Je suis tout en haut de l'Empire State Building. Mon superviseur me fixe, la mine dure, déçue, implacable. J'ai échoué. Il s'avance vers moi, me pousse dans le vide. J'ai échoué. Je tombe, tombe, tombe. J'ai échoué. Je ne veux pas mourir à New York.
Je me réveille en hurlant. Je suis trempé de sueur. Je suis pris d'une sensation de vertige. Je mets quelques instants à retrouver mes esprits. A me souvenir où je suis. Lorsque je le comprends, je songe que j'aurais préféré ne pas m'en rappeler. Cette maudite cellule…
Après l'interrogatoire avec l'agente du S.H.I.E.L.D., on m'a ramené dans cette étrange prison circulaire high-tech. J'ai attendu qu'on vienne me chercher, qu'on me torture pour avoir des informations. Personne n'est venu. Plusieurs jours sont passés, sans que rien ne se produise, rien de plus que les hommes qui venaient m'apporter mes repas. Puis un médecin est venu, il m'a fait une piqure. Un sédatif. Je me suis senti partir.
Je me suis réveillé dans un autre décor. Une autre prison. Dans une salle ronde, composée de plusieurs geôles individuelles. Une autre cellule. Plus petite. Un lit, un tabouret. C'est tout. Pas de fenêtre. Une vitre, devant laquelle se trouvent d'épais barreaux, qui me donne à voir sur pas grand chose : les autres cellules sont vides.
Les jours passent lentement. Je ne sors de la cellule que deux fois par jour, escorté par deux gardes, pour aller aux toilettes, prendre une douche. Je ne croise personne. Personne ne m'adresse la parole. On m'apporte des repas, fades et peu ragoûtants. Toujours dans le silence. J'attends. Rien ne se passe. L'isolement est plus dur à encaisser que je ne l'aurais cru.
Plusieurs semaines sont passées. Je commence à faire des cauchemars. Lorsque je me réveille après ma fausse chute de l'Empire State Building, la sensation de vertige met du temps à s'estomper. Mon corps est brûlant, pourtant je grelotte de froid. Ma tête tourne. Mais qu'est-ce qui m'arrive ?
Phantasmagøria
L'homme est-il un monstre ou le monstre un homme ?
Le Carnegie Club est un club privé réservé à ses membres. Deux personnes en uniforme gardent l'impressionnante entrée. Pour qu’elles laissent entrer, il faut une carte et une tenue correcte. J’ôte mes lunettes teintées à la monture d’émeraude puis en replie les branches afin de les ranger dans la poche de la veste de mon complet gris. La couleur et le rond noir du verre se retrouvent sur ma cravate, par-dessus une chemise blanche légèrement rayée.
J’entre.
Le Carnegie Club a une décoration très classique, avec une très grande influence européenne. Des meubles de qualité, du matériel prestigieux, tout transpire le luxe, le bon gout et un classicisme proche d'un manoir londonien. Seraient-ce quelques souvenirs nostalgiques de mon adolescence ? Ou bien de celle d’Helmut Zemo ? Probablement des deux. Lentement, je me tourne pour regarder le Baron en faire de même avec un tableau, n’accordant que peu d’attention aux membres du personnel et m’empêchant d’en faire de même.
Celui qui vient à sa rencontre, un homme d'un âge mur portant le même uniforme que précédemment accompagné d’un badge gravé du prénom "Marcus", amène le premier propriétaire du souvenir à tendre la lettre qui l’amène ici.
« Si Monsieur veut bien me suivre. »
Mettant les mains dans les poches, j’obtempère.
Le petit salon est composé d'un canapé dos à deux grandes bibliothèques et flanqué de deux lampes, de deux tables et de deux fauteuils. Symétrie. Symbolique. Helmut a eu le temps d’enregistrer dans sa mémoire le moindre petit détail de cette pièce et j’en profite pleinement.
Je m’assieds à côté du Baron.
Quelques minutes se passent avant que Marcus ne revienne, non sans frapper pour s’annoncer, afin de présenter et servir deux tasses de thé. Helmut ne touche pas à la boisson, m’amenant à sortir la montre à gousset de la poche de mon veston pour la regarder. Les aiguilles ne fonctionnent plus depuis longtemps.
