Mon histoire commence vers le premier avril 1975, je dirais. Je n’en suis pas certain car je ne me souviens pas de mes premières années. Quant à mon dossier, il tient plus de la théorie que du journal des faits. D’où l’importance de mon journal intime, même s’il n’est guère moins indécis.
Le premier avril 1975 donc, les sage-femmes d’une maternité à la Nouvelle Orléans ont passé la journée à chercher qui pouvaient bien être mes parents. Sans succès. Faute d’autre option, elles m’ont mis dans le service de pédiatrie de l’hôpital "le temps de…". Si, c’est noté ainsi dans mon dossier médical. J’ignore si elle n’a pas eu le temps de terminer la phrase ou si elle ne savait pas quoi écrire. J’ai fini par être placé sous la tutelle de l’infortunée qui avait commise la faute professionnelle de découvrir que quelqu’un d’autre, on ne sait pas qui, avait perdu mes parents et caché sa faute. Le nom de la madame n’importe pas réellement : comme elle ne s’est jamais décidée à m’adopter, je n’ai pas de souvenir d’elle non plus. J’ai été placé dans un foyer dès que j’en ai eu l’âge.
J’ai pu voir que beaucoup d’autres enfants avaient des problèmes, au foyer. Cela n’a pas été réellement mon cas. Personne n’a jamais su dire s’il m’appréciait ou non mais, dans le doute, personne ne m’a déprécié non plus. J’étais là. J’étais bizarre. On me laissait tranquille. Je pense qu’on avait peur de moi : c’était une époque où les Mutants étaient partout, depuis la Mystique Bleue ayant sauvé le Président des Etats-Unis et montré que la couleur n’empêche en rien d’être sexy jusqu’au maître du magnétisme ayant essayé de génocider le monde pour prouver la supériorité des Mutants qu’il aurait génocidé avec le reste. Comme vous l’aurez compris, ou pas d’ailleurs, tout le monde me supposait mutant et moi aussi mais nous n’avons jamais pu en être sûr. Et je ne suis pas tellement bon en Histoire. Pas particulièrement mauvais non plus.
"Elève moyen" est le therme que tous mes professeurs ont trouvé pour ne pas dire qu’ils ne savaient pas quoi dire de moi. Il résume ainsi parfaitement ma scolarité. Il faut dire qu’un élève moyen dans une classe où même le professeur n’est pas certain des réponses qu’il demande, c’est plutôt bas. Je crois. Je crois aussi que ma scolarité a été la meilleure période de ma vie : le fait de savoir comme de ne pas savoir n’avait aucune incidence sur ma progression ou le fait de pouvoir vivre tranquillement. Et puis les autres enfants faire des trucs et dire "chais pas" quand on leur demandait pourquoi ils l’avaient fait même quand je n’étais pas présent dans la salle. Je pense que je me suis bien intégré mais je ne suis pas certain que ça soit vraiment le cas.
Somme toute, je pense que mon adolescence a été la période la plus épanouie de ma vie. C’est rajouté aux "chais pas" des autres le fait que la crise d’adolescence m’a aidé à m’imposer envers eux. D’observateur errant, je suis passé à acteur têtu. Si l’autre ne savait pas, autant qu’il fasse ce que je voulais moi ! C’est d’ailleurs ainsi que j’ai trouvé ma voie : l’alcool.
Après avoir obtenu mon diplôme de High School sans mention, j’ai entrepris de chercher à travailler dans le domaine de l’alcool. Qu’il s’agisse d’être étudiant dans une fraternité, barman ou brasseur. Le forcing m’a permis de pouvoir cumuler les deux premiers travaux, l’un m’offrant couvert et logis tandis que l’autre s’est mal passé. J’ai tenu deux soirs. Le premier, personne ne savait quoi prendre. Le second, j’ai tout pris. Or, si un mineur de moins de 21 ans a le droit de vendre de l’alcool, un mineur de moins de 21 ans n’a pas le droit d’acheter de l’alcool ou d’en consommer. Sans parler du fait que, sans doute pour aider la boite, j’ai conseillé à chaque client ce qu’il devait prendre et que j’ai fait quelques erreurs d’estimation sur la capacité à tenir l’alcool de la majorité d’entre eux. On ne savait pas trop quoi faire jusqu’à ce que les flics arrivent. Puis les super-flics : ils ne savaient pas trop comment tourner leur anagramme pour que ce soit classe mais ils seraient plus tard nommé le SHIELD.
