Juin 1990 — Ieisha naît en pleine guerre civile, enfant de l’explosion et du conflit. Elle est comme un pied-de-nez à tout ça, la preuve que la vie peut émerger des décombres. Enfant d’une union entre un militaire libanais haut gradé, totalement dépassé par les actions de son gouvernement, et d’une journaliste américaine perdue à l’orient. Beyrouth hurle et se déchire, explose quand Ieisha pousse ses cris. De la guerre, elle prendra la violence, la force d’exister – comme une bombe dans le coeur.

­Octobre 1990 —  Fin de la guerre. Le pays doit se reconstruire, pays divisé.

1995 — Ieisha commence des terreurs nocturnes qui réveillent tout l’immeuble où loge la famille Shaheen. Des hurlements à n’en plus finir, des nuits sans sommeil, des parents incapables de la calmer et même de lui permettre de trouver la paix. L’enfant de cinq ans regarde fixement les monstres sous son lit et dans les coins de la chambre, et lorsqu’on lui dit qu’ils n’existent pas, elle ne peut que pleurer car elle sent sur ses bras leurs griffes se couler. Ce sont là les premières manifestations de ce lien avec les ombres… Qui l’empêcheront bien trop de dormir.

Fin 2000 — Premières déclarations de son pouvoir, éparses, puis violentes. Les ombres de ses cauchemars l’attrapent et l’enserrent, réagissent à ses cris. Dans la chambre qu’elle partage avec son frère, celui-ci tente de la calmer autant qu’il le peut.. Avant de comprendre. Et Idriss, quatorze ans, celui qui aime plus que tout la petite au caractère un peu trop vif,  ne comprend pas tout… Mais fait ce qu’il peut pour l’aider.
Ieisha se renferme sur elle-même. Seules quelques amies sont dignes de garder sa confiance, lorsqu’elle va à l’école. Elle est brillante, excelle autant en français qu’en anglais, même si quelquefois les sciences pèchent. Elle se découvre au fil des années une passion pour la lecture que ses parents – sa mère, surtout – seront heureux de nourrir.
En secret, dans la nuit, au lieu de dormir, Ieisha combat ses démons. Repousse le sommeil. Repousse les ombres. Elle ne se contrôle pas, elle se retient, avec plus ou moins de succès.

Mai 2005 — Manifestation contre l’occupation syrienne. Son père l’encadre, l’empêche d’y aller… Elle n’en a un peu rien à faire. Déterminée, certaine de ce qu’elle pense – on est si con, à quinze ans, certain que notre avis est unique et que tous le partagent – elle s’y rend en catimini. Elle a des idéaux et la violence au coeur.

2007 — Après des années à retenir ses pouvoirs pour éviter d’en mourir, à ne dormir que lorsque l’épuisement se fait sentir à la lumière de la pleine lune, à se contenir, elle commence quelques expérimentations avec. Voir ce qu’elle peut en faire. Elle est secondée par son frère, militaire comme leur père, en qui elle a une confiance quasiment absolue. Idriss, bien que légèrement terrorisé de voir sa sœur se prendre des baffes par les ombres de leur armoire, ne la laissera jamais tomber. Ensemble ils trouveront comment dompter tout ça.

2008 — Obtient son baccalauréat au lycée français de Beyrouth. Débute des études de lettres à défaut de pouvoir se lancer dans la justice – son père refuse.
Elle se lie d'amitié avec un duo d'élèves plus agés, qui comme elles sont des enfants de Beyrouth. Des enfants ravagés qui veulent vivre pour un meilleur lendemain. Les résolutions militantes d'Ieisha ne font que se raviver à leur contact.

2009 —  Rejoint discrètement quelques groupuscules du Liban pour aider dans les conflits internes à combattre l’occupation. Se fait engueuler quand elle rentre tard, et manque de clamser plus d’une fois – mais si je me tais, je vais mourir aussi.
Ses dons, contrôlés comme elle le peut, lui permettent de se sortir de certains mauvais pas lors d'actions risquées. Tombent les poursuivants, dévient les coups. Personne n'accuserait une ombre, pas vrai ? Cela l'épuise plus que de raison, et elle rentre souvent à l'appartement en tremblant et vidée.

Janvier 2013 — Déménagement aux US, suite à la mort de son père et de son frère dans une attaque au Sud-Liban. Ils rentrent avec sa mère au pays malgré les récents événements. Une naturalisation, appuyée par la famille de sa mère, est lancée.
Les études de Ieisha ne sont pas reprises, elle lâche tout. Elle n’a pas l’argent pour, personne n’a l’argent pour, pas même sa mère. Ieisha fait des petits boulots à droite, à gauche. Le Liban lui manque. Cependant... Le Liban est tâché à jamais du sang de son frère.

