présentations grossières faciliteront des présentations en bonne et due forme mais je ne suis pas certaine non plus qu’on aura l’occasion de faire celles-ci. On ne doit certainement pas être les premières à faire le pet devant la porte et il ne doit certainement pas ouvrir à n’importe qui. J’étais certaine que la théorie des quatre poignées de mains s’appliquerait même avec le Docteur Strange, puisque Rocket et lui sont des Avengers. Cette théorie veut qu’il soit possible de rencontrer n’importe qui en quatre poignées de mains ou moins. Sophia passe par moi, une poignée de mains, et je lui présente Rocket, deux poignées de mains, pour qu’il fasse les présentations à Strange, trois poignées de mains. Sauf que lorsque je l’ai contacté, Rocket m’a dit que le magicien n’était pas un Avenger et qu’il n’avait pas de nouvelles de lui depuis plusieurs mois. Il doit donc nous manquer une poignée de main !

« Pourquoi tu toques. Vu la taille du manoir, c’est quand même improbable qu’il t’entende. Pas autant qu’il t’ouvre la porte mais quand même.

- Il a peut-être un sort sur la porte, hasarde Sophia avec sa voix synthétique qui n’est pas réellement capable de trahir le stress que le reste de sa personne transpire.

- Ou sur la sonnette ? »

Même haussement d’épaule pour moi mais un soupir pour SVS. Je vais pas réussir à lui sortir le balais anal mais d’un autre côté c’est elle la chirurgienne dans cette histoire. S’en est au point qu’elle me fuit pour regarder ce qui lui permettrait de fuir tout court. Je lui laisserai bien le temps mais elle a un socle commun avec moi donc son rythme est plus rapide que la moyenne ; et j’anticipe sincèrement qu’elle demande de partir. D’où l’insistance sur la sonnette. D’où la proposition de crier. La seconde permet de ragaillardir un peu la SVS et elle le manifeste dans sa mécanique.

« Mais quelque chose me dit qu'il n'apprécierait pas nécessairement d'avoir un robot qui toque à sa porte.

- Ton petit doigt et/ou ton bon sens, suppute-je avec légèreté. Les miens me disent que ceux des autres aussi ont tendance à travailler en équipe pour autre chose que se curer les oreilles. »

SVS me regarde à présent, ce qui est une victoire, mais qu’elle ne rêve pas : je ne vais pas m’envoyer un auriculaire dans l’oreille qui correspond pour prouver mes dires ; ni dans l’autre, d’ailleurs ! Sauf que ce n’est pas la question qu’elle se pose et qu’elle me pose pour avoir la réponse que je n’ai pas plus le temps de dire qu’elle n’a le temps de finir sa question ; SVS, évidemment. Nos deux regards s’en vont vers l’interruption injurieuse.

De l’autre côté du sens unique se trouvent des personnes avec un appareil photo. Je me demande s’ils sont pour moi puisque faire le pet devant la demeure de quelqu’un qui peut se téléporter me semble profondément contre-productif mais c’est à leur patron de voir s’il veut dépenser de l’argent à ce que ses employés se prennent des vents ; sachant que se prendre un vent quand on fait le pet c’est généralement de mauvaise augure et odeur. Dans tous les cas, avec une seule syllabe, ils sont sur le départ. Pour habiter le quartier, j’ai compris que le meilleur moyen de croiser le magicien c’est de travailler dans une épicerie. Ou alors quand il y a un accident dans le voisinage. On va pas se mentir, le crime est très bas ici. Reste à savoir si le Docteur Strange interviendrait en cas d’activité criminelle. Ça, y’a pas de précédent à ma connaissance. Contrairement aux accidents. Il reste docteur, après tout, et pas que philosophique.

« Hum, reprend l’électrolarynx de SVS à la demande de celle-ci alors que celle-ci se détourne des photographes et s’en revient à moi qui en fait de même. Je disais donc. Tu n'as pas froid ? Je vais essayer de sonner et si il ne répond pas on pourra toujours aller boire quelque chose de chaud chez moi si tu veux.

