« Les animaux possèdent la beauté sans vanité, force sans indolence, courage sans férocité et toutes les vertus de l'homme sans ses vices. » Arthur Schopenhauer
La routine, doucement, commence à s’installer. Elle n’est pas déplaisante car il est bien conscient de la chance qu’il a d’être toujours en vie d’une part, et libre de l’autre mais, il est difficile de raccorder le fil du passé, si rudement rompu, avec celui du présent. La liberté est certes négociable mais il préfère dépendre du S.H.I.E.L.D. pour se mouvoir et se nourrir plutôt que d’être enfermé au Raft jusqu’à la fin de ses jours, alors il relativise, se concentrant sur les aspects positifs de sa nouvelle vie mais… Sa fille lui manque. Terriblement. C’est un manque qui engendre une souffrance impensable, et dont le trou béant ne cesse d’être creusé à l’intérieur de son corps. Il ne la reverra probablement jamais, et il le sait mais, il a tout le loisir d’y réfléchir, d’imaginer, de se faire des idées, parfois apaisantes, parfois tortueuses… Et si elle l’avait déjà oublié ? Il n’y a qu’un instant dans la journée, où il a l’impression que tout est parfait : les premières secondes quand il ouvre les yeux le matin, et qu’il est encore à moitié entre le rêve et la conscience ; dans cet état béni, quand il ne se souvient pas des méfaits qu’il a commis et que sa fille lui a été enlevée, il se sent curieusement léger, serein. Mais cet instant de grâce ne dure que trop peu de temps. La réalité lui revient vite comme une claque au milieu de la figure.
Pour ne plus penser, pour ne plus se torturer, il tente de s’occuper sur son temps libre, mais les journées lui semblent parfois interminablement longues. Où sont les patients dont il aimait tant prendre soin ? Où est l’adrénaline des recherches, la curiosité, les hypothèses, l’attente des résultats, la satisfaction d’avoir accompli quelque chose dans la journée ? Il a l’impression d’être inutile, tournant en rond dans son appartement généreusement prêté par le S.H.I.E.L.D., principalement parce qu’ils peuvent plus aisément le surveiller, il le sait. Il lui fallait trouver un but, une raison, sinon il allait devenir fou.
Alors, après quelques recherches sur Internet, il était tombé sur l’annonce d’un refuge situé à Staten-Island, recherchant des bénévoles pour divers tâches : nettoyer les boxes des animaux, promener les chiens, faire du bricolage pour aider à l’entretien du refuge, aider à l’accueil et aux tâches administratives… Il ne manquerait pas de missions, là-bas et, surtout, il se sentirait et serait utile. Il n’avait pas hésité bien longtemps avant de noter l’adresse sur un morceau de papier, et de s’y rendre dans la foulée.
Parvenant devant l’établissement, il avait enfoncé ses deux mains dans les poches de son sweat à capuche beige, se permettant de faire retomber la capuche de ce dernier en raison du temps maussade et pluvieux, dévoilant ainsi sa chevelure attachée en un chignon à l’arrière de son crâne. Passant la porte d’entrée, qui émit un léger tintement sous son passage, il se dirigea aussitôt vers l’accueil pour adresser quelques mots à l’hôtesse, qu’il espérait ne pas déranger : « Bonjour… J’ai vu l’annonce sur internet, vous cherchez des bénévoles je crois. Je voudrai m’inscrire sur la liste, s’il vous plaît. » Sa voix était douce et calme, et il s’efforçait de sourire mais cela criait qu’il était mal-à-l’aise, comme peut habitué aux échanges avec autrui. Sortant l’une de ses mains de sa poche, il la glissa dans sa nuque en rajoutant, un peu maladroitement : « M’enfin si vous êtes occupée, je peux repasser plus tard… »
Quand on bosse dans un refuge, on peut oublier les horaires de fonctionnaires. Les animaux n'ont pas de notions de week-end, de jours fériés ou de vacances. Ils ne s'arrêtent pas non plus de vivre durant la nuit. L'équipe de salariés tourne pour couvrir toutes les plages horaires, je peux donc être amenée à travailler n'importe quel jour, à n'importe quelle heure. Ca me va bien. J'aime mon boulot, et c'est pas come si j'avais une vie sociale ultra développée.