Vous entrez d’une démarche lente et sereine, victorienne, régnante. Vous avez les mains dans le dos comme une homme de pouvoir. Vous appartenez à ces lieux autant qu’ils vous appartiennent. Je regarde votre dualité, Joshua. La même que celle de ces lieux. Différente de celle d’Helmut.
Vous êtes le premier Héritier qui m’ait été donné de me souvenir, à travers le Baron. Vous êtes le premier indice d’un mois d’investigation qui m’a éloigné de sa compagne et de lui. Le temps de comprendre. D’infiltrer. De gangrener. Votre entreprise m’était indifférente ainsi ne suis-je pas intervenu jusqu’à ce que le hasard y implique Azilys. Tant de siècles d’existence pour finir par pécher d’Orgueil. Où cela vous a-t-il mené ?
Je me détourne de la discussion faussement cordiale et me tiens à présent assis dans votre cellule. Vous me pardonnerez de conserver le souvenir du confortable siège victorien du Carnegie Club plutôt que de m’approprier celui du tabouret se trouvant devant le passe-plat, à droite de votre cellule, ou du lit, à gauche et sur lequel vous reposez à défaut de vous reposer.
Entrer en vous serait une erreur, considérant le collier anti-pouvoir qui vous astreint à ce lieu. Contrairement au précédent, vous lui appartenez sans réciproque. Tout comme c’est le cas des Héritiers. Votre amie Hélène vit les choses un peu mieux que vous, je suppose même qu’elle réussirait à utiliser son kit anti-suicide pour mourir si elle en avait l’occasion. Aurez-vous besoin d’en arriver jusque-là, de votre côté ?
Je perçois votre rêve, Joshua. Je perçois votre cri. Notre connexion télépathique est des plus classiques mais ce genre de chose vous échappe, n’est-ce pas ? Vous ne me percevrez pas.
Réveillez-vous, Joshua. Souvenez-vous, Joshua.
Bienvenue, Joshua.
Tranquillement, je récupère mes lunettes. Je les repose sur mon nez. Je m’adosse dans le fauteuil et m’accoude avec aise. Je croise les jambes.
Ce n'était qu'un rêve. Je ne suis pas mort. Je suis dans cette maudite cellule. Je n'ai pas dû dormir beaucoup, je me sens extrêmement fatigué. Ma tête tourne comme après une mauvaise cuite. Je repose ma tête sur le mince oreiller. Je ne sais combien de temps je reste ainsi. La lumière s'allume, signe que la nuit est finie. Je n'ai pourtant pas envie de me lever. A quoi bon ? Il n'y a pas grand chose à faire ici.
J'ai des frissons. Je transpire anormalement. J'ai l'impression que mon cœur s'emballe. Je ressens ses pulsations jusque dans mes tempes. J'ai chaud. Très chaud. Je rejette le drap au pied du lit. Juste dormir encore un peu… Je ferme les yeux, quelques minutes… Juste quelques minutes…
Je me retrouve dans le salon de thé où j'ai rencontré le colonel Zemo. Hypocrite. Au tout début, je croyais qu'il pourrait faire un bon allié. J'ai rapidement changé d'avis. Nous nous faisons face, discutons idéologie tout en savourant notre thé. Nous ne sommes pas seuls. Dans un fauteuil près de Zemo, je reconnais le héros, dans sa combinaison spatiale, celui qui avait tenté de me rouer de coups jusqu'à me fêler deux côtes. Il me dit de me méfier de Zemo. Qu'il va nous donner au S.H.I.E.L.D. Je le savais. J'aurais dû m'en douter. Dans mon sommeil agité, je murmure :
« Zemo… Sale traître… »
Le bruit du passe plat me réveille. Difficilement, je me lève, chancelle quelques instants. Je marche jusqu'au plateau, tâchant de ne pas montrer ma faiblesse. J'ai soif, très soif. Ma gorge est sèche. Je prends le verre de lait et le vide d'une traite.
Je me rassois sur le lit. Ma tête tourne à nouveau, et je commence à me sentir nauséeux en prime. Ce n'est pas normal. Je n'ai aucune raison de tomber malade ici. Je suis pourtant fiévreux, c'est une évidence que je ne peux nier.
