Sur la route

La route : kilomètre après kilomètre d’immensité rectiligne, de destination jamais atteinte, pays à part du pays, avec son propre système, ses lois implicites, ses dinners aux néons à demi-allumés, ses stations à essence comme fantomatiques, où flotte l’odeur du pétrole et sa violence soudaine, par hasard ou par dessein.

Genesis marche depuis des heures quand il le voit. Le camion est sorti de route et tombé dans un ravin. La remorque fracassée a brisé les arbres et la cabine est encastrée dans une souche, près de la rivière. Genesis, bien sûr, n’hésite pas un seul instant. Il entreprend la périlleuse descente des flancs du ravin, glisse dans les feuilles mortes et les épines de pin et se réceptionne de justesse contre une pierre couverte de mousse.

Il n’y a pas d’odeur de feu, alors il s’approche du camion accidenté. Plus haut, au-dessus de sa tête, le jour commence à décliner. Genesis scrute la cabine. Son coeur fait un bond : le chauffeur est toujours là et il est toujours vivant. Inconscient, mal en point, mais vivant. Il n’y a peut-être pas une seconde à perdre, alors de toutes ses forces, le jeune vagabond s’emploie à ouvrir la porte tordue, qui cède enfin dans une longue plainte métallique.

Le volant a écrasé le torse du conducteur. Genesis lutte contre le sentiment de malaise, cette sensation qui monte en lui quand il est prêt d’un corps malade, abîmé, peut-être proche de la mort. Il ferme les yeux, inspire profondément, fait de son mieux le vide dans son esprit, puis il se met au travail. Dégager aussi délicatement que possible le corps du malheureux n’est pas une mince affaire, mais après bien des manoeuvres, Genesis parvient à le tirer de sa prison pour l’étendre sur les berges de la rivière.

À genoux, les mains posées sur la chair tuméfiée, il s’emploie à le guérir.

Cette nuit-là, il ne dort que par intermittence, le nécessaire pour pouvoir se remettre à l’ouvrage, et ce n’est que le deuxième soir qu’il a enfin terminé son travail. L’homme s’est réveillé au milieu de cette journée, mais il n’a pas posé de question. Il a observé cet étrange ange gardien, ce garçon aux airs sauvages dont les mains réparaient ses os.

— Tu t’appelles comment, demande-t-il enfin d’une voix rauque, quand la guérison est complète ?
— Gen.
— Gen, répète le miraculé.

Gen commence à fouiller dans son gros sac à dos.

— J’ai de la nourriture, dit-il, le regard fuyant. Un peu.
— Ma fille. Ils ont pris ma fille.

Gen se fige. Il y a unissant de silence, puis l’homme continue.

— Des motards. Le gang de Riverville. Ils m’ont fait sortir de route, ils ont volé la cargaison. Ils ont pris ma fille.

À nouveau, le silence.

Et puis :

— Riverville, demande tout bas Genesis ?
— À dix kilomètres au nord.

Une chouette hulule dans l’obscurité. Gen se redresse lentement.

— Il y a une tente. Dans mon sac. Et à manger. Je reviens.

L’homme ne proteste pas. Pour lui, Genesis est déjà une apparition providentielle. Le jeune mutant disparaît dans la nuit.

Il arrive à Riverville quelques heures avant l’aurore. Des lampadaires espacées éclairent la rue centrale de la petite bourgade, bordée de chaque côté de magasins à l’abandon aux fenêtres couvertes de planches sur lesquelles on a cloué des signes destinées à appâter d’improbables repreneurs.

De temps à autre, on devine derrière les fenêtres des étages la lueur bleue d’une télévision qui diffuse ses programmes pour insomniaques. Genesis tend l’oreille. Il finit par aboutir dans une ruelle, un cul-de-sac qui se termine sur un bar d’où monte une musique brutale. Il hésite, mais il n’y a aucun moyen évident de le contourner.

Alors Genesis pousse la porte.

Dans l’atmosphère enfumée du bistrot, les conversations se taisent peu à peu à son arrivée. Gen se dirige vers le zinc. Sa tête bourdonne à cause de la présence de tous ces corps autour de lui, de leurs souffrances insoupçonnées, de leur mille maladies, insignifiantes ou dramatiques.

Il s’accoude au zinc.

— Coca.

Le barman jette son torchon sur son épaule.

— C’est un club privé, ici, gamin.

Gen surveille dans le miroir derrière le bar l’approche deux silhouettes, deux hommes tatoués qui gonflent leurs muscles. À gauche… À gauche, problème d’oreille interne, début de cirrhose du foie, diabète. À droite, ancienne fracture du genou gauche, rémission de cancer du poumon.

Une main se pose sur son épaule.

— On t’a dit que c’était privé.
— Je cherche une fille.
— Y a pas de putes, ici.
— C’est la fille d’un camionneur.J’suis là pour la ramener à son père.

Le gars le retourne.

— T’es en train de dire quoi, là ?

Genesis soutient son regard.

— La fille. Je vais la ramener.

Il y a quelques ricanements tout autour d’eux. Les deux gros bras échangent un regard.

— Tu vas rien ramener du tout, dit le premier.
— C’est pas très poli de se pointer et d’avoir des exigences, rajoute le second.

Et il sort un cran d’arrêt. La mâchoire de Genesis se crispe.

Et son talon percute le genou gauche. Le type pousse un cri de surprise et de douleur avant de s’effondrer. Genesis le prive de son couteau, esquive un coup de l’autre et le frappe du plat de la main contre l’oreille. Le motard hurle. Genesis lui enfonce son poing dans le foie et le gars s’effondre, prostré au sol.

Le barman fracasse une bouteille sur la tête de Genesis. Le jeune mutant vacille mais, sous les yeux du barman, le sang ne coule qu’un seul instant avant que la plaie ne commence à se refermer.

— C’est un putain de mutant, beugle-t-il !
— Il me le faut vivant, crie une voix depuis le fond de la salle.

Les mutants, ça se revend cher. Alors les mecs qui s’apprêtaient à dégainer leurs revolvers se ravisent. Il y en a qui s’emparent de bouteilles vides, d’autres de queues de billards. Tout le bar se tourne vers Genesis.

— Ah…, murmure Gen.

Peut-être aurait-il dû y penser avant.

— Eeeeuh...

La première vague se jette sur lui.