Héritage
Jenkins ressent joie et tristesse, derrière la colère. Je raidis ma nuque afin de ne pas pencher la tête en arrière à cette constatation. Il me facilite la tâche en répondant à ma question quantitative par une affirmation parfaitement anticipée et dont la véracité est importante à ses yeux. Qu’il ait réellement tué plus de mutants que d’humains me semble statistiquement improbable mais qu’il y croit fermement plutôt qu’il en doute prouve que mon travail de sape sur ce point est inutile. Cette croyance-là est dure.
Je reste silencieuse à la justification des meurtres humains. "Uniquement les partisans". J’ai plus important à dire. A faire. Une partie déclenche sa propre indifférence. Une autre son questionnement. Le doute est un outil puissant. A partir du moment où la graine est plantée, elle reste là même si elle ne germe pas. Combien de temps peut-elle survivre à l’état dormant ? Ça dépend de l’esprit et de son étroitesse. Celui de Jenkins est celui d’un fanatique sectaire : un labyrinthe étroit consolidé dans un seul but. J’avance au-dessous, cherchant la faille à dynamiter.
Une fondation après l’autre.
Sans montrer que j’ai déjà trouvé un point faible.
Sans monter que Jenkins en dévoile d’autres.
«
Hunter était MA mission, insiste l’Héritier alors que son contrôle commence à s’effriter.
Je traquais cette salope depuis qu'elle avait réussi à s'enfuir de la Loge de Londres. C'était devenu une affaire personnelle.
- Une affaire pour laquelle vos supérieurs ont été prêts à investir des millions, souligne-je en me montrant aussi blasée que possible afin de dissimuler la peur irrationnelle qui s’élève en moi face à l’énervement du mutant.
Une affaire pour laquelle ils ont été prêts à sacrifier l’entièreté de votre organisation. »
Une seconde alors que je fais semblant de réfléchir.
«
Remarquez, cela va dans le sens de leur sincère incompétence. »
J’hausse les épaules avec déception.
Puis j’appuis sur mes bras afin de me redresser. De me relever. Je soupire en abaissant menton, yeux et épaules.
«
Je ne devrais pas en être étonnée… considérant la facilité avec laquelle votre réseau s’est effondré. »
Mon regard quitte l’espace vide entre nous alors que mon visage, mon buste et mes jambes se tournent vers mon attaché-case.
«
Il est dur de protéger le monde des mutants quand on voit que des gens comme Locke gaspillent des gens comme vous par incompétence. Les politiciens, n’est-ce pas ? »
Je regarde le dossier de feuilles dans la partie haute de mon attaché-case. Je regarde la boite du bracelet GPS qui côtoie le carré de transport des seringues dans la partie basse de mon attaché-case. Le travail de sape est en cours. Il prendra du temps.
«
Au moins n’était-il pas hypocrite… »
Je dois être aussi peu convaincue que convaincante lorsque je dis cela. C’est le but. Je referme mon attaché-case.
«
Sauf si, comme vous, il avait fait d’Hunter une affaire personnelle. Il faut avouer qu’elle a la plastique pour. »
Un rire amer. Puis je me retourne.
«
Excusez-moi, dis-je alors que je corrige un sourire nerveux en restant de mon rôle.
Ce que j’ai pu voir de Lord William Locke me fait vraiment penser au Juge Claude Frollo. Version Disney, évidemment. »
Les probabilités que son éducation lui ait permis de découvrir ce film pour enfants sont minces. Ce qui ne fait que délayer mon avantage. Je prends quelques secondes pour le regarder. Il y a un autre personnage avec qui je souhaiterai faire un parallèle dans cette histoire mais je préfère qu’il le fasse seul.
«
Je vais demander à ce qu’on vous fasse parvenir une tablette connectée à internet, continue-je avec une fausse tranquillité en me dirigeant vers lui avant de m’arrêter pour me tourner vers la porte et les deux planctons chargés de me protéger en électrisant le collier au moindre signe d’agression.
Il y aura un lien vers le film pour quand vous en aurez assez de rechercher à quel point les Héritiers ont aidé la cause des mutants en créant des martyrs. »
Je me retiens de le saluer de la tête pour prendre une pause grave dans mon discourt comme mon expression.
«
Locke mériterait plus que vous d’être enfermé ici… mais, voilà, il est humain. C’est votre humanité qu’il a sacrifié dans son incompétence. Pas la sienne. »
Une inspiration nasale me permet de gonfler ma poitrine alors que je m’apprête à faire mes aurevoirs.
«
Souhaiteriez-vous que je lui transmette un message si jamais mes demandes de le rencontrer dans sa cellule dorée finissent par être validées ? »
Je joue avec le feu. Je risque de me bruler. Ma main gauche ne porte plus les traces de la brulure que je me suis causée à cause du harcèlement d’un mutant artificiel que j’ai relâché par croyance qu’il ferait du bien. Je suis donc prête à me bruler encore. Je dissimule ma peur derrière mon jeu d’actrice. Je contrôle ma peur en contrôlant mon environnement. J’ai plusieurs coups d’avance. Toujours.
C’est ce qu’il faut pour gérer des menaces inhumaines comme Jenkins.
C’est ce qu’il faut pour essayer de trouver l’humanité chez ceux qui l’ont perdue.