J’ai passé les semaines suivantes dans une base secrète à faire hésiter leurs appareils. A défaut qu’on soit tous certains que je sois un mutant, on avait tous de sérieux doutes sur le fait que je sois un humain sans pouvoir. Le problème étant que l’on n’était pas certains que mes hypothétiques pouvoirs servent à quelque chose. Pareillement, on n’était pas certain que ma manière d’utiliser mes hypothétiques pouvoir pour faire de la suggestion soit éthique et morale. Etais-je un monstre ?
J’ai donc pu obtenir une surveillance douteuse. Je crois que c’est cela qui, avec la fatigue, m’a poussé à partager mes écrits. Avant de me rencontrer, certaines maisons d’édition m’ont considéré comme le Descartes moderne. Après, c’était fini. Elles n’étaient plus sûres de rien. J’ai donc commencé à publier sur la nouveauté du moment : l’ordinateur. C’était la nouvelle révolution technologique et je suis devenu un philosophe sous le pseudonyme du Doute. Après une décennie de galère où j’ai fini dans un appartement newyorkais aux frais du SHIELD pour ne pas atterrir à la rue, les revenus publicitaires m’ont permis de commencer à vivre et à renouer avec ma passion. L’alcool toujours.
J’avais 37 ans lorsque l’Invasion Chitauri a ravagé New York City. Je pense qu’elle ne s’est pas trop mal passée pour moi : les aliens techno-organiques s’étant approchés de moi et des gens se réfugiant à mon côté n’ont jamais ouvert le feu et tous les dégâts qui nous ont été faits ont été purement psychologiques. Personnellement, j’avais déjà la solution. L’alcool. Ça n’apporte pas la réponse mais je n’ai jamais vraiment de réponse définitive dans ma vie donc au moins ça enjaille. J’ai l’alcool tranquille. Et le chocolat-chaud-doliprane tranquille aussi.
Après la confirmation que nous n’étions pas seul dans l’univers, je suis retourné à mon univers de solitude. Le SHIELD avait cependant trouvé comment m’utiliser : la distraction parfaite. J’étais empli de doute à chaque fois mais comme je le faisais partager cela déstabilisait les cibles le temps qu’une équipe se tenant le plus loin de moi possible puisse les neutraliser. J’étais très bien payé pour cela et j’ai donc pu m’offrir ce qui est peut-être, ou pas d’ailleurs, l’un de mes rêves : un camping-car de résidence. Dommage, le SHIELD c’est effondré deux ans après pour une faute professionnelle de niveau mondial ; si j’ai tout compris. J’avais donc 39 ans, je crois.
J’ai fait ma crise de la quarantaine sur la route et chaque officier de police m’ayant croisé n’a jamais pu m’aligné pour conduite en état d’ivresse : le doute persistait. Je crois d’ailleurs que me faire souffler dans le ballon leur a permis de découvrir des couleurs n’étant pas dans le manuel. Mais je n’en suis pas certain. J’ai vécu sur mes réserves comme sur les revenus publicitaires de mes publications en ligne. Je ne sais pas si c’était une bonne vie ou non mais cela m’allait.
Puis le Snap est arrivé. Je n’avais guère d’attaches et je ne crois pas qu’il m’ait beaucoup affecté. Je crois en revanche que cela a fait bizarre d’avoir la moitié du monde devant être abandonnée ou rachetée. Une aubaine pour la libre-concurrence et les gens sans cœur. J’ai même pu commencer à être publié. Le Doute m’habite n’a pas été un bestseller mais a changé la vie des gens ayant pris la peine de le commenter sur Amazon, apparemment. J’ai toujours refusé toute interview ou apparition publique. Quand le SHIELD est revenu, personne n’a réellement pu se décider sur le fait qu’il faille que je recommence à collaborer avec eux ou non.
Puis le Blip. Je ne sais pas si c’est la pire chose qui me soit arrivée ou non. Au début, ma philosophie doutiste, interprétée par certains comme du nihilisme ne s’assumant pas, a fait pleinement sens. Ensuite, le fait que je refusais de me montrer dans les médias ou de rencontrer mes partenaires d’édition a fait que je n’en ai plus trouvé. J’avais toujours les revenus de droits d’auteur mais ils s’amoindrissent.
Puis 2024. L’année a été pleine d’une polarisation citoyenne sur les questions des pro-mutants et des anti-mutants. Ma philosophie du doute et de l’observation réflexive est totalement passée de mode. Je ne sais pas ce qui a fait revenir les mutants en force au centre du débat public alors que la menace est clairement extraterrestre. Je sais que les gens ont arrêté de douter et sont plus surs d’eux que jamais, ne réfléchissant plus à leurs actions mais se convainquant de celles-ci. Je ne suis même pas certain que je vais rester à New York, pour tout dire. Lorsque l’alcool m’aide à être honnette avec moi-même, je n’ai qu’une conclusion. J’en doute.