- Chocolat chaud, dis-je spontanément avant de réfléchir un instant. Tu es dure en affaire donc je te propose chocolat chaud d’abord et gratouilles ensuite. Une fois que tu as les mains chaudes. »

Il faut pas plaisanter non plus même si c’est sur ce ton-là que je propose mon marché. Qui ne tente rien n’a rien ainsi est-il important de tenter. Malheureusement, cela n’enlève rien au fait que le Docteur Strange n’a aucune raison de nous ouvrir. Difficile de lui en donner une : s’il ne répond pas à Rocket, je ne vois pas comment il pourrait me répondre à moi. Peut-être aurais-je dû essayer par Clint Barton ? Il est agent du SHIELD en plus d’Avenger donc cela lui ouvre peut-être plus de portes, dans les deux sens du terme ; ce qui en fait quatre si on inclut entrer et sortir. Mais je ne vois pas vraiment comment négocier cela avec Hawkeye. On n’a pas l’amicalité comme avec Rocket et son professionnalisme considérera logiquement le mien comme inexistant ; même s’il en sait plus que le grand public sur mon manquement d’engagement envers Joseph Rowles comme envers la Brooklyn Academy of Music. Je soupire dans le froid et me rend compte que j’ai raté un passage chez SVS du fait qu’elle ait parler de repasser chez elle.

« Je sais pas qui d’autre dans mon réseau pourrait nous ouvrir la porte, lui dis-je à elle pensivement avant de me dire à moi, tout aussi pensivement, que c’était pas ça le sujet… mais je finirais par trouver. I’m the Lucky One. Et du coup je n’ai pas froid, non. »

Je suis moins classe que mon amie mais je suis peut-être mieux protégée encore. Sauf des jambes. Heureusement que le sang chaud est pompé par le cœur et que se réchauffer le buste permet de plus facilement avoir chaud au reste. N’a-t-elle pas suffisamment été en montagne pour le savoir ?

Si je mets les mains dans les poches, je me retiens de faire quelques pas vers ma voiture. L’idée est là et sa signification est claire : je ne crois pas qu’on y arrivera ce soir. A ouvrir cette fichue porte. Reste que je n’ai pas envie de le signifier trop clairement, pour ne pas décourager SVS. Elle le fait très bien toute seule, en plus, et je tente de jouer contre ça. De ne pas jouer contre notre camp.

Chocolat chaud, c’est bon. Double sens. Gratouilles aussi. Bis repetita. Ce qui fait quatre bons sens, selon le mien ; de bon sens. C’est bon encore !

Après un soupir et notre perturbation commune, SVS s’en revient à moi avec un miroir de mon côté et enchaine sur le fait qu’elle a foi en moi en plus d’avoir froid tout court. Heureusement, sinon elle serait sans foi ni moi ; ce qui n’est pas loin de sans foi ni loi mais de façon plus chaotique il faut l’avouer. Quant à l’invitation qui s’en suit, elle est sans foi ni loi ni moi !

« Et si tu n'as pas froid, viens ici, j'ai deux mains glaciales qui attendent ton cou.

- Nous avons déjà convenu qu’elles se réchaufferaient autour d’un chocolat chaud, rappelle-je en reculant la tête et en faisant les gros yeux face aux petites mains à la manière d’un chat qui veut bien être vénéré mais que d’une manière qu’il apprécie ; aka pas celle-là. Cela ne te suffit pas ? »

Evidemment, il s’agit-là d’une question rhétorique ! Et d’une expression exagérée pour continuer dans la dédramatisation de la situation. Cela marcherait presque si l’univers n’avait pas décidé qu’il y aurait du drame ce soir. Pas seulement l’abandon de SVS face à une tentative qui avait peu de chance d’aboutir mais qui respecte l’un de nos principes de vie : qui ne tente rien n’a rien. Puisqu’un autre principe de vie est qu’il ne sert à rien d’abandonner : on n’abandonne pas ses échecs, seulement ses chances de réussir. Après, ce n’est que partie remise.