Les heures passent. Difficilement. Je passe l'essentiel de la journée allongé, sans bouger, les yeux fixant le plafond qui me semble tourner par moments. Les gardes viennent, comme d'habitude, pour m'escorter aux toilettes. Je ne bouge pas. Ils repartent. Quand ils reviennent en fin de journée, ils s'approchent de moi, me saisissent par les bras et me forcent à me lever. Je grogne et leur dis d'une voix rauque, n'ayant pas parlé depuis des jours :
« Je ne me sens pas très bien… »
C'est un putain d'euphémisme. Ils ne me répondent pas. N'ont aucune réaction. Ils n'en ont rien à foutre, évidemment. Ils tentent de me traîner de force hors de la cellule. Je bouge les bras pour me dégager. Je peux marcher tout seul.
Phantasmagøria
L'homme est-il un monstre ou le monstre un homme ?
"Ce n’était qu’un rêve", cela ne lui rend pas justice. Les rêves sont porteurs de sens. Comment faire plus explicite que ce que vous venez de rêver ? Les Héritiers vous laissent tomber du haut de leur importance mondiale. Vous n’avez plus personne, Joshua. Vous êtes seul.
Même avec moi.
La curiosité m’a amené ici et j’ai pu confirmer que je ne peux rien faire avec vous. Personne ne peut rien faire avec vous. C’est votre tragédie, n’est-ce pas ? J’anticipe déjà comment changer cet état de fait.
Evidemment, je ne fais pas grand cas de votre "gueule de bois". Ni de votre désespoir. Ni des autres symptômes de votre manque. J’ai déjà eu l’occasion d’accompagner un addicte, qui usait de diverses fumettes pour faire taire les voix apportées par la télépathie. Il n’a malheureusement pas fait long feu, me considérant comme une voix de plus et choisissant la pendaison plutôt que l’asile. Du gâchis, un peu comme vous. Sans que vous le sachiez, pourtant, vous êtes plus accompagné que lui.
Vous êtes un outil, Joshua. Vos premiers utilisateurs vous ont abandonné, les seconds vous observent.
Votre nouveau rêve me fait me détourner du futur un instant. Oscar Ögan, Jade Wave, un mercenaire des plus récalcitrants. Vous le considérez comme secondaire vis-à-vis de Sa Baronnie et vous considérez celle-ci comme traitresse. Je me réinstalle dans le fauteuil. Rejetez la faute sur qui vous le souhaitez, mon cher. Vous ne ferez rien à Helmut et vous apprendrez peut-être de vos erreurs. Helmut Zemo est la raison pour laquelle je vous ai découvert et, indirectement, pour laquelle vous ne passerez pas votre vie dans cette cellule, Joshua. Le moment venu, ne vous sabotez pas comme les Héritiers l’ont déjà fait.
Ce futur est encore lointain, cependant. Il me faut accompagner Célestine, que vous rencontrerez bientôt, dans la création de son équipe pour que, un jour, je puisse offrir à ses membres le choix de l’éliminer et de retrouver votre liberté auprès du Baron, qui partage cette même ambition organisationnelle. On dit qu’il vaut mieux régner en Enfer qu’être esclave au Paradis… ainsi ne devrait-on pas avoir trop de difficulté considérant que vous serez esclave en Enfer.
Ne nous projetons pas trop, cependant. Je tisse les fils de vos destins mais je ne dois pas oublier votre position en leur sein.
Faites de votre mieux pour ne pas paraitre faible, Joshua. Vous êtes le seul à croire que vous réussissez. Vous n’êtes pas en état de vous demander pourquoi on vous escorte aux toilettes alors que vous disposer d’une maigre salle de bain à l’arrière de votre cellule. Permettez-moi d’éclairer vos lanternes alors que je reste du bon côté de la porte ; chose illusoire considérant que je suis incorporel et connecté à votre esprit. Le Raft récolte les échantillons de votre urine et de vos selles pour connaitre l’évolution de la présence du sérum dans votre organisme. Tout le monde regarde votre manque, votre dégénérescence. Vous ne vous sentez pas très bien, non, et tous savent pourquoi. A part vous. Tous s’en moquent, également, à divers degrés.
Marchez tout seul, Joshua.
Dissimulez votre faiblesse, Joshua.
Accrochez-vous à vos illusions, Joshua.
Même votre Ombre, même votre inconscient, savent où vous en êtes.
Ce n’est qu’une question de temps avant que vous ne le compreniez aussi. C’est ce temps qu’elle attend.