Y'a quand même des aspects du boulot qui me gonflent royalement. Toute la partie administrative en tête de liste ! Comme souvent, je suis en train de me prendre la tête avec ce foutu ordinateur. Pourquoi il ne fait pas ce que je lui demande ?! Lui et moi on n'est pas copains. J'ai envie de le balancer par-dessus le comptoir à chaque fois que je l'utilise et je finirai sans doute par le faire un jour. Putain de machine de mes deux.
La clochette de la porte d'entrée tinte, mais je ne lève pas les yeux de l'écran. Qui que ce soit, il attendra cinq minutes que j'aie fini de retaper ce putain de formulaire. Une silhouette s'approche, une voix masculine s'adresse à moi. L'homme est poli, c'est déjà ça. Une candidature spontanée pour du bénévolat. Ca sera pas du luxe. Je soupire, agacée, quand il propose de repasser plus tard si je suis trop occupée.
« Je suis toujours occupée. Ici c'est pas le travail qui manque. »
Je lève enfin la tête vers l'homme. Il est pas trop vieux, je dirais la trentaine. Comme il a dit avoir vu notre annonce sur internet, je me dis qu'il va peut-être pouvoir résoudre mon problème. Avec un peu de chance, il fait partie de ces accros des écrans qui pullulent dans notre société actuelle.
« Vous vous y connaissez en informatique ? Ce truc est complètement bugué, dès que j'essaie d'écrire dans une case ça décale tout, ça va finir par me rendre chèvre. »
J'ai bien conscience qu'il n'est pas venu pour ça, mais ce formulaire informatique me prend la tête et faut que je le termine aujourd'hui. Il veut aider, et bien qu'il aide. On pourra toujours causer promenades de toutous et nettoyage des boxes après.
« Les animaux possèdent la beauté sans vanité, force sans indolence, courage sans férocité et toutes les vertus de l'homme sans ses vices. » Arthur Schopenhauer
Debout derrière le comptoir, il attend que la rousse ait une réaction suite à sa demande : comme elle ne réagit pas, de prime, il propose de repasser plus tard, ne voulant pas la perturber ou interférer dans son emploi du temps. S’il avait été désintéressé et sans arrière pensée aucune, il a l’impression de se heurter à un mur : est-ce que sa présence la dérange à ce point ?
Il l’entend soupirer avec agacement alors il hausse ses sourcils, un peu étonné, en pressant ses lèvres l’une contre l’autre, prêt à formuler des excuses pour l’avoir ainsi importunée mais elle le coupe dans son élan, en précisant qu’elle est toujours occupée. D’accord. Est-ce qu’il doit prendre rendez-vous pour devenir bénévole, du coup ? Ne sachant pas trop quoi lui répondre — outre que s’il aide, elle aura moins de travail à faire, il hoche son menton de haut en bas tout en parcourant machinalement la salle du regard, jusqu’à poser les yeux sur l’écran qui rend la jeune femme d’une humeur massacrante. Ah ! C’est donc la terreur informatique qui lui fait des misères…
Les sourcils haut, il presse ses lippes l’une contre l’autre en passant son regard sur l’écran puis sur la rousse durant quelques secondes, avant de finalement déclarer, incertain mais désireux de paraître confiant : « Je vais voir ce que je peux faire ? » Glissant ses mains du comptoir, il contourne ce dernier pour passer du côté où se trouve la jeune fille, afin d’avoir accès à l’écran mais aussi à la souris et au clavier. « Alors… Qu’est-ce qui lui arrive… » Fronçant légèrement ses sourcils sous la concentration, il dépose sa main froide sur la souris en effectuant quelques manoeuvres, amenant ainsi son visage à se détendre, jusqu’à exposer un sourire : « Je sais… Ça arriverait parfois à l’hôpital. Je vais vous arranger ça. » Sans quitter l’écran des yeux, l’ancien médecin prend quelques minutes pour se remémorer la marche à suivre : format, cellule, alignement… Il avait presque oublié tout ça.