L’autre drame de ce soir commence avec un bruit de moteur léger assourdissant. Cela m’est doublement désagréable : sensoriellement ainsi que dans la perturbation de mes considérations quant à trouver une nouvelle solution dans le futur pour le problème actuel. Je ne remarque même pas réellement le second bruit précurseur du drame, pourtant bien plus proche de nous. SVS se tourne avant moi et, une fois encore, je l’imite.  Mes yeux s’arrondissent et mon expression se décompose alors que mes réflexions sont chassées par une constatation.

La voiture est entière même si un peu cabossée tandis que la moto a perdu un élément vital : son conducteur.

Je reste là à regarder un accident qui, comme les autres, n’arrive qu’aux autres ; et vient de le faire juste devant moi. SVS s’en va vers lui tandis que je perds mon regard sur la scène avant qu’elle n’entre en son sein. Mon nombrilisme me dit que c’est pas moi qui ait renversé la personne cette fois. Mon altruisme que j’ai intérêt de me bouger le cul si je veux aider. Un accident de la route est bien banal ; peut-être l’est-il même trop, sur ce coup-là. On est à New York City et je m’attends parfaitement à voir le conducteur de la moto se relever comme si de rien était.

SVS me fait signe de la suivre et je sors les mains de mes poches alors que mon regard change. J’ai réalisé et je vais agir. C’est pas la première fois que je suis prise dans un accident et je sais ce que je dois faire. Les citoyens des USA sont mieux formés aux premiers secours que ceux des pays européens mais j’ai dû faire les bases tous les cinq ans au sein de l’Institut Omardha ; sans même parler de vivre avec un militaire de carrière. Etape 1, sécuriser le lieu de l’accident et les personnes impliquées. Etape 2, vérifier l’état de la victime. Etape 3, demander de l’aide. Etape 4, effectuer les gestes de premiers secours.

« Appelle le 911, s'il te plait, me demande SVS alors que j’entreprends de lever les mains pour avertir les conducteurs arrivant de s’arrêter. Je suis désolée mais je vais avoir besoin de toi.

- Reçu. »

Il est certes 9PM passé mais les lumières urbaines me laissent clairement visibles ainsi suis-je un excellent triangle de signalisation provisoire ; le temps que quelqu’un mette celui de son véhicule. Je garde une main levée alors que je m’en vais vers la poche où réside mon smartphone. J’ai commencé l’entrainement à la gestion des situations imprévues et celle-ci est clairement moins stressante que celle du zoo. J’offre un regard à chaque côté de la rue, ce qui me rappelle qu’il s’agit d’un sens unique, puis à mon téléphone afin de taper le numéro demandé. Un pied après l’autre, je descends sur la voie et j’avance en son centre désormais que j’ai dépassé le lieu de l’accident.

« C’est un accident voiture-moto au 177A Bleecker Street, réponds-je avec concision quand la personne ayant décroché me demande avec automatisme "quelle est mon urgence".

- Tu as réussi à les joindre, m’interpelle la voix de SVS, m’amenant à me retourner vers elle pour acquiescer.

- Oui, lui dis-je avant de me reconcentrer sur mon interlocuteur téléphonique pour suivre les ordres. Nous avons un médecin sur les lieux et il a une commotion cérébrale possiblement importante ; le motard, pas le médecin. Il me dit qu’une prise en charge rapide est vitale. Le médecin, pas le motard. »

Je suis concentrée mais je reste moi-même. Dès qu’une première voiture se sera arrêtée à mon signe de le faire, la rue sera sécurisée au niveau de l’accident ; merci la simple voie à sens unique de Bleecker Street. S’il n’y a personne pour mettre le triangle se trouvant dans sa voiture, quelqu’un mettra sa voiture entière. C’est comme un gros triangle à plusieurs milliers de dollars.

