[Terminé] Entre deux vies

“Vivre? Quelle idée saugrenue. Je comprends.” Sans que cela ne cause la moindre vexation à l’esprit du Vampire, ce dernier percevait comme un soupçon de dédain dans la voix du Dieu qui, pensait-il, ne comprenait pas réellement. Comment pouvait-il comprendre, lui qui n’avait sans nul doute jamais senti chacun de ses os se tordre au moindre mouvement, la fièvre intense qui, la nuit, réveille et fait tressaillir au fond de son lit. Lui avait-on seulement annoncé, un jour, à l’aube de son adolescence, qu’il n’atteindrait jamais l’âge adulte ? A-t-il déjà craint les regards moqueurs sur son passage ? A-t-il déjà observé le monde, ses amis, avançaient, se marier, avoir des enfants, flirter, rire et s’amuser, pendant que la maladie vous cloue sur un fauteuil, incapable d’avoir le quart de ce que les autres possèdent ? Probablement pas. Alors il ne comprenait pas. Mais Morgan, d’une bonté d’âme à faire pâlir les cieux, ne s’en offusquait pas : Loki avait dû connaître d’autres souffrances, d’autres blessures indélébiles mais invisibles à l’oeil nu. Alors, il s’était contenté de lui sourire, un demi-sourires presque effacé, creusant à peine ses joues barbues, sans rien ajouter.

Non, tu ne comprends pas. Mais c’est pas grave, j’ai l’habitude ; semblaient vouloir dire ses yeux. Mais sa bouche, elle, avait formulé une tout autre pensée. Lentement, d’une voix presque mielleuse et basse, comme un secret qu’on ne peut révéler devant des oreilles imprudentes, il avait concédé à percer le premier voile du mystère de sa condition. Tandis qu’il annonce la réussite de sa dernière expérience — quoique réussite était peut-être exagéré pour la forme, ses yeux prirent une teinte vermeille, comme emplit, d’un coup d’un seul, d’un liquide comparable à du sang. La tâche d’encre rouge se répand dans son iris jusqu’à l’emplir entièrement, faisant brièvement disparaître le bleu océan arboré à l’ordinaire. Était-ce une réussite ? Loki répondit à une question par une autre question.

Prenant une fine inspiration, Morgan avait levé ses yeux vers le plafond sans véritablement le voir, avant de revenir sur le beau visage du Dieu de la Malice, soufflant alors, dans un aveu de vérité limpide : « D’un point de vue physique, oui. Mais d’un point de vue moral… On est en droit de se questionner, j’imagine. Même si je vous accorde qu’aucune découverte scientifique n’a été faite sans sacrifice. » Qui essayait-il de convaincre, puisque Loki était déjà convaincu ?

Loki était curieux. Très curieux. Peut-être trop, d’ailleurs. Et peut-être Morgan, ayant vécu si éloigné de ces histoires de Super, concentré à la tâche de soigner et de guérir les humbles gens, ceux dont les tragiques destins ne font jamais la Une des journaux, ceux que l’Histoire ne retient jamais entre ses lignes, aurait dû se méfier mais, quelque chose, comme un fil invisible, le poussait lui faire confiance. « Je veux bien vous dire mais… » Lançant un regard circulaire autour de lui, pour jauger du nombre de personnes, il revint auprès de Loki en disant, calme mais sérieux : « Pas ici. » Se reculant sur sa chaise, il sortit quelques billets de son porte-feuille, qu’il déposa sur la table ronde où il n’avait point consommé, bien que la somme abandonnée couvrait les boissons de son acolyte d’un soir. Puis, sans un mot, lançant seulement un dernier regard à Loki, Morgan sortit du bar en espérant qu’il le suive mais, rien n’était moins sûr.

Cette rencontre, aussi fascinante et étonnante soit-elle, dépasse largement le cadre de sa conditionnelle : il est toujours sous la surveillance du S.H.I.E.L.D., et il n’a pas besoin d’être plus au fait des relations entre super-héros et super-vilains pour savoir, par avance, que passer la soirée en compagnie du Dieu de la Malice ne figure pas dans la liste des activités conseillées.

