[Terminé] Borgne migraineux et chevelu boiteux

« La fracture est en bonne voie de guérison, mais la présence d’un œdème montre que vous sollicitez trop votre cheville. Vous marchez ? » La doctoresse lève un regard sans interrogation vers le jeune homme qui est allongé sur un lit de consultation avec la cheville en question sur-élevée, car elle connaît déjà la réponse et le jauge, avec une certaine attente impatiente, pour voir s’il va oser lui mentir. La pauvre ne sait pas encore sur quel spécimen elle est tombée. « Non, je n’ai qu’à agiter une cloche pour que mes serviteurs m’apportent mon repas, fassent le ménage et me lavent dans le lit. » Elle l’avait regardé sans interrogation, certes, mais ne s’était sans doute pas attendu à une telle réponse, surtout que celle-ci est appuyée par un sourire ô combien narquois. Et tandis qu’il entrelace ses doigts sur son ventre, la brune remonte ses lunettes sur son nez tout en prenant une fine inspiration, notant quelques phrases sur sa feuille avant de sortir de la pièce sans un mot. S’il avait réussi à l’énerver, il aurait été fier. Là, il lui a carrément coupé le sifflet : il exulte donc intérieurement, affichant un sourire ô combien satisfait et remontant ses bras en gardant ses doigts mêlés, pour soutenir l’arrière de son crâne. Il ne bronze pas sur une plage ensoleillée mais, on pourrait presque le croire…

Seulement, son fameux sourire victorieux, il le perd quelques minutes plus tard. « C’est une blague ? » Lance-t-il en laissant pendre son menton sous l’incrédulité, tenant l’ordonnance prescrite et regardant le brancardier avec un air désabusé. « De la rééducation intensive ? Je n’en ai pas besoin ! » Et puisqu’il s’est auto-proclamé médecin en plus des nombreux titres qu’il s’est offert, le chevelu s’empresse d’attraper ses béquilles appuyées contre le lit pour se hisser sur ses jambes, bien que l’une soit encore en très mauvais état. Qu’importe ! Le manitou aux boucles brunes s’agite comme un ver de terre en direction de la sortie et, sans trop savoir comment, parvient à fausser compagnie à ses brancardiers au détour d’un couloir. Mais ces derniers, avantagés par leurs chevilles fonctionnelles, vont vite le rattraper il le sait… C’est alors que, au prix de nombreux efforts alors qu’il longe le couloir du premier étage, il passe devant les jardins donnant sur la sortie : la fenêtre, voilà son échappatoire !

C’est ainsi que, devant les patients un peu médusés par cette scène peu croyable, la silhouette longiligne du Joueur s’extirpe du couloir en passant, d’abord, la moitié du buste de l’autre côté de la fenêtre, vers les fameux jardins mal entretenus. Réflexion faite, il aurait dû passer une jambe en premier mais elles lui semblent bancales alors il persiste, glissant jusqu’à son bassin et la moitié des béquilles en dehors ; c’est alors qu’une voix masculine se fait entendre, se penchant au-dessus de lui alors qu’il est presque en train de tomber. Presque, parce qu’il se tenait encore au rebord de la fenêtre. « Euh… D’accord… » Il le zieute rapidement pour s’assurer qu’il ne s’agit pas d’un médecin puis obtempère, lui donnant ses béquilles d’une main et prenant appui sur son épaule de l’autre, afin d’extirper totalement son corps de l’intérieur du bâtiment. Une fois remis sur pieds — enfin, ce qu’il en reste, il repousse ses boucles en arrière pour dégager sa vue, remarquant au passage que le saveur, lui, en possède une aussi bancale que sa cheville, de vue. « Où avez-vous planqué votre navire, capitaine ? » Son humour douteux le pousse à ricaner de sa propre blague tandis qu’il récupère ses béquilles, une voix les surprenant alors dans son dos : « OÙ VOUS ALLEZ, REVENEZ ICI ! » La sommation est dirigée vers le plus jeune qui, reniflant un seul coup, commence à s’échapper en faisant de grands pas — enfin, autant qu’il lui est possible, pour s’éloigner de ce brancardier un peu trop insistant, sans omettre de scander à l’homme-pirate : « MERCI POUR VOTRE AIDE, SI VOUS AVEZ UNE VOITURE C’EST LE MOMENT DE M’OUVRIR LA PORTIÈRE ! »