« Les risques externes me semblent limités. Les internes me sont inconnus. Il n’y a qu’une victime mais elle semble avoir perdu conscience. Elle est placée en PLS. »

Jusqu’à ce que j’entre dans l’Histoire avec la Guerre d’Infinité, le Sanctuaire de New York avait comme avantage sur la Tour Stark d’être discret ; et que Daniel Drumm ne soit pas une personnalité publique. Stark a dû changer de localisation après qu’Ultron se soit échappé et que la popularité des Avengers ait explosée : avoir un bâtiment pour intervenir contre les menaces de New York City était bien mais créer l’une desdites menaces alors qu’il y avait toujours des intéressés pour essayer de pénétrer dans la Tour, en plus du véritable voisinage, était moins bien. Je ne sais pas comment Wong faisait pour gérer les emmerdeurs voulant nous rencontrer mais je le fais à ma méthode. La misanthropie. Lorsqu’il m’avertit que quelqu’un toque à ses portes ou que sa sonnette retentie, j’interroge mentalement le Manoir pour savoir s’il s’agit de quelqu’un de familier. Si non, je l’ignore. Ce soir, j’ai ignoré.

Pas de Dominique pour jouer les emmerdeurs, sachant que même lui n’a jamais créé de brèche de sécurité en allant ouvrir la porte, ni de Milena pour jouer les princesses à n’en faire qu’à sa tête en se pensant au-dessus de tout reproche. C’est donc tranquille : on n’entend pas les heurts contre la porte ou les paroles prononcées depuis l’autre côté lorsqu’on se trouve ailleurs que dans le foyer. Comme moi. Je suis en séance de lecture dans ma chambre, sous les toits. Dans une heure environ, j’irai reposer mon corps tandis que mon esprit continuera d’étudier les mystères de l’univers tels que retranscrits dans les livres des Maîtres des Arts Mystiques ; ou de toute autre collection qui me soit connue et accessible. C’est ainsi la plupart des soirs, même si je tâche de me forcer à dormir complètement de temps à autre. Décrocher du travail. Raven a raison lorsqu’elle énonce que c’est important. Notre travail ne peut pas définir l’entièreté de notre vie même lorsqu’il peut définir la vie des autres ; en les sauvant.

J’entends le bruit d’accélération d’une moto et me prends à lui souhaiter un beau dérapage puisqu’elle est clairement en excès de vitesse.
J’entends le bruit du choc et me prends à me dire que ce sont toujours mes souhaits passagers et indésirables qui sont exhaussés.
Je réalise immédiatement ce qui se passe et dépose mon livre tout en me relevant.

Mon premier pied nu touche le sol tandis que le second se trouve couvert de ma botte de cuir sanglé.
Mon bras nu écarte la couette et dévoile le reste de mon corps seulement couvert d’un caleçon mais la tenue de Maître des Arts Mystiques, fraichement nettoyée, a tout recouvert lorsque je suis debout.
La Cape de Lévitation vient sur mes épaules alors que je m’avance jusqu’à la fenêtre de ma chambre. Mes mains couturées de cicatrices enserrent les poignées puis ouvre les battants. J’avance sur mon balcon dans le froid de l’hiver puis mes mains saisissent le garde-fou de ce dernier. Mon buste et mon visage se penchent pour détailler la rue où le vœu vient d’être exhaussé par la loi de Murphy.

La scène qui se déroule trois étages plus bas n’a rien de surprenant, considérant son avertissement sonore. Une voiture s’est interrompue durant sa sortie de stationnement parce qu’elle a interrompue la moto dont le conducteur n’a même pas eu le temps de faire une manœuvre d’évitement ; chose plus logique pour une moto, qu’importe la vitesse, que simplement freiner. Le conducteur du deux-roues est à plusieurs mètres des deux véhicules tandis que celui du quatre roues a simplement la portière ouverte. Il n’y a que le gros véhicule pour avoir un passager et celui-ci s’est interrompu dans sa fuite. L’une des personnes qui attendaient sur mon seuil s’en va vers l’accident, rapidement secondée par l’autre. Mes mains lâchent le garde-fou et la gauche s’en va saisir l’Anneau de Téléportation. Je prends la posture de canalisation alors que cela se réparti les rôles. Je me concentre sur les ambulances du Metro General Hospital, non sans une pensée pour Christine, puis entreprend d’ouvrir un portail étincelant entre celles-ci et la rue en contre-bas. Je ne pense pas avoir besoin de faire plus, incluant descendre.

