Strange. Un nom particulier. La langue anglaise lui confère un sens unique, on ne peut plus clair. Et pourtant, rien d’étrange dans cet homme quand on le compare à toutes les bizarreries que le monde connaît déjà. Mystérieux, par contre, ça oui. Stephen, prénom on ne peut plus normal dans ce cas-ci, n’a pourtant pas l’histoire la plus rocambolesque. On peut tout au moins le dire de ses presque 40 premières années. Né au sein d’une famille bien nantie de l’élite New Yorkaise, on ne peut plus normale et banale, on lui offre une voie toute tracée par ses bons soins, ses fantaisies et ses lubies. Ses parents agissent en ombre chinoises derrière le tableau de sa jeune existence, absents sans que le petit garçon qu’il est alors n’en souffre plus qu’un autre, mais lui procurant tout ce dont il peut avoir besoin. Si le silence est d’or, alors l’éducation est de platine chez les Strange. Les prédispositions du gamin font la fierté de ses parents… et leur simplifie la vie puisque déjà très jeune, Stephen est responsable et indépendant, n’aimant guère qu’on mette le nez dans ses affaires.

Une relation de distance se crée entre les parents et le fils. Rien de vraiment inconfortable. Mais rien qui ne leur donne envie de passer du temps ensemble non plus. Chacun vit sa vie sans subir celle des autres. Une description qui ne colle pas avec celle d’un foyer, certes. Mais personne ne s’en plaint. Peut-être que la froideur est de famille chez les Strange, tout compte fait. Donna, son aînée d’à peine un an, est sa relation familiale la plus forte. Sans être constamment l’un avec l’autre, ils ont une relation de complicité et d’harmonie. Mais Donna décède encore enfant, dans la piscine familiale suite à une crampe à la jambe qui l’empêchera de continuer à nager. Stephen arrive trop tard et ne parvient pas à la sauver. Il ne parle peut-être jamais de Donna, mais elle l’a quand même inspiré à devenir médecin, au-delà du cachet intéressant que le métier confère à ses pratiquants…

Enfant, il joue du piano comme ça semble souvent être de coutume chez les familles qui considèrent leur simple existence comme étant noble. Pour quelqu’un qui ne s’y connait pas en art, il est parfait à cet instrument. Il apprend les partitions par cœur. Joue de la pédale pile au bon moment. Le délai entre chaque note est impeccable. Pourtant, un connaisseur ou un artiste verra rapidement qu’il n’y met pas de cœur. Qu’il récite plus qu’il ne comprend la beauté de l’instrument. C’est d’ailleurs sa professeure de piano qui détecte rapidement ce fait étrange chez le petit Stephen et qui le soulèvera à ses parents. De là viendront quelques visites médicales qui les laisseront repartir avec un diagnostic : mémoire eidétique et intelligence largement au-dessus de la moyenne. Rien à voir avec les arts, donc.

Adolescent, Stephen a arrêté le piano, qu’il considère à présent comme une perte de temps. S’il aime écouter de la musique, finissant même par en faire un jeu avec ses collègues et en écoutant pendant ses chirurgies (il sait en quelle année chaque morceau est sorti pour peu qu’il ait entendu l’information un jour ou l’autre !), il n’est pas particulièrement friand d’en produire. Ce qu’il aime, ce sont les sciences. Et il en mange. Sans oublier un minimum de vie sociale. Nul doute que plus il prend de l’âge, plus Stephen aime bien paraître en société. Il se prend d’amour pour ce qui brille et coûte cher et fait son possible pour se permettre de mener ce train de vie sans avoir à compter sur la fortune familiale. À 16 ans, il est admis au MIT en neurosciences. Pourquoi s’être décidé si jeune d’être neurochirurgien ? Aux États-Unis, plus ses procédures sont invasives, plus un médecin est payé. Il n’y a pour ainsi dire rien de plus invasif qu’une opération au cerveau… Son diplôme en poches, Stephen continue ses études à Harvard. C’est pourtant à New York qu’il revient s’installer, des diplômes prestigieux dans les poches.

Stephen vit d’excès. Pas de drogues, de l’alcool modérément, néanmoins… Il ne compte pas flinguer sa fiche parfaite de neurochirurgien parfait. D’ailleurs, il accepte les cas qu’il sait pouvoir opérer avec succès pour ne pas ternir sa réputation. L’empathie ? Elle a pris la poudre d’escampette depuis longtemps. Pourtant, il veut sauver des vies et prouve à maintes reprises son respect du serment d’Hippocrate. Des préceptes qui en révèlent plus sur son égoïsme que sur son héroïsme, il le réalisera durement plus tard… Bref, de retour à New York, fraîchement diplômé et se taillant déjà une place de choix au sein du Metro-General Hospital, Stephen profite à fond de cette vie parfaite qu’il s’est fabriqué. Il dépense à outrance, n’ayant que très peu d’argent de côté malgré son revenu annuel impressionnant. Ses conquêtes sont nombreuses. Deviennent parfois des fréquentations plus sérieuses, mais jamais très longtemps. Il faut dire que Stephen Strange est un peu difficile… et que l’endurer sur une longue période de temps s’avère relever d’un miracle.