Les ombres de l'Amérique du nord sont différentes. Glaciales. Dangereuses. Quelque chose qu'elle ne saurait expliquer et la terrifie. Elle se cloisonne. Se force à ignorer ce besoin intrinsèque de les faire vivre, se coupe comme elle peut de ses pouvoirs et travaille d'arrache-pied pour s'intégrer au monde américain.

Septembre 2015 — Elle ne sait pas s'attacher.
C'est un fait. Aussi ne s'attendait-elle pas à tomber en amour d'une imbécile venue lui tenir compagnie durant son service dans le café où elle travaille depuis quelques temps. Elle s'appelle Marian. Elle a le soleil dans les yeux et un rire toujours aux lèvres.
Elle ne sait pas s'attacher.
Leur relation sera bien trop brève. Violente. Passionnée. Mais trop brève, et cachée. Marian mourra d'un accident quelques temps après leur rencontre. Elle restera la première personne que Ieisha a aimé à la folie.

2017 — Bien souvent, Ieisha se demande si elle ne devrait pas... reprendre. Faire, dire quelque chose, n'importe quoi. Signifier son insignifiance, agiter la main, dire "eh, je suis là, je veux aider". Hurler au monde une différence qui pourrait servir. Bouger. S'imposer.
Ses pouvoirs en Amérique ne réagissent pas comme au Liban. Depuis la mort de son frère, elle a eu bien plus de mal à les contrôler, et c'est partiellement pour ça qu'elle se tait et se terre.
La peur de mal faire.
La peur de blesser.
La peur d'exister - elle si militante se dégoûte.
Et les ombres la nuit viennent l'envahir.

Elle se fait engager dans un bar en octobre, et y travaille depuis. Dans ses insomnies, à la lueur de la lune d'un monde de fou, elle commence à écrire ce qui lui passe par la tête. La douleur d'une existence, la violence d'un secret, la beauté de la vie.

2018 - 2023 — Le snap la terrorise. Littéralement. Elle y survit, sa mère non. S’ensuit une longue période où elle va travailler d’arrache-pied de son côté pour tenter de ne pas sombrer entièrement.
C'est dur pour tous. Bien sûr, que c'est dur pour tous.

Certaines nuits, Ieisha tend la main et laisse les ténèbres l'engloutir jusqu'à ce que les larmes ne puissent plus couler, qu'elle ne se sente plus s'appartenir.

Dans la douleur de ces cinq ans, elle apprend à les apprivoiser. A s'y fondre. A s'y jeter. A s'en servir quand dans les rues des clients la suivent de trop près et trébuchent sur le vide, lourdement.
Dans la douleur des absences, car on n'oublie jamais vraiment, elle réapprend ce qu'elle a appris au Liban.  
Elle apprend et se laisse submerger, souvent. Son corps se couvre de marques et de blessures, car les ombres sont voraces et personne ne sait les contrôler entièrement.
(Et son lien avec elles la terrorise tant. )

Lorsque reviennent à la vie ceux qui en ont été effacés, Ieisha n'est plus la même face à sa mère. Un sourire effacé, un visage marqué qui trahit à peine tout ce qu'elle a vécu, dans la douleur.
Sa seule joie est de lui tendre un livre qu'elle a publié en 2022 : What lurks in the shadows. L'histoire de ce qu'il se passe dans les ombres, et que les enfants savent si bien voir. Conte horrifique, fiction poignante.

2024 (Now) — Aujourd'hui Ieisha aux pouvoirs fluctuants tente de vivre une vie presque normale. Elle reste plus discrète qu'autre chose sur ces facultés qui la différencient des autres. Elle vit dans un petit appartement au-dessus du bar où elle travaille, sort tant qu'elle peut pour profiter d'une jeunesse qu'elle sait si éphémère, écrit à en avoir les doigts qui saignent, descend dans les rues avec les hommes pour hurler à la justice.
Elle se bat pour les autres, pour tout, combattante grande gueule qui cache sa véritable différence. Un coeur de noirceur palpitant, son ombre qui des fois la fait trébucher quand elle est incapable de raisonner clairement. Elle se sait un danger. En danger.
Aujourd'hui, elle avance. Parce que demain il faudra vivre encore.