Est-ce que j’ai eu froid en arrivant ? Non, du tout, j’avais un bon manteau. Est-ce que j’ai froid maintenant ? Non, du tout, les fenêtres sont bien isolées. Parce qu’il est hors de question pour moi de venir au Per Se, élégant restaurant où le Chef interprète en cuisine des recettes américaines modernes avec une légère influence française, sans prendre une table avec vue sur Central Park. D’accord, on vient d’abord pour la cuisine trois étoiles au Guide Michelin et toutes les tables sont agencées de manière à avoir une vue sur les grandes baies vitrées et le parc au-delà mais j’aime être au premier rang. J’aime aussi les tables rondes napées d’un blanc plus pur que celui des murs, lequel s’allie avec les bruns des plaintes, des lambris et de bois ainsi que les gris des parties en matériaux composites ; que ce soit sur les fenêtres, les rambardes, les lampes ou les cuirs des chaises. Ces deux achromes, blancs et gris, se retrouvent en fractales sur la moquette noire qui couvre tous les sols. Noir qui est ma couleur d’ailleurs, aujourd’hui : escarpins, jeans, veste de tailleur et soutien-gorge. Le contraste vient avec ma peau et mes cheveux. Oui, totalement, j’ai ma tenue d’entretien d’embauche ! Enfin, ceux que je fais passer.

La dernière fois que je suis venue au Per Se, c’était pour rencontrer Joseph Rowles. Sur son invitation. Pour son retour constructif et l’une des discussions les plus intéressantes de ma vie. Dommage qu’il se soit révélé être un super-vilain. Comme quoi la corruption se cache souvent derrière le masque de la perfection. Cette fois, c’est moi qui invite. Aux frais de la Marvel League mais ça ne change rien ! C’est de cette dernière dont il est question et d’une approche pour recruter l’un de ses premiers membres.

Je n’ai qu’un pseudonyme et deux visages. Diablo pour le premier, quand aux seconds… il me semble qu’il y a eu une apparence humaine mais je peux me tromper, après tout je l’avais cru zoomorphe. En revanche, je me souviens bien de l’apparence bleue. Grand, svelte, avec une peau bleue couverte de runes au niveau du visage, trois doigts à chaque main et une queue de plus que la normale ; avec une extrémité en forme de pointe de flèche. Inutile d’utiliser un détecteur Trask pour savoir que l’individu est un mutant mais son pouvoir est encore plus à son avantage que son physique folklorique : téléportation. L’un des pouvoirs les plus utilitaires qui soit. Voilà deux raisons d’essayer de prendre contact avec Diablo. Merci à elle, Raven m’a donné son numéro et, merci à lui, il a accepté de me rencontrer. Merci ma Chance pour ces acceptations et pour nous avoir fait nous rencontrer dans un premier temps. Je ne suis pas certaine que l’algorithme de recherche de mutants de Ciel Etoilé m’aurait permis de le trouver et l’approcher aussi facilement.

Là, je l’invite au deuxième restaurant le plus cher et clairement le plus luxueux de New York City !

La réservation est au nom de Lucy Orchent et il le sait, je n’ai donc qu’à l’attendre. Lorsqu’il arrive, je me lève pour lui faire face avec un sourire amical et une main tendue ; la poignée de main étant énergique, légèrement excitée.

« Bonjour et bonne année, monsieur Diablo, lui dis-je avec ma voix mélodieuse et mon parlé maitrisé. Je vous remercie encore d’avoir accepté de me voir et aimerais savoir si je peux vous appeler autrement. »

Une fois la poignée de mains échangée comme analysée et la réponse obtenue, je m’assieds pour attendre qu’un serveur vienne nous proposer l’un des deux menus de neuf courses qui nous occuperons les prochaines heures. L’un est le menu du chef tandis que l’autre est le menu végétarien et chacun coûte $425. Le prix de la perfection culinaire newyorkaise.

Ma mémoire est bonne même quand elle est mauvaise : Diablo a bien une apparence humaine. Après, heureusement qu’il m’a reconnue parce que j’en étais pas sûre de mon côté ; même si le serveur l’accompagnant jusqu’à ma table et les échanges de regard sont des indices qui ne trompent pas. Tout comme les signe de malaise pour celui qui a tout de même fait un effort vestimentaire : pas de chemise mais un t-shirt blanc pour faire genre et surtout la veste comme le pantalon de costume ; taille basse, probablement. Et les chaussures.