Celle qui reste le plus longtemps à ses côtés, c’est Christine. Il rencontre le Dr Christine Palmer au Metro-General Hospital. Une jeune collègue elle aussi fraîchement diplômée. Une femme magnifique et surtout brillante, ce qui l’attire forcément. Mais trop brillante pour perdre son temps avec Stephen. Une demande en mariage sera même refusée… et celle qui aurait dû s’appeler Christine Strange retourne à sa petite routine tandis que Stephen fait mine de ne pas souffrir de cette rupture, fierté mal placée oblige. Ils restent pourtant en de bons termes. L’affection qu’il a pour Christine ne pourra jamais être remplacée par de la colère ou de la haine. Il y a des gens comme ça que vous ne pouvez qu’aimer, peu importe ce qui arrive. Christine est de ceux-là. Jusqu’à la fin de cette ancienne vie et jusqu’au début de la nouvelle…

Les voitures sport de luxe sont fourbes. Elles ronronnent comme de beaux chats en bonne santé. Et même si vous les poussez à des limites de vitesse vertigineuses, elles semblent toujours se déplacer sur un nuage. Tant et si bien que vous poussez toujours un peu plus loin. Sa Lamborghini lancée à pleine vitesse sur l’autoroute en bord de falaise qu’il devait emprunter pour aller à une soirée mondaine, au téléphone en train de se faire présenter de nouvelles chirurgies potentielles, alors que la pluie battante s’écrase sur une chaussée rendue glissante… On pourrait presque croire que Strange fait exprès. Ce qui devait arriver arrive. L’accident est phénoménal, mais personne ne peut en témoigner. Par conséquent, on ne retrouve un Stephen Strange inconscient que plusieurs heures plus tard, ses mains détruites par le tableau de bord et le pare-brise. Quand il se réveille, le choc est grand… et l’acceptation est encore très loin devant lui.

Un bon chirurgien doit avoir des mains adroites et sûres. Aucun tremblement n’est acceptable. Celles de Stephen étaient parfaites. Grandes, aux doigts anguleux et fins… et surtout stables. Incroyablement stables. Plus maintenant. Il s’éveille sur une vision d’horreurs plusieurs jours plus tard : ses mains charcutées par ce qu’il juge être du mauvais travail d’un collègue chirurgien qu’il ne porte d’ailleurs déjà pas dans son cœur. Elles tremblent. Terriblement. La réhabilitation ne donne rien. La seconde opération expérimentale non plus. Il veut retrouver sa vie maintenant, tout de suite. Les mois passent. On lui répète sans cesse d’être patient. Son argent part en fumée, cette fois non plus sur des futilités comme avant, mais sur des traitements expérimentaux et des avis d’experts. Quand il repensera à cette période de sa vie, Stephen regrettera une seule chose pourtant : la façon dont il a traité Christine. La bête qu’est alors sa dépression, dépression qu’il renie d’ailleurs, prend le contrôle sur l’homme déjà très égocentrique et sévère qu’il est et il redirige toute sa frustration sur sa collègue et ex. Jusqu’à ce qu’elle parte…

Puis un jour, une énième séance de rééducation. Et une information filtre. Un homme dont la colonne vertébrale avait été sectionnée a réussi à marcher à nouveau. Jonathan Pangborn. Un nom qu’il reconnaît forcément puisqu’il avait refusé d’opérer ce patient, sachant qu’il était inopérable. C’est un miracle et c’est exactement ce dont Stephen a besoin à ce moment précis de sa vie. Alors il retrouve Pangborn. Qui marche. Court, même… Le secret que cet homme lui confie est mince. Le désespoir est tel néanmoins que Stephen ne se pose pas de question et utilise les fonds qui lui restent pour partir au Népal sans en parler à qui que ce soit. Il cherche Kamar-Taj sans même savoir de quoi il s’agit, sans même savoir dans quoi il s’embarque. De la médecine alternative, sûrement. Une secte au pire. Qu’importe ? Ça a bien fonctionné pour Pangborn. Ça doit fonctionner pour lui aussi.  