Le chemin jusqu'aux toilettes n'est pas simple, mais je refuse que ces gorilles m'aident à marcher. Je tangue, je chancelle, je mets lentement un pied devant l'autre. Chaque pas résonne dans mon crâne et me donne le tournis, mais je tiens le coup. Je fais ce que j'ai à faire, puis je retourne m'écrouler sur ma couchette. Pourquoi me forcent-ils à me lever pour aller aux toilettes, alors que je ne vais visiblement pas bien ?
Une idée germe alors dans mon esprit. Est-ce qu'ils me droguent ? Ca expliquerait qu'ils m'escortent aux toilettes, ils analysent mes urines. Ils mettent quelque chose dans la nourriture. C'est ça, c'est pour ça que mon état de santé se dégrade… Ou alors ils m'ont drogué, au départ, lorsque j'étais au S.H.I.E.L.D., et maintenant que la drogue ne fait plus effet, je suis en manque… Les pourritures.
Une autre hypothèse me vient en tête, une possibilité qui me glace le sang. Le sérum… Le sérum qui stabilise mon ADN… A quand remonte la dernière injection ? Je ne saurais le dire précisément, j'ai perdu le compte des jours… Mais cela fait plus d'un mois, c'est certain. Et qu'est-il supposé se produire si je n'ai pas ma dose mensuelle ? Ce n'est jamais arrivé jusqu'à présent. Je sens que les prochains jours vont être très, très désagréables.
Le temps s'égrène, lentement. La fièvre ne tombe pas, j'ai même l'impression qu'elle empire. Ma transpiration est si abondante que le matelas comme le drap se retrouvent rapidement trempés. Je suis pris de tremblements, plus ou moins forts par moments. Plusieurs plateaux-repas me sont livrés sans que je n'y touche. Je n'ai pas faim, et je n'ai surtout pas la force de me lever. Cette fois je ne peux empêcher les gardes de me traîner de force jusqu'à la douche, malgré de faibles protestations.
« Laissez-moi... »
Je reste allongé, mais je ne parviens pas à me reposer. Je ne trouve pas de position confortable et me retourne fréquemment sur ma couchette. Mes phases de sommeil sont courtes et agitées. Je me réveille de l'une d'elles en sursaut, saisi d'une violente douleur au bras. J'ai du mal à respirer. Mon cœur s'emballe. Suis-je en train de faire une crise cardiaque ?
« Un médecin… Il me faut un médecin… »
Ma voix est faible et je suis seul, mais je suis sûr qu'ils peuvent m'entendre. Il y a une caméra au-dessus de ma cellule. Ne vont-ils donc rien faire pour m'aider ? Mais que pourraient-ils faire ? Si je ne reçois pas ma dose de sérum, si mon ADN n'est pas stabilisé… Oh Dieu, que va-t-il m'arriver ?
Après tant de temps à leur demander de vous laisser seul, vous changez d’avis. Je vous comprends, Joshua. J’espère que vous me comprendrez aussi face au fait que vous voir agoniser ainsi à travers le temps est non seulement déplaisant mais également une perte dudit temps me concernant.
Je vais et viens, donc.
En l’état, vous n’avez aucune autre valeur que le peu de pitié que vous pouvez me susciter. Vous m’en suscitez, néanmoins. Je suis un monstre mais pas ce genre de monstre. Je vous plais, vous qui ne pouvez éprouver similaire compassion à celle que j’ai pour vous, tout en me disant que cela vous aidera peut-être à progresser.
Ce n’est, malheureusement, pas ce qu’ils cherchent à voir chez vous. Après les avoir soupçonnés de vous droguer, vous finissez par comprendre qui sont ceux qui vous ont réellement drogué.
Votre conscience rattrape votre inconscient. Est-ce trop tard ?
Vous me demandez ce qui va vous arriver…
C’est une excellente question, Joshua.
Je ne viendrais pas en vous pour vous guérir. Non content de n’en valoir l’effort, vous êtes toujours un charmant piège pour ma personne. Cependant, je peux faire quelque chose d’autre.
J’enverrais le médecin de garde pour vous examiner. C’est un maigre effort, il serait venu de toute façon. Il ne se moque pas de vous voir mourir, même s’il préférerait que cela arrive durant la garde de quelqu’un d’autre.
J’essaierai de bouger un autre pion pour répondre à votre prière. Je ne puis guère faire plus, tant que vous avez votre collier inhibiteur autour du cou et si peu de valeur pour les partis impliqués.