Une fois le problème corrigé, il tourne son visage vers la rouquine pour lui adresser un sourire aimable, se reculant de quelques pas pour qu’elle puisse de nouveau accéder à l’ordinateur. « Je vous en prie. » Refaisant le chemin en sens-inverse, il repasse derrière le comptoir pour se positionner face à elle, un léger sourire toujours aux lèvres. « Je peux vous aider pour autre chose ? »
L’homme n’a pas l’air complètement convaincu, mais il accepte de tenter le coup. Je me lève et lui laisse volontiers ma place ! S’il s’y connait plus que moi – et en même temps c’est pas difficile – il devrait pouvoir régler le problème. Après quelques clics, je le vois qui souris, ce qui me paraît être un bon signe. Il sait. Parfait. Je le laisse faire ses manipulations et constate qu’effectivement, il se débrouille bien et arrange le problème. Je reprends ma place et parviens, cette fois sans peine, à rentrer les derniers chiffres sur le fichier. Puis j’éteins l’ordinateur en poussant un soupir de soulagement.
« Ah, merci, vous m’avez retiré une sacrée épine du pied ! Foutue machine… C’est vraiment pas mon truc ! »
Je lève la tête vers lui, à présent qu’il est retourné de l’autre côté du comptoir, et lui adresse un sourire reconnaissant, consciente de ne pas m’être montrée très aimable au premier abord. Comme il me demande s’il peut aider pour autre chose, je me souviens quand même qu’il est venu pour s’engager dans des actions bénévoles, et que dans son esprit ça ne signifiait probablement pas « assurer la maintenance du service informatique ».
« Oui ! Pardon ! Ehm, donc, vous voulez faire du bénévolat c’est ça ? C’est quoi votre expérience avec les animaux ? »
Tout en prêtant attention à sa réponse, j’ouvre un tiroir du bureau situé derrière moi pour en extirper un formulaire, imprimé sur du papier cette fois. Je laisserais à mes collègues le soin de le retranscrire par la suite dans la base de données de ce putain d’ordinateur. Mais avant de donner le document à cet homme, je veux savoir un peu qui il est, enfin surtout s’il sera vraiment apte à s’occuper correctement d’animaux. Certes, on est en manque de bénévoles, mais il s’agit pas d’engager le premier guignol venu.
« Les animaux possèdent la beauté sans vanité, force sans indolence, courage sans férocité et toutes les vertus de l'homme sans ses vices. » Arthur Schopenhauer
Après avoir joué les héros de l’informatique auprès de la demoiselle en détresse, Morgan reprend sa place derrière le comptoir en lui adressant un sourire à la fois complice et amusé, déjà simplement heureux d’avoir pu se rendre utile. Certes, ce n’est pas le même effet que d’arracher une enfant aux bras de la mort par une intervention chirurgicale mais… Il faut se réjouir de ce qu’on a, même si c’est peu. « C’est avec plaisir. » répond-t-il calmement, avec une empreinte de joie dans la voix, tout en mettant tout d’abord ses mains à plats sur le comptoir, avant de croiser ses bras sur ce dernier, ayant l’air de ne pas savoir quoi en faire. Il faut dire qu’il n’a pas l’habitude des entretiens d’embauche : dans sa vie passé, on le suppliait de travailler et non l’inverse.