Je commence par sourire à ses salutations familières mais mon expression se fane à l’instar de sa familiarité puisqu’il se reprend avec une hésitation. J’acquiesce néanmoins avec un sourire revenant lorsqu’il s’agit de la bonne année également et ne tiens nullement rigueur au fait que le "bel endroit" soit d’un standing "trop élevé" pour Diablo. C’est là quelque chose de proprement impressionnant de voir l’autocensure qu’un membre de la classe moyenne s’impose lorsqu’il se trouve dans un lieu qu’il identifie comme de la classe supérieure. Inutile pour "nous" d’être désagréables envers "eux" car "ils ne seraient pas à leur place" : "ils" sont les premiers à se considérer de la sorte. Par ma Chance, c’est moi qui aie une tenue qu’on pourrait considérer indécente et c’est lui qui se perçoit ainsi !

« Mon nom c'est Wagner. Kurt Wagner.

- Et votre nom de code c’est agent 066 ? »

Je tente de détendre un peu Diablo par l’humour et il ne me reste plus qu’à prier le bon endroit pour que ça marche ; sauf que le bon endroit pour deux références au diable, est-ce en haut ou en bas ? Etant aussi athée que possible dans un monde où Thor est venu faire un bain de foule après un de mes spectacles, je ne suis pas sure que je veux savoir et je m’en remets donc à ma Chance à moi, non à la divinité de qui que ce soit d’autre, pour que ça marche ! I’m the Lucky One !

Comme je m’y attends, la poignée de main de Kurt Wagner retraduit sa timidité et son intimidation. Cela me fait prendre une petite inspiration mi-désolée, pour lui, mi-attendrie, pour lui toujours, puis je m’en vais m’installer à ma place en face de lui.

« Plus important encore, un lignage avec Richard Wagner ? »

Et bien oui, je place le compositeur, directeur de théâtre, écrivain, chef d’orchestre et polémiste romantique allemand du XIXe devant le second espion le plus célèbre du monde : je pense que Nick Fury a surpassé James Bond et je crois que c’est contreproductif pour leurs deux carrières. Enfin Bref.

« Parrallèlement mais avec un niveau d’importance égal, reprends-je après une éventuelle bonne impression supplémentaire s’il y a effectivement un lien familial, vous pouvez m’appeler Lucky si vous le souhaitez. »

Je ponctue ma déclaration d’un clin d’œil amical.

Lorsqu’un nouveau serveur s’en vient avec deux tablettes où s’affichent les deux menus possibles, à savoir le chef’s tasting menu et le vegetable tasting menu, je lui adresse un sourire avant de légèrement pencher ma tête sur le côté et de le remercier sa un mot.

« Globalement, il y a le menu du chef et le végétarien, résume-je à l’intention de monsieur Wagner avant d’en revenir au serveur. Ça sera un chef pour moi. Accompagné d’un vin de champagne, s’il vous plait. Heidsieck & Co, Blue Top premier cru. Monsieur Wagner, une préférence pour le pinot noir ou le chardonnay ? »

Après avoir fait preuve d’une légère symbolique, mon esprit pratique me demande si Kurt Wagner est en âge de boire… tout en anticipant qu’il n’ose me dire le contraire, d’ailleurs. Aïe. S’il ne boit pas, je ne le ferais pas non plus. S’il me laisse le choix, je partirais sur le chardonnay par appréciation des cépages originaires de Bourgogne acquise auprès de Mike ; qui en a carrément racheté un vignoble là-bas tant il apprécie les vins locaux.

« Bon, reprends-je une fois le serveur parti, nullement contrariée par le champagne ou son absence et même plutôt rassurée si Kurt Wagner ose s’exprimer, en me penchant vers mon interlocuteur et en joignant mes doigts comme en posant mes poignets sur le rebord de table… avant de parler de moi et de mon projet, j’aimerais en savoir un peu plus sur vous. Les circonstances de notre précédente rencontre ont été assez, disons, mouvementées et ce n’est pas l’idéal pour faire connaissance. »

Je termine avec un ton comme une expression mêlant la connivence à la curiosité.