Strange début cet étonnant voyage fidèle à lui-même tout en se croyant déjà être un homme changé. Égocentrique, il ne voit pas celui qui le suit depuis un long moment. Il ne se concentre que sur ce qu’il désire, harcelant les passants en leur demandant où se trouve Kamar-Taj. Étrangement, personne ne semble savoir ce dont il parle… et dans son empressement, il se retrouve dans une ruelle seul, dans un pays qu’il ne connait pas, en face à face avec des hommes qui veulent tout ce qui lui reste : sa montre. Sauf que Strange n’est pas homme à se laisser détrousser ainsi. Ce qui aurait dû finir en un acte héroïque n’est pourtant qu’un énième échec, qu’il essuiera moins douloureusement grâce à la venue de celui qu’il aurait dû remarquer dès le départ. Teint d’ébène, étrange tunique verte, des aptitudes au combat qui n’appartiennent qu’à ceux qui s’entraînent sérieusement depuis longtemps… et surtout, les mots magiques franchissent le seuil de ses lèvres : Kamar-Taj.

On ne peut pas dire que Strange fasse une brillante introduction de lui-même à Kamar-Taj. En fait, à peine vingt minutes après avoir maladroitement rencontré l’Ancient, il se fait mettre à la porte. Il doit à sa persévérance et à son côté mille fois trop borné d’être finalement admis. Ce qu’il fera de son temps au terrain d’entraînement des Maîtres des arts mystiques, cependant, ne sera pas vain. Bloqué dans un premier temps à cause de son étroitesse d’esprit et son entêtement phénoménal, lorsqu’il réussit enfin à libérer son esprit de ses chaînes, Stephen devient rapidement le néophyte le plus accompli qui ait foulé le sol de Kamar-Taj. Il apprend à la dure comment utiliser la sling ring. Il prend de l’avance sur le programme en découvrant avec délice la projection astrale. Et il se bat réellement pour la première fois avant même d’être prêt… Une rencontre choquante avec Kaecilius, le zélote. Et son premier mort… À ce moment, Stephen est prêt à tout laisser tomber. Cette violation du serment d’Hippocrate le révolte. Jusqu’à ce que l’Ancien lui fasse comprendre que c’est son égoïsme et son égocentrisme qui le poussent à abandonner des millions de vies à leur sort…

Kaecilius lui semble encore être la pire menace possible qu’il rencontre pire. Bien pire. Le maître que sert le zélote : Dormammu. L’Ancien n’est plus. Impossible de se reposer sur quelqu’un d’autre pour sauver le monde, à présent. C’est lorsque le plan est forgé dans son esprit, lentement, méticuleusement, que Strange comprend qu’il a embrassé cette nouvelle voie. Pour un monde qu’il a trop longtemps méprisé, Dr Strange meurt encore. Et encore. Et encore. Et encore… Le temps infini qu’il passe à essayer de marchander avec Dormammu, il ne le compte pas. Ça n’a plus d’importance. Tout comme le doute ou la souffrance. Strange gagnera ou ils seront deux à perdre, tout simplement. Si un seul événement peut façonner un homme et être révélateur de qui il est, pour Strange c’est celui-là : sa vraie renaissance.

Les Maîtres des arts mystiques doivent eux aussi renaître de leurs cendres après cet affrontement qui a fait plus d’un mort dans leurs rangs… et des morts très importantes. Les sanctuaires sont confiés à de nouveaux maîtres et c’est Strange qui hérite de celui de New York. C’est entre ses mains qu’on confie l’œil d’Agamotto. C’est lui, le nouveau Sorcier Suprême. Accompagné de Wong, un coéquipier fidèle, mais surtout son premier vrai ami, il prend ses marques dans ce monde qui est maintenant siens. Puis, la Terre connait sa plus grande tragédie… Thanos. Ils luttent de toutes leurs forces. Mais ce n’est pas suffisant. Les chances de vaincre tiennent à si peu, mais Strange décide de croire en l’humanité, tout en jouant habilement ses cartes pour leur donner toutes les chances possibles. Le blip. Plus rien. Parce qu’il n’y échappe pas. Mais ce n’est pas une surprise. Pas pour lui. Il a vu, dans toutes ses nombreuses vies parallèles, celles qui lui ont fait trouver l’unique scénario favorable. C’est signe qu’ils sont sur la bonne voie.

Puis soudainement, cinq ans plus tard, la bataille finale. Celle qui leur fait vaincre, mais pas sans grandes pertes… Le monde se reconstruit. Strange se voue plus que jamais aux Maîtres des arts mystiques et à leur quête. Une quête importante qui, lui semble-t-il, ne trouvera jamais de fin. Surtout pas alors qu’il découvre à présent les possibilités horrifiantes des dimensions multiples. Une étude fastidieuse et dangereuse, mais hautement nécessaire. Pas pour les raisons qu’il partage lorsqu’un initié lui poser des questions, toutefois. La vérité ? Strange a honte. Honte d’avoir dû sacrifier la relique sacrée gardée depuis la nuit des temps par leur ordre. Honte de n’avoir pas trouvé, malgré tous les pouvoirs qu’il a accumulés, une autre solution. Et il ressent à nouveau cette grogne qui le poussait autrefois à renier l’échec. Il veut remettre la main sur la pierre du temps. Qu’importe ce que ça lui coûtera… Ou vraiment ?