Après un court moment d’hésitation, toutefois, il relance le sujet pour devenir bénévole : se montrant davantage aimable, la jeune femme lui confère un sourire dès plus franc, avant que celui-ci ne s’étiole légèrement sous l’effet de la surprise, et nous ne leurrons pas, de la déconvenue. Alors ça, il ne l’avait pas vu venir. Il aurait dû, certes, cela semblait évident maintenant mais il n’y avait vraiment pas pensé. Dommage, il aurait pu préparer une réponse digne de ce nom…
‘’J’ai exploité des souris dans mon laboratoire scientifique pour faire des expériences’’ ne semble pas être la réponse adéquate mais, d’un autre côté, il n’a aucune envie de lui mentir. Arranger la vérité lui semble être un bon compromis, et c’est pourquoi, quelques secondes seulement après sa demande, il répond, le plus simplement du monde : « Je suis plutôt familier avec les rongeurs… Ah, et ma fille avait un chat. » Elle l’a toujours, c’est juste lui qui n’a plus sa fille. Ça aussi, il vaut mieux éviter de le préciser.
Raclant discrètement sa gorge en se rendant compte — vaut mieux tard que jamais, du ridicule de son intervention, il appuie finalement ses avants-bras sur le comptoir en grimaçant légèrement, essayant de se sauver la mise en disant, d’une voix plus basse : « Pour être honnête, je n’ai pas votre expérience, je l’avoue… Mais je suis prêt à apprendre. Et j’apprends vite. » Espérant la convaincre, il plante ses yeux azurés dans les siens en pressant ses lèvres dans un petit sourire aimable, en attendant son verdict.
J’ai un caractère de merde, je le sais bien. Les gens qui me connaissent ont appris à faire avec. Avec les autres, selon mon degré de mauvaise humeur, ça passe ou ça casse. Mais j’en ai conscience et j’essaie de me maîtriser. Plus ou moins. Parfois. Disons que je fais des efforts avec ceux qui me semblent en valoir la peine. Ce type-là a l’air gentil. Il est content d’avoir rendu service et il a un beau sourire. Pour lui je veux bien faire un effort et me radoucir un peu.
Ma question semble le prendre au dépourvu. Je ne vois pas pourquoi ! Il veut être au contact d’animaux, c’est normal que je lui demande quelle expérience il a avec eux ! Il me parle de rongeurs, de sa fille qui avait un chat. « Avait ». Donc soit le chat est mort, soit le père est séparé et ne vit plus avec sa fille. Il n’a pas d’alliance, mais bon de nos jours ça veut rien dire. Et puis c’est pas mes oignons, de toute façon.
« On n’a pas tellement de rongeurs ici... Les NAC sont dans un autre refuge dans le Queens. Par contre on a des chats, oui. Et des chiens. Ce sont eux qui demandent le plus de boulot. »
Il n’a pas beaucoup d’expérience, il l’avoue d’ailleurs franchement, ce qui est un bon point. Il a l’air d’avoir les pieds sur terre, pas le genre à fanfaronner. Et il veut apprendre. Je lui souris donc et essaie tant bien que mal de le rassurer.
« Le contact avec les animaux, d’façon, ça s’apprend pas dans les manuels scolaires. Le feeling on l’a ou on l’a pas, et l’expérience s’acquière sur le terrain. »
Il me suffira de l’emmener faire un tour dans les quartiers des chiens et de l’accompagner sur la promenade d’un toutou – un au profil facile, pour sa première fois – pour déterminer si ce gars est fait pour ça ou pas. D’ailleurs on ne va pas rester à discuter pendant trois plombes, on va passer à l’action tout de suite, comme ça on sera fixés.
