Felicia est injoignable depuis plusieurs jours. C’est une vérité frappante qui, au départ, n’est pas apparue aux yeux de la Sorcière comme inquiétante, puisque leur amitié n’est pas de celle que l’on peut qualifier d’étouffante. Si elles se vouent une affection et un attachement sincères, du moins ne passent-elles pas leur temps à communiquer pour garder le contact, puisque ce dernier renoue naturellement lorsqu’elles se retrouvent : elles peuvent passer des semaines sans se parler, leur lien leur donne l’impression de s’être quittées la veille. De ce fait, lorsque Milena a envoyé des messages à la jolie blondinette, elle ne s’est pas vraiment formalisée du manque de réciprocité ; elle sait que Felicia est une personne occupée, et n’a donc nullement pressée son amie pour obtenir une réponse à ses sms, se berçant d’abord sous l’idée que la serveuse avait, peut-être, oublié d’en écrire une. Mais lorsque son second message n’a obtenu aucun écho à son tour, Milena a commencé à sérieusement se poser des questions : et s’il était arrivé un malheur à sa comparse ? L’idée a d’abord effleuré son inquiétude, puis a germé et grossi au fil des jours et du silence, pour finalement s’imposer comme une évidence. Feli a des ennuis, et si la blonde n’a point demandé son aide pour s’extirper du bourbier dans lequel elle s’est (encore) fourrée, force est de constater qu’elle n’a pas besoin de la réclamer pour l’obtenir.

Milena ne sait pas grand chose, au fond, de Feli. Elle ne pourrait pas dire qu’elle la connait sur le bout des doigts et qu’elle peut prédire ses réactions avec exactitude mais, qu’importe les manquements : leur relation ne souffre nullement de ces cases vides que Milena ne cherche guère à combler, puisque l’amitié qu’elle lui porte est suffisante pour justifier que, en ce samedi soir, elle se présente sur son lieu de travail. Ne s’embarrassant point des transports, la Sorcière ouvre un portail de téléportation dans une rue adjacente pour apparaître dans l’obscurité de la nuit, perchée sur des talons blancs dont les lanières s’enroulent autour de ses chevilles, et vêtue d’une petite robe noire dont les pans flottent sur ses cuisses ainsi que découpée au niveau du décolleté, grandement mis en valeurs. Replaçant correctement une mèche de ses cheveux, la brune referme le portail avant de s’avancer dans la rue principale, marchant d’un pas tranquille en direction de l’établissement, devant lequel patientent déjà quelques fêtards enjoués. Les mains posées de chaque côté de sa petite pochette noire, elle attend patiemment jusqu’à pouvoir s’avancer vers les deux personnes qui gardent l’entrée et qui, si elle s’avance avec un sourire jovial, ne lui rendent pas tellement. ’’Bonsoir,’’ commence-t-elle à dire pendant que l’homme la dévisage de haut en bas — peut-être plus longtemps que nécessaire mais elle ne s’en offusque pas, puisqu’elle n’a qu’une idée en tête et elle ne tarde pas à la partager. ’’Je suis une amie de Felicia. J’aimerais la voir, s’il vous plaît.’’ Pressant ses lèvres dans un sourire quiet, elle penche légèrement son menton sur le côté en espérant que cette mention facilite son entrée dans le Club, même si elle n’est pas une mutante.