Pourtant, c’est sans l’ombre d’une hésitation qu’il a considéré la suite de la soirée, faisant le choix de poursuivre en cette charmante compagnie, et en sortant le premier du bar dans lequel ils se sont rencontrés : il n’est pas le suiveur, il est celui qui intime le mouvement, alors il n’aura même pas la fausse excuse d’avoir été sous mauvaise influence.

Dehors, dans le froid qui vient l’importuner, il glisse ses mains dans les poches de sa veste en expiant un peu de fumée blanche, le temps que son acolyte le rejoigne à l’extérieur, faisant le même choix que lui ; bien qu’il ait largement moins à perdre à le côtoyer. « Je vous suis, Morbius. » Il se retourne vers Loki en affichant un sourire à la fois amusé et gêné, ne sachant pas tellement comment Loki va considérer l’information qui suit : « Je vous dirai bien de venir chez moi mais… C’est une résidence surveillée par le S.H.I.E.L.D. »  Longue histoire. Doit-il expliquer qu’on lui a également confié sa maison, ses laboratoires privés ainsi que sa fille ? Haussant légèrement ses épaules, il balaye la rue déserte d’un simple regard avant de revenir sur son interlocuteur, entamant quelques pas sur le bitume pour se dégourdir les jambes. « Je doute que ce soit un lieu que vous ayez envie de visiter, de ce fait. » Un petit rire gêné emportant ses lèvres, il prend la direction d’un petit parc plongé dans le silence et la solitude, bien qu’il n’ait pas forcément envie de s’y attarder.

Levant le nez, il laisse ses yeux devenir rouges durant quelques secondes, levant par la suite son index pour que, fendant l’air et l’obscurité, une chauve souris vienne s’y déposer. Le petit mammifère crapahute gentiment sur sa main, qu’il abaisse jusqu’à avoir sous les yeux, un doux sourire imprégné sur ses lèvres. « Voyez-vous, Loki… Mes expériences m’ont conduit à des mutations génétiques sans précédent. » Est-ce qu’il va comprendre ? Voyons s’il devine… En attendant, le Vampire l’observe en flattant la chauve-souris de quelques caresses affectueuses, un petit sourire joueur ne quittant pas ses lèvres.

Ils délaissent le brouhaha étouffant de la ville pour s’échapper, à l’abri des regards, loin des lumières artificielles obscurcissant la nuit et empêchant les astres de briller, dans un parc déserté. Ne se doutant pas que cet isolement peut soulever quelques craintes dissimulés dans le coeur de son invité d’un soir, Morbius s’avance le premier sous la cime des arbres projetant leurs arbres menaçants sur le sol, n’ayant qu’à coeur de trouver celles qu’il est venu rencontrer : celles qui sont, aujourd’hui, biologiquement, ses semblables.

Main tendue vers le haut, regard redressé dans la même direction, il attend quelque secondes avant qu’une petite chauve-souris, ailes déployées, vienne se poser sur ses doigts courbés. Il accompagne cette entrée de quelques paroles concernant sa mutation, liée à des expériences peut-être inconsidérées, sans quitter des yeux la créature venue se nicher contre ses doigts. « Je doute que ces mutations vous aient uniquement doté d’une capacité à murmurer à l’oreille des animaux. » Un léger rire emporte ses lèvres tandis qu’il rapproche la chauve-souris de son visage, non pas pour l’observer mais pour la caresser de son autre main, posant enfin son regard sur Loki, son menton donnant une idée de sa future réponse en se hochant de gauche à droite. « Pas tous les animaux, non. Seulement elles. » Le dernier mot est prononcé avec une grande affection, quand les yeux de Moribus observe l’expression de son interlocuteur : il n’en laisse rien paraître mais, Loki se questionne sur sa nature, cela se voit.

Cela se voit et amuse le vampire qui, faisant un pas sur le côté, continue de flatter sa créature avec une main câline, en attendant que les suspicions du Dieu ne soient formulées à voix haute. « Aucun appétit, une affinité avec la nuit et ses créatures nocturnes, au moins un sens surdéveloppé…seriez-vous devenu l’un de ces vampires dont on lit les exactions dans de nombreux romans fantastiques ? » Intéressant… Un sourire amusé flottant sur les lèvres du dit vampire, il observe son interlocuteur durant quelques secondes avant de finalement hocher son menton de haut en bas, concluant par un premier : « C’est un résumé plutôt correct. » Correct. Parce qu’il ne faudrait pas trop le brosser dans le sens du poil, non plus.