Jusqu’à ce que je voie la PLS.

La position latérale de sécurité est à pratiquer lorsqu’une personne est inconsciente mais respire normalement. Elle sert à maintenir la liberté des voies aériennes supérieures, soit jusqu’aux poumons. Cette technique n’est pas une fin en soit ni une étape des premiers secours : c’est une technique parmi d’autres. Malheureusement, dans les étapes Protection, Bilan, Alerte, Surveillance… beaucoup rajoute PLS entre Bilan et Alerte. C’est inutile si la victime est consciente, à moins que l’association de Position Latérale de Sécurité et de Sécurité ne l’aide psychologiquement à se sentir mieux en cas de malaise, mais c’est surtout dangereux si la victime peut avoir des fractures. Comme après un accident de moto avec vol plané. Les touristes trois étages plus bas sont en train de risquer de créer une hémorragie interne !

Je prends appui sur mes mains et passe par-dessus le garde-fou. La Cape de Lévitation s’écarte afin de me faire voler jusqu’au bitume. Sans un regard vers mon portail, je tourne la main vers les urgences qui doivent être bien surprises en parlant fort.

« Accident de moto. Brancard. Vite. »

La plupart des internes en poste ne me connaissent que de réputation, la mauvaise de quand j’y travaillais et la bonne de quand je suis devenu "un Avenger", mais ne m’ont jamais côtoyé. Seuls des doyens comme Christine Palmer, qui y travaille surement encore car c’est sa vocation d’aider en urgence, ou Nicodemus West, qui n’a pas le talent d’aller au-delà même s’il se considérait mon rival autrefois et que j’ai appris à respecter le talent qu’il a tout de même depuis lors… à sa mesure.

« J’espère pour vous qu’il a perdu conscience, signale-je froidement alors que je m’approche du duo ayant fait la PLS, sinon vous auriez simplement dû l’immobiliser. »

Droit, je viens vérifier par moi-même avant de faire signer aux brancardiers de venir.

Les secondes s’écoulent depuis notre intervention et j’ignore combien le font, s’écouler, avant que New York City ne rappelle qu’elle a sa normalité à elle. Un portail étincelant fend l’air et l’espace pour ouvrir sur un autre lieu. Des urgences. Je relève le nez alors que le responsable du raccourcit descend jusqu’à nous en volant. Il faut quand même reconnaitre à l’homme le sens du théâtre, surtout pour un docteur en médecine pratiquant la magie et s’habillant en cape et kimono. Je suis une artiste postmoderne et il appartient parfaitement à cette approche : on prend ce qu’on aime dans ce qui existe déjà et on fait sa tambouille avec. Du neuf avec du vieux.

« Accident de moto, commence l’Avenger responsable du Snap et en partie responsable du sauvetage de la moitié de la vie dans l’univers. Brancard. Vite. »

Je reste là à observer l’efficacité en me demandant si mon obsolescence ne peut pas se marier avec une explication téléphonique du fait que l’on n’a plus besoin d’ambulance, à présent. L’idée arrive, l’action la suit.