La scène est à peine croyable pour les personnes qui traversent le couloir et le jardin de l’hôpital : un homme avec un bandeau sur l’oeil est en train d’extirper un autre homme, mal en point, par la fenêtre, de la même façon que s’ils venaient de s’échapper de prison. Personne n’ose véritablement intervenir, même s’il y a fort à parier que des bouches trop bavardes se sont précipitées à l’accueil pour les dénoncer ; les saligauds, aurait alors pensé Ezekiel, s’il n’avait pas été si concentré dans le fait de rester debout. Et ce n’était déjà pas une mince affaire.

Une fois appuyé sur ses béquilles, véritable soutien pour ses jambes faibles et sa cheville fracturée, Ezekiel lève le menton vers son sauveur afin de lui lancer une réplique malicieuse, sans méchanceté aucune certes, mais qui aurait pu vexer un esprit bien trop susceptible ; l’inconnu lui offre plutôt un sourire comme première réponse, démontrant qu’il n’est point de ceux-là, ne s’injuriant heureusement pas du parallèle fait entre son bandeau et les pirates. L’étranger a même du répondant, et cela ne peut que plaire au Joueur qui laisse échapper un petit rire enfantin faisant plisser ses paupières, avant qu’il ne réponde, d’une voix toujours aussi espiègle : « Dommage, elle m’aurait été bien utile pour assommer quelques ennemis récalcitrants. » Il ne croit pas si bien dire ! Comme pour illustrer ses mots, un homme avait surgi dans son dos en le sommant de revenir le plus vite possible mais, aidé par son nouvel allié, Ezekiel avait pris la fuite aux côtés d’Aemon.

Du mieux qu’il peut, Ezekiel garde la cadence pour rejoindre le parking où est garée la modeste voiture de l’homme dont il ne connait même pas le prénom, mais auquel il fait étrangement confiance. Pour se laisser embarquer dans un plan aussi improbable, il faut être aussi fou que lui de toute façon donc… Il n’a pas grand chose à craindre. Et dans le pire des cas, il pourra tenter de se téléporter, même s’il s’épuise bien trop rapidement à chaque nouvel élan de son pouvoir.

Grimpant à l’intérieur de la voiture, Ezekiel balance ses béquilles à l’arrière et prend tout de même le temps d’attacher sa ceinture - la sécurité avant tout, bondissant presque sur son siège en voyant le terrible brancardier qui les rejoint ; heureusement, son chevalier fait rugir le moteur de leur fidèle destrier et tous les trois s’élancent vers la sortie, Ezekiel en profitant pour lancer un doigt d’honneur au brancardier, de son doigt vernis de noir.
Bien trop fier de lui, il se replace correctement sur son siège en abordant un sourire victorieux et soulagé, lui donnait un air terriblement enfantin, un air de sale gosse infernal que rien ne peut canaliser. « Exact, mais je ne suis pas un homme facile. » Son sourire prenant plus de place sur ses lèvres, il se tourne vers son interlocuteur en lui disant, d’un ton jovial : « Pour vous remercier, je vous invite à déjeuner. Vous avez faim ? »

Fuyant le parking de l’hôpital, la voiture familiale d’Aemon fonce à travers les dédales de la ville pour s’éloigner du personnel médical un peu trop acharné. Bien soulagé de leur avoir échappé, Ezekiel se détend progressivement aux côtés de son complice du jour, car il ignore encore que le borgne appartient au S.H.I.E.L.D. Et il est loin de s’en douter ! Le bouclé n’imagine pas un seul instant que l’homme qui vient de l’aider à fuir le centre hospitalier travaille pour cette organisation, qu’il déteste par-dessus tout. Comme tous les Joueurs, Ezekiel n’a pas oublié qu’une membre de leur organisation a tué l’un d’eux : il n’a pas oublié et il ne pardonnera jamais.