The Shadow King
Code piqué à Eilee
Célestine Orchent Caelestis Agent du S.H.I.E.L.D. Niveau 7 S.W.O.R.D.’s H.B.I.C.
La collaboration entre l’US Marshals Service et l’US Navy, qui gèrent le Raft, et la SHIELD, qui le remplit, m’offre un certain accès à ses dossiers. Michael Morgan Morbius est le premier dont je me suis occupée. Cela a permis d’éviter un gâchis, à défaut d’avancer mes projets. Le docteur peut encore être utile. Cependant, pas de la manière que je cherche à créer. Il n’est pas le seul candidat à attendre dans les profondeurs. Le dernier incident Maximoff en date et la réponse qu’il a engendrée m’ont convaincue que personne ne pouvait rien faire pour l’arrêter si ce n’est la prier. Mon approche étant différente, je pense également me tenir en retrait des suites de cette affaire. Je tiens à mon esprit et mon libre-arbitre. Ceux des autres, en revanche…
Mon téléphone me tire d’un rêve dont je ne me souviens pas. Il sonne. Sa lumière s’ajoute aux nombreux reflets de celles de New York City qui hantent ma chambre. Ses sons s’ajoutent aux nombreux échos de ceux de New York City qui hantent mon quotidien. Ses vibrations n’ont aucun homologue auquel s’ajouter en moi.
Contrairement à moi, mon appareil finira par s’arrêter de lui-même. Si je lui en donne l’occasion. D’une main, je la lui ôte. Les reflets de mon correspondant illuminent mon visage. Son nom se reflète sur mes yeux. Ma seconde main vient au renfort de la première. Rouge ou vert, un choix à faire.
Un choix déjà fait.
Un choix fait.
« Oui ? »
Pas de bonjour, il n’est ni bon ni levé. Tout comme moi. Pas de salutations, on a tous mieux à faire.
Des explications. Pour comprendre. Pour traiter.
Je m’allonge sur le dos, à leur écoute. Je pourrais fixer le plafond. A la place, je fixe les lumières newyorkaises. Sous cet angle, les reflets de la ville sont à mes pieds.
Je respire par le nez, calmement.
Joshua Jenkins. Sa langue maternelle a une expression pour ce qui lui arrive : "cold turkey" ou "go cold turkey". L’arrêt brutal d’une habitude ou le sevrage brutal de drogues.
Je soupire par le nez, calmement.
Je proposerais bien de lui mettre du John Lennon mais ça serait peut-être un peu trop sarcastique de ma part. Après, je peux toujours le conseiller aux gardes : leur boulot n’est pas facile. Ils ne verraient sans doute pas la référence.
« Que dit le médecin ? »
Les expériences des Héritiers afin de créer des mutants artificiels m’intéressent. Leur processus est trop long, dangereux et aléatoire pour une utilisation par le SHIELD. Cependant, il est stable. Il se trouve que le Supgen est rapide et ciblé mais instable. Je fais parti des scientifiques du SHIELD à étudier le mécanisme de stabilisation pour pouvoir fabriquer des pouvoirs de synthèse. D’où le suivi de l’évolution du cas de Joshua Jenkins.
« Les symptômes du manque ne m’intéressent pas, finis-je par répondre en énonçant une évidence. Recontactez-moi lorsque vous aurez les résultats sur la stabilité de la greffe génétique. »
Si cela reste stable malgré l’absence du produit, la vie de Jenkins n’est pas en danger et les recherches du SHIELD avanceront. Si cela devient instable du fait de l’absence du produit, la vie de Jenkins va vite devenir cancéreuse et les recherches du SHIELD continueront.
De ces deux pôles découlent beaucoup de nouvelles questions. Notamment le fait que Jenkins puisse survivre mais perdre ses pouvoirs ; moyennant accompagnement du SHIELD. Les X-Men ont sans doute terminée la rétro-ingénierie du sérum de mutation artificiel avant nous. Je considère comme une nouvelle erreur diplomatique que de leur faire cadeau des survivants des l’école des Héritiers. C’est cependant une motivation pour Charles Xavier et Henry McCoy de faire la rétro-ingénierie du sérum. Considérant leurs capacités, ils devraient y arriver plus vite que nous. Restera à négocier la récupération de la formule. Le principal argument n’est pas la survie de Jenkins mais le fait que l’on ait envoyé l’un des échantillons saisis.