« Un super-héros vient d’arriver, dis-je au téléphone alors que ledit arrivant commence à rappeler à tous qu’il sauve des vies qu’il n’aime pas, ce qui fait techniquement un altruisme réellement désintéresser ou probablement masochiste. Il a ouvert un… portail de téléportation vers des urgences. »

La personne de l’autre côté de l’appareil est aussi surprise que moi. Pendant qu’elle cherche ses mots, je me tourne vers le CQCB : C’est Quoi Ce Bazar ? Il me semble avoir entendu des théoriciens parler de "trou-de-ver" pour les portails étincelants. J’ai un souci avec cela. Un trou-de-ver est un raccourci dans l’espace-temps, en effet, et on l’explique souvent en pliant une feuille de papier et en faisant un trou dedans. Ça permet de comprendre, okay. Sauf que l’univers n’est pas en 2D, comme la feuille de papier, mais en 3D donc un trou-de-ver devrait prendre une forme sphérique ; comme la plupart des objets célestes. A moins que l’on ne soit dans un univers que l’on perçoit en 3D mais qui est en réalité en 2D, genre les pages d’une bande dessinée. Enfin Bref, c’est hors sujet. Mais il faut reconnaitre que je ne suis plus tellement utile dans ledit sujet.

Mon téléphone en main et proche de la joue à défaut d’être en joue, je décris ce qui se passe à mon interlocuteur du soir. Les brancardiers arrivent après que les docteurs s’accordent et la première arrivée explique aux derniers arrivés ce qui est arrivé. Oui monsieur le standardiste, je parle toujours comme ça. C’est car je dis ce que je pense, en plus de penser ce que je dis et d’essayer au mieux de faire ce que je dis donc ce que je pense afin d’être cohérente avec moi-même. C’est pas faux, tout à fait.

« Je vous souhaiterais bien une bonne soirée mais avec votre métier je dirais plutôt bon courage, conclus-je à l’intention de l’opérateur téléphonique. Et merci de ce que vous faites. »

Je raccroche après sa réponse, n’ayant pas l’intention de lui tenir la jambe alors qu’il peut aider d’autres personnes à rester sur les leurs. Laissant mon bras retomber le long de mon corps, j’observe l’échange entre SVS et Stephen Vincent Strange, ce qui fait SVS aussi ; tout comme Short Vocal Service, quand on y pense, chose qui convient à tous les deux il me semble. Tout est cohérent car le hasard fait bien les choses lorsqu’on lui demande poliment. Un peu comme la plupart des gens.

Ramenant mes mains dans les poches de ma veste, je reste en retrait à observer ce qui pourrait être l’un des échanges les plus importants de la vie de Sophia. On dit qu’à chaque chose malheur et bon ainsi que le malheur des uns fait le bonheur des autres. C’était dramatique qu’il y ait un accident ce soir mais dans cette malchance c’est manifesté plusieurs Chances : depuis celle de la présence des SVS pour gérer la situation jusqu’à celle de la rencontre recherchée par la première desdits SVS afin de pouvoir être plus efficace encore dans la gestion de ce genre de situations. Si tous les éléments n'avaient pas été là, les choses auraient été plus dramatiques encore. En somme et somme toute, merci ma Chance.

La victime de l’accident ne bouge pas. Je l’observe de mes yeux plissés. Le choc a été suffisant pour fendre le casque de moto. Pas la visière, le casque. Je n’ai pas envie de connaitre son état intérieur. Un électrolarynx que je n’ai pas remarqué me répond pour traduire ce que la femme veut m’expliquer. J’en prends note sans la regarder, laissant les brancardiers passer proche de moi pour aller récupérer la victime. Mes yeux hétérochromes finissent néanmoins par aller vers l’inconnue alors qu’elle gère la situation avec un calme professionnel.

Puis ses mots m’interpellent. "On". Je la regarde partir vers le portail de téléportation sans rien dire. J’observe. Elle est familière de la situation et des personnes. L’évocation de Christine est notée et me laisse un instant les yeux dans le vague sans pour autant m’empêcher d’écouter et d’analyser. "Profite de ton jour off plutôt". "Les docteurs s’accordent". L’électrolarynx appartient à un médecin. Du Metro General. Je perçois les lumières bleues et rouges avant d’entendre les sons qui les accompagnent, alors que tous rebondissent sur la scène. La première patrouille de police est là. Tout est géré. Je peux repartir. Laisser ce passé derrière moi. Encore.

J’entreprends de le faire en marchant.