Les échanges légers qu’ils partagent les font rire tous deux, tandis que le conducteur s’engage sur la voie rapide pour rejoindre le centre-ville. Sa compagnie est agréable, Ezekiel apprécie de pouvoir plaisanter de tout et de rien alors il lui propose d’aller déjeuner, une proposition à laquelle Aemon répond par la positive. Une faim de loup. Je suppose que vous avez l'adresse idéale pour ce genre de problèmes ? Ezekiel fait mine de réfléchir pendant quelques secondes puis, haussant ses épaules d’un air hésitant, il répond : « On peut essayer de trouver le Petit Chaperon Rouge, sinon, je connais un resto asiatique au top. » Adressant un sourire complice au conducteur, le bouclé sort le téléphone de sa poche pour mettre le GPS car, d’ordinaire, il ne s’embarrasse pas voiture ou de transport, sa mutation lui permettant gratuitement et rapidement de se déplacer. Mais là, il n’est pas en état de faire une téléportation avec le nouvel ami et sa voiture.

Tandis qu’il indique le chemin au conducteur, ce dernier lui tend sa main pour se présenter ; Aemon Baskerville. Joli nom. Le bouclé tord sa bouche vers le bas avant de glisser sa main dans la sienne, la serrant légèrement tout en disant, à son tour : « Ezekiel Ranevskaia, enchanté aussi ! » Il lui adresse un sourire jovial et, alors qu’ils arrivent au restaurant, le russe range son téléphone dans sa poche en disant, d’une voix théâtrale : « Espérons que le Loup soit rassasié après ça ! » Un petit rire emportant ses lèvres, il s’extirpe tant bien que mal de la voiture et retrouve son équilibre précaire avec ses béquilles, s’avançant d’une démarche périlleuse vers l’entrée du restaurant, en compagnie de son sauveur. « Qu’est-ce que tu faisais à l’hôpital, Aemon ? » Curieux le bouclé. Très curieux.

La voiture filait à vive allure pour fuir la périphérie de l’hôpital, zone de tous les dangers pour les deux hommes en fuite. L’étranger avait gagné sa confiance en se montrant complice de sa cavale mais, Ezekiel ne faisait-il pas confiance trop rapidement, justement ? Il n’imaginait pas, encore, que l’homme qui conduisait comme un forcené pour l’éloigner du conflit était un agent du S.H.I.E.L.D…. Et il était préférable que reste ainsi. Plutôt que de se confondre en déblatérant de leurs vies personnelles, s’exposant l’un à l’autre comme de potentielles cibles réciproques, les deux hommes se montraient enjoués à l’idée de déjeuner ensemble. « Fais-moi confiance ! Promis, je ne te conduirai pas au grand méchant loup. » Peut-être parce qu’il l’était lui-même ?

Il ne cherchât point à dissimuler que son nom était russe et qu’il l’était lui aussi, quand bien même ces sonorités pouvaient lui porter défaut. De ses origines, il était fier et n’avait jamais  songé à prétendre autre chose. De ce fait, il n’avait pas perdu son sourire de tout le trajet, jusqu’à ce qu’ils arrivent sur le parking du fameux restaurant asiatique. Les bonnes odeurs de la cuisine s’échappèrent de la porte entrouverte, et déjà l’estomac du chevelu avait grogné, se manifestant sous la gourmandise réveillée. Ils allaient assurément se régaler !