« Tachez également de vous rappeler que ce numéro est pour les cas d’urgence. Merci. »
Je raccroche. Une fois le téléphone délaissé dans les draps, je me laisse aller à l’insomnie.
Je reste allongé dans le noir un long moment, la respiration haletante, le cœur battant à tout rompre. La douleur dans le bras finit par s'estomper, mais elle est remplacée par une sensation de picotements, comme des fourmillements désagréables qui se répandent dans tout mon corps. J'ai déjà ressenti ça, lors de la première apparition de mes capacités télékinétiques. Avant de tout faire voler en éclats. Oh non... Sans le sérum, mes capacités spéciales deviennent incontrôlables... vont-elles finir par disparaître ? Elles font partie de moi depuis dix ans, je ne m'imagine pas vivre sans elles. Mais si je ne peux plus les contrôler... En cela, finalement, le collier inhibiteur semble être une bonne précaution.
La lumière se rallume soudainement. La nuit serait-elle déjà finie ? Je n'ai aucun moyen de le savoir, pas d'ouverture sur l'extérieur, pas d'horloge. Les repères que je garde sont les repas qui me sont distribués, la visite des matons deux fois par jour et la lumière qui s'éteint et se rallume. Deux gardes sont là, accompagnés d'un homme en blouse blanche. Un médecin... Dieu soit loué. Les gorilles me menacent bêtement, m'ordonnant de me tenir à carreau. Je réponds par un rire faible mais méprisant et leur rétorque :
« Evidemment, je ne vais pas tirer sur l'ambulance... »
Dans ce contexte, l'expression prend tout son sens. Je me laisse docilement examiner, je réponds à toutes les questions du médecin. Oui, j'ai de la fièvre, des suées, des nausées, des tremblements. Oui, j'ai mal à la tête, des sensations de vertige et de faiblesse. Non, je n'ai pas de spasmes ni d'hallucinations, mais à son acquiescement silencieux je me doute que d'après lui cela ne va pas tarder. Pense-t-il que je vais finir par vriller ? Je ne veux pas devenir dingue. Je veux guérir.
« Je ne suis ni un drogué ni un fou docteur. »
Il hausse un sourcil sceptique. Me répond que j'ai pourtant tous les symptômes d'un drogué en manque. Qu'il va pouvoir apaiser certains symptômes mais qu'il n'y a pas de remède miracle. Il se trompe. Il existe un remède. Je n'ai plus le choix... Si je veux m'en sortir, il faut que je lui en parle. Il faut que je trahisse... Non, ce n'est pas de la trahison, c'est de la survie.
« Ecoutez, je... Il existe un traitement, une sorte de médicament que je prends tous les mois... C'est sans doute pour cela que je ne vais pas bien... »
Je ne lui explique évidemment pas tous les tenants et aboutissants de ce « traitement », mais je lui indique où en trouver deux doses. Je lui donne l'adresse de mon appartement à New York. Il note l'information, sans faire le moindre commentaire. Puis il sort une seringue. J'ai un vif mouvement de recul. Il tente de me rassurer, explique que cela va faire tomber la fièvre, qu'il va aussi me faire une perfusion pour me réhydrater. Puis-je lui faire confiance ? Ai-je vraiment le choix ? Qu'est-ce qu'ils attendent de moi ?
La fièvre tombe. Je reprends des forces. J'ai l'esprit plus clair. Je me pose beaucoup de questions. Pourquoi m'ont-ils envoyé un médecin ? Pourquoi prennent-ils la peine de me soigner ? Pourquoi me gardent-ils en vie ? Mais qu'est-ce qu'ils me veulent, à la fin ?
Je parviens à manger un peu, mais régurgite ce que j'ai pu avaler peu de temps après. Cela calme mes nausées mais empire mon mal de ventre. J'ai des crampes d'estomac à me plier en deux de douleur. Ah ils doivent bien s'amuser derrière leurs écrans de contrôle ! Combien de temps vont-ils me laisser dans cet état ? Combien de temps vais-je encore tenir ? Je ne veux pas mourir. Mais je ne veux pas vivre comme ça !