« Vos crocs ne sont pas aussi longs que ce que la légende décrit. C’est presque…décevant. Je suppose que vous avez au moins les autres avantages ? » Il tend sa main de nouveau, permettant à la créature de remonter vers le haut après un court moment d’hésitation, rejoignant une cohorte de chauves-souris volant en cercle les unes au-dessus des autres, donnant l’impression qu’un mini-tourbillon est à l’oeuvre entre les épais feuillages. Après avoir écouté le bruit des froissements d’ailes durant quelques secondes, et contemplé ce curieux manège, il détourne son attention pour rectifier, d’une voix amusée : « Si vous pensez que c’est la seule chose liée à ma mutation, c’est vous qui êtes décevant. » Mordant, le vampire penche légèrement son menton sur le côté tout en se rapprochant de Loki, lui demandant alors, d’une voix amusée mais aussi, et surtout, curieuse : « Et vous ? Qu’est-ce que vous pouvez faire ? »

« Ce que je sais faire ? Oh…bien des choses, croyez-moi. » L’air reste quelque peu bloqué au fond de sa gorge, tandis qu’il penche son menton sur le côté en réprimant — bien mal, un sourire qui exige de fleurir sur ses lèvres. Est-ce qu’il a compris le sous-entendu ? Oui, et l’écho suave se propage dans ses pensées avec un élan de curiosité peut-être mal-placé, car peut-être veut-il savoir ce que ces autres choses veulent dire mais, l’idée ne se formule pas ainsi dans sa tête. Difficile d’appréhender une quelconque attirance physique pour celui qui n’a jamais songé pouvoir vivre une telle expérience. « Je crois seulement ce que je vois. » Est-ce que c’est lui qui vient de dire ça ? Il l’a marmonné si bas qu’il pense que son interlocuteur ne l’a pas entendu… Et c’est peut-être mieux comme ça.

Fort heureusement, son attention et ses yeux sont rapidement happés par la démonstration de Loki, qui fait un timide étalage de ses pouvoirs ; des vêtements apparaissent de nulle part, ainsi que des doubles de sa propre personne. Fasciné par ces doubles, Morgan reste quelques secondes immobiles en regardant l’un d’eux avant de se rapprocher d’un pas, gardant ses lèvres espacées, signe qu’il est totalement absorbé par ce qui se passe sous ses yeux. « Il ne s’agit là que d’un minuscule échantillon de mes capacités, évidemment, quelques tours de passe-passe amusants. Je reste un Dieu, après tout, et je n’ai pas de limites. » Toujours cet égo démesuré pour l’accompagner, mais il ne peut le contredire. « J’imagine. » Il imagine d’autres choses aussi, peut-être, mais c’est un autre sujet.

Le sourire d’émerveillement perdure après le départ des doubles, pendant que Loki se recouvre de tissus épais pour se protéger du froid, quand lui n’en ressent point les effets. Revenant auprès de son interlocuteur en glissant les mains dans les poches de son sweat, il baisse un instant le menton avant d’entendre de nouveau la voix de ce dernier. « Nous n’avons aucune raison de nous battre, mais j’aime garder mes petits secrets. Au cas où, vous comprenez. » Cette remarque lui fait légèrement froncer les sourcils tout en plissant légèrement l’une de ses paupières, comme un peu perplexe ; lui, ne voit pas pourquoi ils devraient se battre mais, comprend que Loki, lui, a dû en écumer des dizaines pour avoir de telles pensées. « Je comprends. » dit-il simplement, sans élan morose dans la voix, affichant seulement une simple compréhension de la situation.

Il est fasciné par cet homme, non pas parce qu’il est un Dieu, et non pas parce qu’il est capable de faire apparaître des vêtements ou d’afficher plusieurs doubles de lui-même, mais pour des raisons qui échappent peut-être à la logique, à quelque chose que l’on peut expliquer avec des mots simples, mais qui s’opère dans le secret des esprits qui s’éveillent au contact d’une flamme venu réchauffer quelques pensées interdites. « Bon… » Il tente de chasser le trouble provoqué en baissant le menton et fronçant ses sourcils, car son esprit scientifique ne peut accepter ce qu’il ne peut expliquer ; et cette attirance défie tout ce qu’il pensait connaître de sa personne. « On devrait peut-être partir… » Chacun de son côté ou ensemble, ça… Pour l’heure, ils ont surtout l’air de deux idiots dans le parc.