Descendant de la voiture avec une difficulté plus ou moins camouflée par sa bonne humeur et ce qui lui restait de dignité, il avait volontiers accepté le bras solide que son nouvel ami lui tendait, ce qui était notable : d’ordinaire, Ezekiel n’acceptait jamais l’aide de quiconque mais, trouvant que tous deux étaient dans une situation d’handicap, peut-être ne se sentait-il pas diminué en acceptant l’aide mais, plutôt, d’égal à égal ? « Merci monsieur ! » Les deux éclopés entreprirent alors de marcher vers l’entrée du restaurant, en bavardant comme deux amis s’étant perdu de vue depuis longtemps. Étrangement, entre eux, l’échange était naturel alors qu’ils se connaissaient à peine. « Comment tu l’as perdu, ton oeil ? » Demanda-t-il, sans gêne aucune, en s’installant à la table désignée par le serveur, se laissant retomber sur la banquette en soupirant ; sa jambe lui faisait tout de même encore mal, malgré ce que le corps médical pouvait en dire. D’ailleurs, son comparse questionna à son tour son misérable état, et le joueur d’échecs ne chercha point à mentir, appuyant ses coudes sur la table en annonçant, le plus simplement du monde : « Un connard m’a roué de coups et m’a laissé pour mort sur le trottoir. » Son sourire était toujours présent, et il s’en était servi pour remercier le serveur qui leur tendait à chacun une carte. Parcourant les menus, ne semblant plus vraiment affecté par l’affaire qui le clouait pourtant toujours à une grande difficulté physique, il avait poursuivi, d’une même voix : « Alors, tu vas prendre quoi ? »

Tout guilleret qu’il est là, il garde en tête que ses grands-parents seraient révulsés de son attitude ; combien de fois lui ont-ils dit de ne pas parler à un inconnu, et encore moins de le suivre dans une voiture ? Heureusement, l’homme qui l’accompagne (ou qui se laisse accompagner, difficile de dire précisément) semble être dénué de mauvaises intentions à son égard. De toute façon, ils sont dans un restaurant, un endroit public avec du monde autour…Et il lui reste sa mutation, très pratique au demeurant en cas de danger. Il n’y a donc pas de raison de s’inquiéter.

Après être entrés dans le restaurant, tous deux prennent place à une table en bois, joliment décoré d’une petite plante qu’on devine en plastique, juste à côté des couverts et des baguettes encore assemblées. Il ne perd pas de temps pour se saisir de la carte des menus, bien qu’il connaisse très bien celle-ci, tout en questionnant son interlocuteur sur son oeil : comment il l’a perdu ? Au combat, dit-il. Sous la curiosité que lui pose cette réponse, il lève les yeux vers Aemon et hoche son menton de haut en bas tout en posant une autre question, un léger sourire aux lèvres : « Tu es militaire, c’est ça ? » S’il lui répond que non, ça va soulever encore plus de questions. « Tu as eu de la chance, alors… Enfin, si on peut appeler ça de la chance. Tu n’as pas trop de douleur ? » Un oeil cybernétique, une organisation connue… Il se tend un peu. Sur la carte des menus, ses doigts se resserrent alors qu’il plisse légèrement ses paupières, demandant une précision, d’une voix qui ne subit aucun changement en apparence : « Tu bosses pour le S.H.I.E.L.D. ? » Être tombé sur un agent du S.H.I.E.L.D., c’est bien sa veine. La seule raison pour laquelle il ne s’emporte pas, c’est qu’il a noté la grimace d’Aemon. Visiblement, travailler pour eux n’est pas une illuminante fierté… Le terrain lui plait.

Pour ne pas éveiller les soupçons de son nouvel ami, il ne revient pas sur le sujet du S.H.I.E.L.D. et lui explique succinctement comment il s’est blessé. Enfin, comment on l’a blessé, plutôt. « Aucune idée, je ne m’en souviens pas. Mais le jour où mes souvenirs reviendront… » Nul besoin de poursuivre sa phase pour qu’on comprenne son ressenti, mais cela lui permet de rebondir avec humour, tout en ramenant innocemment le sujet sur le tapis : « Tu crois que le S.H.I.E.L.D. pourrait faire un truc pour ma jambe foutue ? » Un léger rire emporte ses lèvres, et il fronce son petit nez avant de se replonger dans la carte, qu’il parcourt rapidement. Avec tout ça, il a presque oublié la faim. « Hm, pour ma part, je vais prendre un bò bún aux crevettes et des gyoza. Cela dépend, tu préfères la viande ou le poisson ? » Ils avaient beaucoup de choses à se dire, encore.