« Merci pour votre aide, déclare la Docteure alors que je pars royalement sans pouvoir répondre puisqu’elle ne m’en laisse pas le temps. Vous venez probablement de lui sauver une grande partie de sa motricité.

- C’est normal, dis-je sans ralentir le pas, désormais que j’en ai l’occasion, avant qu’elle ne s’en revienne à la charge.

- Si j'étais là aujourd'hui à la base, ce n'était pas pour recueillir le premier motard malchanceux, mais pour essayer de vous voir. »

Je m’immobilise dans mon retour au Sanctuaire et relève le visage comme les yeux au ciel. Puis-je envoyer chier un confrère comme n’importe qui d’autre ? Mac Taggert et Drumm m’en soient témoins, oui. "Ce que j’ai fait aujourd’hui, c’est exactement ce qu’il manque à la Docteure". C’est ce qu’il manque à tout humain puisque n’importe qui pourrait le faire ; s’il en éprouve l’envie et en a le talent.

"Un moyen d'aider les personnes dans le besoin comme cet homme avec plus que de la simple chirurgie ou un moyen d'avoir les capacités de prévenir ce genre d'accident". Je soupire par le nez. Les Arts Mystiques ne sont pas là pour ainsi sauver des vies, chose qui est un point de discord entre les traditions de Kamar-Taj et moi-même. Protéger et prévenir des menaces mystiques, oui. Faciliter la vie des humains, non. Plus il y a de pratiquants, plus il y a de menaces potentielles. Si c’était sans danger, ou juste aisé, la société humaine aurait évolué bien différemment. Encore que la religion monothéiste a beaucoup aidé à la disparition des mystiques au sein des communautés civiles.

« Accepteriez-vous de m'enseigner votre art ou tout du moins me mettre sur la voie ? »

A-t-elle la moindre idée du nombre de personnes qui me poserait la question quotidiennement si, comme elle, elles en avaient l’occasion ?

Je me retourne de biais pour la fixer avec un regard scrutateur. La majorité des gens se rendent à Kamar-Taj avec des buts égoïstes : surmonter leurs problèmes. Cela a été mon cas également. Les arts mystiques nous enseignent à transcender la peine et la souffrance afin de nous reconstruire. Les Maîtres des Arts Mystiques offrent ensuite la possibilité d’aider à faire cela pour d’autres et d’approfondir nos connaissances afin de protéger de menaces aussi occultes que les arts qu’on a appris. On peut néanmoins vivre à Kamar-Taj sans être brisé, Wong en est un exemple ; même s’il est fils d’un Maître des Arts Mystiques. La Docteure à l’électrolarynx a sans doute déjà été brisée. Peut-être est-ce cela même qui la conduit à vouloir aider les autres. Peut-on pour autant lui faire confiance ? Je n’ai pas le temps, ni l’envie, d’apprendre à la connaitre pour le savoir. Ce n’est pas réellement mon rôle de toute façon.

D’un geste de la tête, je lui dis de s’approcher.

« Cherchez Kamar-Taj, lui conseille-je lorsqu’elle est assez proche pour qu’elle soit la seule à l’entendre, et ne partagez pas ce savoir à la légère. »

Katmandou n’aura rien à redire à plus de touristes que d’ordinaire mais on va éviter de laisser trop de gens, à la recherche du pouvoir sans avoir les critères requis pour qu’un Maître des Arts Mystiques ne les approchent, errer dans ses rues sans explication. Ne serait-ce que pour ne pas gaspiller les observateurs à déterminer qui a du potentiel et qui n’en a pas.

Après un dernier regard pour insister sur l’importance de ma consigne, je me détourne de la Docteure et m’en vais jusqu’à ma porte. Sur le seuil de celle-ci, je demande au Manoir de me renvoyer dans ma chambre et semble donc disparaitre purement et simplement devant les panneaux de bois et de verre.

De retour dans ma chambre, la Cape se détache de mes épaules un instant avant que je ne renvoie ma tenue. Je reprends ensuite ma lecture là où je l’ai laissée.