« On verra plus tard pour la paperasse. Venez avec moi. »
Je me lève, attrape une laisse et un harnais sur le mur derrière moi et m’extirpe de derrière le comptoir. Je passe à côté de lui et l’invite d’un geste à me suivre dans le refuge. Tout en marchant, je reprends notre conversation, alors que je réalise qu’on n’a pas commencé par le début :
« Au fait je m’appelle Lily Logan. Niveau chiens, vous vous situez comment ? »
« Les animaux possèdent la beauté sans vanité, force sans indolence, courage sans férocité et toutes les vertus de l'homme sans ses vices. » Arthur Schopenhauer
Le mensonge, ou plutôt la demi-vérité transformée en commission volontaire, passe comme une lettre à la poste : la mention des rongeurs et du chat de Roxianne n’alerte nullement la jolie jeune femme derrière le comptoir, qui lui répond d’une voix plus douce, comme si elle avait entrepris de baisser sa garde. Est-ce parce qu’il l’a sauvé d’une terrible erreur informatique qu’il a droit à cet élan aimable ? Il ne peut que remercier le redoutable ordinateur, dans ce cas.
Affichant toujours une posture amicale, il hoche son menton de haut en bas en laissant son sourire s’élargir de quelques degrés, désireux de montrer qu’il est motivé : « J’ai beaucoup de disponibilités, et le travail ne me fait pas peur. Ah, mais je ne pourrai pas être là tôt le matin… Du moins, pas avant 10h, est-ce que cela pose problème ? » Il ne faut pas qu’elle lui demande pourquoi ; mais si jamais elle se montre curieuse, il prépare une réponse sous le coude : il habite loin, à Manhattan, le trajet n’est pas si facile !
Heureusement, après son aveu concernant son manque d’expérience, la rousse ne grimace pas mais lui accorde un sourire et quelques mots de réconfort, qu’il accepte volontiers : lui rendant son sourire, il redresse ses épaules en reprenant la parole, d’une voix toujours aussi enjouée. « J’espère l’avoir, dans ce cas ! » Il va pouvoir être fixé dans l’heure, puisque la jeune femme, balayant la paperasse pour son inscription en tant que bénévole, attrape une laisse et un harnais dans son dos, l’invitant à le suivre : AH. Espérons que sa nature, désormais altérée, ne soit pas perceptible par les chiens qu’il va rencontrer… « Je vous suis. » Dit-il en écartant ses bras de quelques degrés, se mettant en marche pour la suivre tout en maintenant son sourire flanqué aux lèvres, bien qu’intérieurement, il commence un peu à stresser.
Enfonçant ses mains dans les poches de sa veste, il adresse un sourire jovial à la dénommée Lily, lui tendant même sa main — plus par habitude d’ancien médecin qu’autre chose, en se présentant très brièvement à son tour : « Morgan. » Il préfère, pour l’instant, ne pas donner son nom de famille puisque celui-ci n’est pas exigé… Si elle a entendu parler de lui, de son histoire qui a fait la une des journaux, elle risque de le flanquer à la porte en le traitant de monstre et elle est la première personne avec qui il échange normalement ; pas dans le cadre du S.H.I.E.L.D., ni pour évoquer ses expériences. Il aimerait bien que cette légèreté perdure, être quelqu’un tout à fait banal, qui s’occupe en donnant du temps à ceux qui en ont besoin. Est-ce trop demandé, pour quelqu’un comme lui ?
Sortant les mains de ses poches, il tourne son regard vers la jolie rousse en haussant légèrement les épaules, avant de poursuivre. « Je n’en ai jamais eu, j’ai grandi dans un orphelinat où les animaux étaient interdits alors je nourrissais les chats errants. J’avais rencard avec eux tous les soirs ! » Tente-t-il de plaisanter, même si la mention de l’orphelinat est peu joyeuse ; son sourire perdure sur ses lèvres, et il poursuit : « Mais j’aime les chiens, bien sûr. Vous en avez beaucoup ici ? » Il tourne la tête en levant légèrement le menton en entendant quelques aboiements, espérant que ce n'est pas lui qui cause tout ce raffut...
Je prends mentalement note du fait qu'il a beaucoup de disponibilités. C'est chouette s'il peut venir souvent pour filer un coup de main. On prend toute l'aide qu'on peut avoir, et il m'a l'air sérieux et bien intentionné. Généralement j'ai un instinct plutôt bon pour cerner les gens, surtout les connards, et ce gars-là je le sens bien.