L’autre pion n’est pas encore prêt à bouger suffisamment pour vous, Joshua. Sans doute me faudra-t-il le visiter en personne. Vous êtes, à ces yeux, similaire chose à ce que vous étiez pour les Héritiers. Une expérience et une arme potentielle, si l’expérience fonctionne. Voilà qui ne vous dépayserait pas, si vous saviez.
C’est aussi familier que les fourmillements désagréables causés par l’apparition de votre mutation artificielle. Une émergence digne de celle d’un mutant, sans surprise. Quand au fait que vos capacités "spéciales" deviennent incontrôlables… intéressant de vous voir craindre d’abord pour leur disparition et non pour votre disparition. Ne risquez-vous pas le cancer généralisé ? Ou, à défaut, d’être déchiqueté par ses propres capacités dont vous perdez le contrôle ? Le collier inhibiteur vous sauve la vie, ainsi que celle du médecin de garde. Pour ma part, je m’installe enfin confortablement, merci le médecin, auprès de vous.
Vous n’allez pas tirer sur l’ambulance, Joshua ? Heureusement. Cependant, ne les encouragez pas à le faire alors que vous êtes dedans. Ils sauront viser pour ne pas atteindre le médecin. Ils sauront aussi reconnaitre que vous ne faites pas du cinéma afin de tenter de vous échapper. Être gardien au Raft est un travail aussi ingrat que dangereux. De longues gardes loin de toute civilisation et pour s’assurer que des prisonniers contre lesquels ils ne peuvent rien faire soient bien sage. Que diriez-vous de savoir qu’il est ici une divinité à laquelle ils ne peuvent même pas retirer ses pouvoirs et dont ils sont tous à la merci. Mesdemoiselles Maximoff sont maitresses ici, même si elles se tiennent sages. Je m’en irai les visiter lorsque nous en aurons fini. Pour l'heure, je teste leur capacité à me sentir tout en vous accompagnant comme je le peux.
Vous n’êtes ni un drogué ni un fou ? Désolé Joshua, cependant vous êtes un drogué. Tout le monde ici le sait et vous suit dans votre sevrage au nom de la science. Il n’y a que vous pour ne pas le voir. Vous le savez, cependant. Vous l’admettez enfin.
Ce n’est pas de la trahison, c’est de la survie. Bien. Souvenez-vous de cette pensée, Joshua. Elle pourrait vous mener hors d’ici. Les Héritiers vous ont trahi, vous leur survivez.
Ecoutez… ils vous écoutent, Joshua. Il existe un traitement… ils le savent, Joshua. Enfin, pas les gardes. Le médecin, lui, oui. Son collègue au téléphone s’est fait rappeler qu’il faut voir si vous allez en mourir ou non. Aucun d’eux n’a le droit de vous le dire. Aucun d’eux ne sait où en est l’étude du SHIELD à ce propos. Ils tentent de le répliquer. Ils tentent de l’améliorer. Ils tentent de le rendre temporaire. Sans avoir les compétences en génie génétique dont ont fait preuves les Héritiers, ils font de leur mieux. Vous… vous restez là.
Les deux doses ont déjà été trouvées, elles sont la base des travaux. L’une d’elle pour le SHIELD, l’autre pour les X-Men surement. Cette partie est… complexe. Je ne m’approcherai pas de Charles avant que l’occasion de nos retrouvailles ne se présente. Je ne m’approcherai pas des siens de crainte qu’il ne le prenne comme une menace. Le SHIELD en revanche… le SHIELD m’appartient. Il m’appartiendra aussi longtemps qu’ils ne seront capables de faire fonctionner l’anti-télépathie. Evidemment, j’ai peut-être un ou deux fils à tirer dans cette histoire. Ce n’est pas une question de confiance. C’est une question de choix. Plus exactement, de ne pas en avoir.
Comme vous, présentement.
J’ignore si l’on peut dire que vous allez aller mieux. Je pense que l’on peut considérer que vous irez de façon moins pire. Je m’excuse cependant mais cela devra être sans moi. L’aube arrive et j’ai d’autres personnes à visiter.
Je m’assurerai que mademoiselle Orchent vous visite très bientôt. Peut-être même avant que vous ayez répondu aux questions les plus importantes vous concernant.