Elle connait la réputation de l’établissement dans lequel elle tente de mettre les pieds, Milly, aussi ne s’attend-elle pas à ce qu’on lui déroule le tapis rouge alors qu’elle ne partage nullement la mutation génétique dont ils sont tous si fiers ici, et probablement qu’elle n’aurait jamais tenté de se mêler à la foule de fêtards déchaînés si Felicia n’avait pas disparu du jour au lendemain. Seulement voilà, si la Sorcière est suffisamment lucide pour anticiper le possible refus de sa candidature, elle se retrouve bien décontenancée devant l’adolescente qui lui fait face et qui, clope au bec comme un charretier, la toise de haut en bas d’un oeil qui n’a rien d’amical, si bien que les sourcils de l’indienne se haussent sous l’étonnement, surprise d’être la cible d’un tel traitement méfiant pour la simple et bonne raison qu’elle n’est pas comme eux ? Ironique quand on sait que les mutants demandent à  être traités comme les autres. “Bonsoir a vous, c’est bizarre je pourrais vous dire la même car Felicia a disparue et je ne sais pas trop pourquoi mais quelque chose me dit que vous n’êtes pas mutante.”  - ’’En effet’’ répond-elle d’une voix calme et sobre, en songeant qu’il est inutile de mentir puisque l’un des grands gaillards qui gardent l’entrée doit être capable de déceler les mutants, et donc les faussaires. ’’Cela n’empêche pas Felicia d’être mon amie.’’ L’adolescente allume sa cigarette et, quelques secondes, les reflets rougeoyants de cette dernière attirent le regard de la plus âgée, avant qu’elle ne redresse son menton pour l’observer, en ne pouvant s’empêcher de se demander ce qu’une gamine de son âge fait ici ; ce n’est nullement le lieu — ni les manières, pour quelqu’un d’aussi jeune ! “Vous lui voulez quoi exactement?”  La gamine se fait menaçante, mais rien de suffisant pour effrayer la Sorcière qui, gardant son calme olympien, penche légèrement son menton sur le côté en plongeant son regard dans celui de la plus jeune, comme pour lui signifier implicitement qu’elle n’a rien à cacher. ’’Je vous l’ai dit, je suis son amie. Je m’inquiète car je n’ai plus de nouvelles… Vous avez dit qu’elle avait disparu, depuis quand n’est-elle pas venue travailler ?’’ Elle commence à comprendre qu’elle va devoir tenter d’obtenir des réponses sur le seuil même du night-club, mais doute que la fumeuse soit d’humeur à coopérer ; heureusement, une ravissante jeune femme vêtue d’une longue robe de sirène se présente, et sur laquelle Milena porte silencieusement tous ses espoirs.

Leurs yeux se croisent et, bien loin de la méfiance allouée par la plus jeune, c’est une sorte de douceur tranquille que Milena découvre dans le regard de la nouvelle venue, si bien que l’indienne se permet de lui adresser l’ébauche d’un sourire comme pour prouver sa bonne foi. “Excusez-moi, bonjour. Je suis Shufen Ranevskaia.” - ’’Milena Kayser, enchantée.’’ tendant spontanément l’une de ses mains aux doigts raides en direction de la belle brune, la Sorcière attend que celle-ci s’en saisisse ou non avant de la ramener sur sa pochette. “Je suis également une amie de Felicia, tout comme cette jeune femme. Elle peut se montrer un peu protectrice et impulsive.” Elle a remarqué, Milly, mais elle n’en tient pas vraiment rigueur à la jeune fille, mettant volontiers l’impulsivité indélicate sur le compte de la fougue de la jeunesse, si bien qu’elle garde son sourire lorsqu’elle dévie un instant son regard sur Emma, avant de revenir sur Shufen. “Emma, je m’en occupe. Merci beaucoup.” Gonflant son buste d’une nouvelle respiration en resserrant légèrement ses doigts sur sa pochette, Milena observe l’échange entre les deux jeunes femmes avant de suivre Shufen, sans véritablement faire attention au décor des lieux ; ce n’est nullement l’ivresse ou l’euphorie qu’elle est venue chercher, mais uniquement des informations sur celle qu’elles ont en commun, et dont l’absence leur fait cruellement défaut. ’’Je vous remercie… Je suis très inquiète, vous savez.’’ Bien sûr que Shufen doit savoir mais, maintenant qu’elle a trouvé quelqu’un prêt à l’aider, Milena ne dissimule plus son inquiétude et celle-ci est lisible sur les traits de son visage, et même dans la façon de se tenir sur son siège lorsqu’elle s’assoit, comme si son corps entier était tendu sous l’anxiété. ’’Vous savez si elle avait des problèmes ?’’