« Vous en faites pas, on demande pas aux bénévoles de faire des horaires de dingue, vous venez quand vous pouvez ! La plupart des bénévoles peuvent nous accorder deux ou trois heures par semaine, et c'est déjà cool. Si vous pouvez faire plus tant mieux, si vous faites moins c'est pas grave non plus, bref, on s'adapte ! »
J'ai un instant d'hésitation quand il me tend la main, non pas parce que je me méfie de lui mais parce que je ne suis pas tactile, mais je fais un effort pour lui serrer brièvement la main et lui rendre son sourire. Il me donne juste son prénom, mais ça me suffit. De toute façon je lui demanderai plus de détails quand on remplira le formulaire d'inscription, si le test avec les chiens se révèle concluant.
A propos des chiens, il m'explique n'en avoir jamais eu même s'il n'a rien contre. Il me parle des chats errants qu'il nourrissait quand il était môme. C'est mignon. Morgan aime les animaux, ça se voit à sa manière d'en parler. Je le vois s'inquiéter un peu en entendant les chiens aboyer et je lui explique alors pour le rassurer :
« Vous en faites pas pour les aboiements, dès qu'il y en a un qui sent des humains approcher il donne l'alerte et ils suivent quasiment tous le mouvement ! De vrais concierges ! »
Mais alors qu'on se rapproche, les aboiements s'intensifient et changent de ton. Je m'arrête quelques instants, les sourcils froncés et la mine concentrée, alors que je tâche de comprendre ce qu'ils disent. Ca pourrait globalement se traduire en "ATTENTION DANGER, PREDATEUR INCONNU". Etrange. Ce comportement bizarre cesse dès que nous sommes en vue des premiers chiens, qui se calment un peu et font passer le message que le danger était une fausse alerte et que l'inconnu est un humain. Humm. La seule fois où j'avais vu des animaux réagir ainsi c'était en présence d'un mutant qui pouvait se transformer en une sorte de loup-garou… Je me tourne donc vers Morgan et lui demande directement :
« Vous seriez pas mutant par hasard ? »
Aucune méfiance ni aucun reproche dans ma question, je la pose par curiosité, sans mauvaise arrière-pensée, juste pour confirmer ma théorie. Pour moi ce n'est pas un problème, et il ne me vient pas à l'esprit que ça puisse en être un pour lui.
« Les animaux possèdent la beauté sans vanité, force sans indolence, courage sans férocité et toutes les vertus de l'homme sans ses vices. » Arthur Schopenhauer
La jeune femme qui l’accompagne semble se détendre au fur et à mesure qu’ils échangent et, bien que cela soit presque imperceptible, Morgan le remarque dans l’expression de son visage et dans le ton de sa voix, jusque dans ses réponses qui se font plus longues. Il note également qu’elle nomme les bénévoles d’un point de vue extérieur, et que donc, elle n’en est pas une ; curieux à son propos, il hoche son menton de haut en bas en se permettant de demander d’une voix calme, une fois qu’elle a fini de parler : « Vous êtes la propriétaire du refuge ? » Songeant que ce n’était pas le sujet de conversation principale, il poursuit néanmoins, en observant les lieux : « Je pense pouvoir venir plusieurs fois par semaine, les après-midi surtout. » Ils s’adaptent… C’est plutôt une bonne nouvelle puisqu’il faudra peut-être les prévenir que leur nouvelle recrue se nourrit de sang et a échappé à la prison pour meurtre.
Après s’être serrés la main, tous deux se dirigent vers les enclos des chiens qui aboient d’une manière furieuse, poussant le médecin à s’interroger sur la nécessité d’y être exposé : il ne se souvient pas d’une amitié fulgurante entre les chauves-souris et les chiens, ce qui l’oblige à froncer les sourcils en tenant le menton bien droit, méfiant. La belle rousse tente alors de le rassurer : c’est un effet boule de neige. D’accord. Les morsures aussi ?