Le dévoilement des pouvoirs, comme un éventail de capacités extraordinaires ouvert aux yeux de l’autre, semble avoir sonné la fin de cette entrevue ô combien troublante, que le Vampire n’allait pas oublier de sitôt. Il s’éloigne de quelques pas hésitants, songeant peut-être qu’il lui faut abandonner le Dieu pour que ce dernier vaque à ses occupations, qu’il devine bien plus importants que sa simple compagnie, à laquelle il n’alloue aucune valeur. « On devrait peut-être partir… » Souffle-t-il sans joie, mais conscient qu’il n’a aucune continuité à offrir pour poursuivre l’instant à ses côtés. Debout, les mains dans les poches de sa veste, il arque discrètement l’un de ses sourcils en voyant l’Ase s’approcher, croyant simplement qu’il veut lui faire ses adieux avant de prendre congé mais… « On devrait, effectivement. Mais ne pensez pas un seul instant pouvoir m’échapper si facilement. » Ses lèvres s’espacent de quelques degrés sous l’étonnement que la formule employée lui procure, et il fronce brièvement ses sourcils en levant son menton de quelques degrés seulement, sans vraiment l’interpréter comme une menace digne de ce nom — principalement parce qu’il se doute que les pouvoirs du Dieu ne lui laisseraient aucunement la possibilité de s’enfuir, même s’il le voulait. « Non, je… Je n’essaie pas de… » Fuir. C’est ça qu’il veut dire mais puisqu’il ne comprend pas tellement ce revirement de situation, il se tait, écoutant plutôt ce que le Dieu lui confesse.

« Quelque chose me dit que vous attendez davantage de cette soirée, très cher. » Il ne le nie pas, mais il ne l’approuve pas non plus puisqu’il n’est pas tellement sûr de ce qu’il attend, justement. « Qu’y mettre fin dans l’immédiat serait du gâchis. C’est également mon sentiment. Alors marchons, je vous prie. » Il le prie de le faire mais cela ne sonne pas comme une invitation : il n’a pas le choix. Il pourrait ressentir de la peur, mais celle-ci n’effleure même pas les contours de ses pensées tant il est captivé par cet être magnétique, d’une manière tout à fait inexplicable.

Il le laisse faire le premier pas, et le suit ensuite d’un pas calme, en essayant de mettre de l’ordre dans son esprit, même si la seule présence de cet homme suffit à bousculer ses idées. « Où allons-nous ? » Demande-t-il en balayant les alentours d’un regard circulaire, avant de revenir auprès du brun lorsque celui-ci fait entendre sa voix. « Vous n’avez rien à faire cette nuit, n’est-ce pas, Morgan ? Personne pour vous attendre quelque part, nulle part où aller… » Il sait mettre l’ambiance, celui-là. Morgan passe la pointe de sa langue sur ses lèvres en haussant légèrement ses sourcils, réalisant que, quand bien même les affirmations de Loki sont d’une infinie tristesse, elles sont vraies. Ses épaules s’abaissent sous le soupir qui traverse ses lèvres, tandis qu’il répond, d’une voix curieusement neutre : « En effet. » Jadis, sa fille l’attendait… Mais il ne sait pas où elle se trouve aujourd’hui donc, il est bien seul au monde. « Personne ne vous attend non plus ? » Il lui semble difficile de croire qu’un homme tel que Loki soit aussi seul que lui… « Je peux donc vous emprunter pour la nuit. Nous aurons tout le loisir de discuter plus…amplement. » Euh… Qu’est-ce qu’il vient de dire ? La tournure de phrase lui fait cligner des cils durant quelques secondes, avant qu’il n’émette un bref rire désabusé. « Emprunter ? » demande-t-il en écarquillant légèrement ses yeux, semblant davantage amusé que vexé. « Je suis un objet, donc. » Il arque l’un de ses sourcils d’un air malicieux, avant de légèrement secouer son menton de gauche à droite, sans perdre le sourire qui orne ses lèvres, lui conférant un air charmeur. « Et qu’allez-vous faire de moi, Loki ? » Le sourire charmeur va de pair avec le regard presque lascif qu’il pose sur lui, dans l’attente d’une réponse.