Qu’est-ce qu’ils vous veulent, à la fin ? Ils ne vous gardent pas forcément en vie, puisqu’ils attendent de voir si les Héritiers vous tuent. Combien de temps vont-ils vous laisser dans cet état ? Le temps d’avoir la réponse. Combien de temps allez-vous encore tenir ? Là, je n’ai pas de réponse. J’en suis désolé. Sincèrement.
Les heures passent, lentement, trop lentement. La visite du médecin m'avait redonné de l'espoir, et c'est encore plus pénible pour moi de constater que je ne vais pas mieux. Mon état s'empire d'heure en heure. Je vais finir par devenir fou, je le sens, je le sais. C'est ma pénitence, mon châtiment pour avoir pris part à une guerre qu'ils ne comprennent pas. Ils m'observent souffrir, alors qu'il savent comment me guérir. Les enflures. C'est de la torture, bien plus inhumaine que tout ce que j'ai pu infliger aux mutants qui ont eu le malheur de me rencontrer.
La lumière se rallume et m'aveugle. Je ne la supporte plus. Tout comme je ne supporte plus les grincements du bâtiment, ou le bruit des pas des gardes qui résonne dans mon crâne comme un tambour de guerre. Ma tête me fait mal, j'ai une migraine colossale qui me donne envie d'arracher mon cerveau de ma boite crânienne. Je la serre fort entre mes mains en poussant un long râle de douleur. A ce stade, je n'ai plus la force de prétendre que je ne souffre pas.
Je souffre trop. Je vais mourir. Je ne veux pas mourir. Ils me regardent mourir. Les salauds. Ils ne feront rien pour moi. Il faut que je sorte d'ici.
Je dois rester actif. Si je reste allongé, je ne me relèverai plus jamais. Je tente la position debout. Je suis chancelant. Mes pas sont mal assurés, le sol me semble instable, comme s'il se dérobait sous mes pieds. Je manque de tomber, me rattrape au mur. Je dois retrouver l'équilibre. Je n'en ai pas l'occasion. Mon bras commence à trembler. Puis mes jambes. Puis l'entièreté de mon corps est pris de tremblements, qui s'intensifient très vite et deviennent des spasmes. Je tombe, pris de convulsions. Je perds totalement le contrôle de mon corps, de ma vessie, de mes intestins.
Je ne suis plus qu'un tas de chair tremblant. Je ne suis qu'un animal, un rat de laboratoire. Ils m'observent dépérir, tomber plus bas que terre, et ne font rien.
La crise d'épilepsie me semble durer une éternité, là où objectivement je ne l'ai subie que quelques secondes. Mais je ne parviens plus à être objectif. Je gis sur le sol, dans mes propres déjections. La perte de toute dignité est un véritable supplice.
Les tambours reviennent. Les gardes. Les enfoirés. Ils ne m'aideront pas. Ils me relèvent à contrecœur, me traînent jusqu'à la douche. Je réponds à leurs grimaces de dégoût par un regard de haine.
L'eau qui lave mon corps souillé est une bénédiction. Cette douche bienvenue me remet les idées en place. Tout mon corps est en souffrance, mais j'ai l'esprit clair. Je n'ai rien à espérer de cet endroit. Aucune issue favorable. Ma santé va continuer de se dégrader, je vais dégénérer jusqu'à en crever. J'accueillerai alors la mort avec soulagement. Je ne veux pas finir comme ça. Je dois agir.
Les gardes n'ont pas d'armes. Sans doute pour éviter qu'un prisonnier ne les leur prenne et les utilise contre eux. Je murmure une phrase incompréhensible. L'un des deux gorilles se rapproche pour m'écouter. Je lui assène un violent coup de coude au visage, j'entends son nez craquer, il hurle. Je frappe l'autre à l'entrejambe, il se plie de douleur. Je cours. Je crois courir. J'avance avec l'agilité d'un bébé qui fait ses premiers pas. Mais j'avance. Pendant quelques secondes, j'ai l'espoir de pouvoir sortir d'ici.
Je fais alors une terrible découverte. Le collier inhibiteur ne sert pas qu'à empêcher mes capacités spéciales de s'exprimer. Il sert aussi d'arme de neutralisation. La décharge électrique qu'il produit parcourt mon corps affaibli avec une violence aussi puissante qu'inattendue. Mes muscles se crispent, je m'effondre au sol en hurlant. Je suis paralysé. Je brûle de l'intérieur. La crise de spasmes n'était rien à côté de cette nouvelle torture. Je perds connaissance.
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