Pas très rassuré, quoique surtout intrigué de cette réaction purement animale, il suit néanmoins la jeune femme qui, elle, ne quitte pas les chiens du regard, tandis que les premiers qu’ils rencontrent cessent d’aboyer lorsqu’ils peuvent jauger de l’apparence de la menace pressentie. Cela le réconforte dans l’idée qu’il pourra oeuvrer dans le refuge sans craindre d’être attaqué par l’un d’eux, mais il n’a pas vraiment le temps de sourire que, déjà, la question de Lily le fige sur place. Bon, elle a encore moins de tact que lui…
Soutenant son regard durant quelques secondes, il finit par hausser ses épaules en lâchant, après un court moment de réflexion : « Une sorte de mutant, oui. » Cela ne veut rien dire et tout dire à la fois. Il y a bien eu une mutation de sa génétique mais ce n’est pas dans le sens où elle l’entend ; elle doit vouloir parler de ceux qui naissent avec le gène X, ce qui n’est pas son cas. « Je ne suis pas né comme ça. » Dit-il en approchant délicatement sa main de l’enclos pour que l’un des chiens puissent longuement le renifler, d’abord méfiant puis de plus en plus calme. « Je suis un humain modifié, disons. » C’est plus clair et plus fidèle à la vérité mais, cela n’apporte-t-il pas plus de questions encore ?
En remettant sa main à l’abri dans la poche de son sweat, il pivote vers elle tout en lui retournant la question d’une voix toujours aussi calme et simple, se disant qu’avec une telle spontanéité, elle ne pouvait qu’être concernée par le sujet : « Vous, par contre, vous l’êtes. N’est-ce pas ? »
Quand Morgan me demande si je suis la propriétaire du refuge, j'ai un léger temps d'arrêt avant d'éclater brièvement de rire. Quelle idée ! Je suis beaucoup trop jeune pour ça ! Et puis ce serait beaucoup trop de responsabilités et de prises de tête ! Rien qu'au niveau de la paperasse... Beurk, non, hors de question.
« Ah ah, non, non, je travaille juste ici. J'ai été bénévole pendant deux ans, et après ils m'ont engagée. Je voulais être véto à la base, mais c'était trop compliqué. »
Je prends mentalement note qu'il pourra venir plusieurs fois par semaine. C'est cool, ça fera du bien d'avoir de la main d’œuvre en plus. A condition qu'il soit pas un manche avec les animaux. Ça part plutôt mal au départ, mais les chiens se calment un peu quand ils le voient. La question que je pose n'a pas l'air de faire plaisir à Morgan, mais fallait bien que je la pose. Il est « une sorte de mutant ». Ça veut dire quoi ça ? J'attends qu'il m'en dise plus, tout en l'observant approcher sa main de la grille d'un box. Bon, il a pas peur d'approcher les chiens, c'est déjà pas mal. Il finit par m'expliquer qu'il est un humain modifié.
« Okay, un peu comme Hulk. »
On utilise les références qu'on a, hein. Le géant vert est le cas le plus célèbre, mais c'est sûr qu'il doit y en avoir d'autres. Pas mal de gens ont dû faire mumuse avec la génétique pour tenter de devenir des mutants, par jalousie. Quand il me demande, avec gentillesse et calme, si moi je suis bien une mutante, je lui adresse un sourire fier et lui réponds :
« Ouais ! Une vraie mutante ! Je peux me métamorphoser en animal et communiquer avec eux. C'est comme ça que j'ai su qu'il y avait quelque chose de pas humain chez vous. Les chiens l'ont senti. »
Quand je le qualifie de « pas humain », ce n'est absolument pas une insulte ou quelque chose de mauvais à mon sens. Au contraire, savoir qu'il est « une sorte de mutant » le rend encore plus intéressant à mes yeux.
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