L’ombre de sa fille tant-aimée, et dont il sait à présent que la garde est perdue à jamais, plane toujours au-dessus de lui, quand bien même s’efforce-t-il de feindre une acceptation que seul le temps pourra apporter. Il souffre de savoir que plus jamais il ne pourra aller la chercher à l’école, l’aider à faire ses devoirs, négocier pour qu’elle termine son assiette, lui raconter une histoire avant qu’elle ne s’endorme… Tout ceci est derrière lui à présent, il le sait mais l’assimiler est plus difficile qu’il n’y paraît. Tant de choses ont changé en quelques mois à peine. Tout ce qu’il croyait acquis, n’est plus. Son rôle de père, son titre de médecin, sa vie telle qu’il l’a connue… Tout a volé en éclats. Et maintenant, il faut recoller les morceaux.
Et c’est justement ce que lui propose mademoiselle Orchent. Donner du sens à la souffrance, donner du sens aux dégâts causés, elle croit que c’est possible et il a envie de la croire. Alors, instinctivement, sans qu’il ne s’en rende vraiment compte, son corps s’est de nouveau tourné vers elle, quand bien même sont-ils séparés une large baie vitrée. Il l’écoute parler, attentivement, une expression concentrée au visage : lèvres pincées, sourcils légèrement froncés, yeux braqués sur elle. « Aurait pu ? » C’est la première fois qu’il l’interrompt dans son discours. Il arque l’un de ses sourcils en penchant un peu son menton sur le côté, attendant qu’il lui explique ce pan de son élocution. Son sang artificiel, quoique créé de sa main, de la main d’un monstre, sauve des vies. Il ne peut croire que l’armée américaine et que les hôpitaux abandonnent son utilisation pour ce qu’elle nomme « de la mauvaise presse ». Les parents sont-ils prêts à voir mourir leurs enfants alors qu’il existe une solution pour les sauver ? Il ne peut y croire.
Mais la discussion reprend, et la proposition se pose enfin. Le S.H.I.E.L.D. Offrir sa vie, ses facultés et ses connaissances pour racheter un semblant de liberté. Il a l’impression de vendre son âme au diable, en un sens, mais ce diable est le seul moyen pour lui de sortir de cet enfer. Quelle ironie.
« Que voulez-vous dire, par d’autres travaux ? Je ne suis doué que dans mes domaines… Je ne serai pas utile ailleurs. » Demande-t-il en joignant ses deux mains dans le vide face à ses genoux pliés, préférant l’honnêteté avant d’accepter ou éconduire la proposition de mademoiselle Orchent. Lorsque celle-ci annonce qu’il ne pourra guère refuser les missions qu’on veut lui confier, il ne peut s’empêcher d’hausser brièvement ses sourcils tout en hochant son menton de haut en bas, s’y attendant un peu. Évidemment. Il n’aura plus beaucoup de droits, en somme. Mais il sera libre. Ou presque. Une liberté qui lui tend les bras et dans laquelle il a envie de plonger ; être utile, participer à l’amélioration du monde, accomplir de grandes choses… Retrouver un peu de sa vie d’avant. Et peut-être regagner la garde de Roxianne…
Ses pensées divaguent, et ce cheminement de pensées ne fait qu’accentuer son envie de se jeter sans attendre dans cette liberté de demi-mesure, pour regagner un peu de son ancienne vie. S’autorisant quelques secondes de réflexion, il baisse le menton vers ses pieds modestement chaussés, frottant mollement ses paumes l’une contre l’autre avant de redresser son menton pour dire, d’une voix déterminée mais sans élan passionnée, restant mesuré malgré le changement grandiose qui s’opère en cet instant : « J’accepte votre proposition mademoiselle Orchent. » Et c’est ainsi qu’une nouvelle page de sa vie vient de s’écrire.
Un nouveau chapitre. Après tant de souffrances, causées et endurées, la paix arrive enfin. La renaissance du Docteur Morbius. Morgan Morbius.