« Je peux commencer par parler de moi si cela vous facilite la vie… mais je préfèrerais que vous commenciez. Sait-on jamais que je ne sache plus m’arrêter ! »

Vais-je avoir un sourire voire un rire d’autre chose que de nervosité ? Je tente en tout ça. Qui ne tente rien n’a rien alors autant tenter ma Chance, I’m the Lucky One, voire, aujourd’hui et exceptionnellement, le Diablo.

Les tentatives de détendre Diablo se succèdent avec succès. Je peux l’appeler agent 066 si je veux mais son pseudo c’est toujours Diablo et il n’est pas un agent secret. Tant mieux pour moi : je ne serais pas gênée d’aller recruter des agents d’organisations secrètes dont je ne connais pas l’existence mais c’est un bon moyen de mettre les pieds dans le plat !

Et en parlant de mettre les pieds dans le plat, je considère que perdre monsieur Wagner avec une référence à Richard Wagner reste une réussite quant à le détendre ! Si ! Non ? Bon ben changement de sujet pour un autre dans l’optique de continuer à succéder dans la détente de Diablo : il peut m’appeler Lucky s’il le souhaite. Pas d’obligation.

« Vous pouvez m'appeler juste Kurt, me répond-t-il après un petit bug réflexif durant lequel j’attends comme un chat.

- Très bien, réponds-je à mon tour avec le sourire et sans hésitation. Du coup, votre prénom c’est "Juste", c’est ça ? »

Oui, elle était aussi facile qu’idiote celle-là et j’en suis fière. Puis je me demande si ce n’était pas une réplique du Diner de cons, parce que j’ai un "Juste LeBanc" qui me titille autre chose que l’antiracisme, mais ce n’était pas fait pour cela à la base ! Merci ma Chance, le serveur arrive pour que j’arrête de me perturber toute seule en essayant de détendre Kurt. Enfin, Juste Kurt. C’était juste.

Est-ce que je me perturbe du fait qu’il soit trop jeune ? Oui.
Est-ce qu’il me confirme le fait qu’il est trop jeune ? Oui.

Il a osé et j’en suis contente. Me dire qu’il est trop jeune, pas boire de l’alcool. Il n’y a même pas de gêne dans sa réponse, ce qui me fait sourire par preuve des progrès faits, voire une certaine fierté : j’aime. Jouer selon les règles pour les exploiter au mieux, je comprends cela pleinement. Certes, les règles impliquent le fait de pouvoir payer pour effectuer des transgressions, c’est le principe des amandes, mais je ne suis pas pour cette mentalité. Okay, c’est l’aspect ultra-catholique des USA qui motive la prohibition de l’alcool et je suis ultra-pas-catholique mais je respecte cette interdiction quand je suis chez eux. Comme Kurt.

Nous allons donc avoir le droit au soda ou au jus de fruit, qui sera de citron pressé pour moi, le plus cher de la vie de Kurt. Pour moi aussi d’ailleurs, je pense. Ce n’est pas grave : c’est l’entreprise qui paie. Et avant de parler de cela, nous allons parler juste de Kurt.

Je pose mes mains l’une sur l’autre ainsi que la paume sur la table, ou l’autre main, alors que je l’écoute me parler de sa condition d’orphelin. Est-il né avec les caractéristiques mutantes exprimées ? Cela semblerait un motif d’abandon. Tout comme de récupération par un cirque. Même si c’est probablement des coïncidences et qu’elles me font anticiper que les choses se terminent mal avec la famille d’adoption… ou pas puisque le surnom "Diablo" lui a été donné là-bas. Si l’Allemagne et l’adoption laissent à penser l’absence de lien familial avec Richard Wagner mais la dénomination en référence à celui-ci, je ne peux m’empêcher d’avoir un doute quand au fait de l’appeler "Diablo" et non "Teufel". Le premier est à structure latine, donnant le "diable" français et le "diavolo" italien ainsi que surement le "diablo" espagnol même si je suis moins sure, tandis que le second est simplement le mot allemand. Peut-être un membre du cirque était-il espagnol et voulait-il faire une référence qui ne serait compris de tous les allemands pour ne pas trop, ou plus, discriminer Kurt sur son apparence ? Ou au contraire lui faire assumer cette apparence pour qu’on ne puisse le blesser avec ? Encore que le moyen le plus simple pour cela serait de partir sur le Teufel directement.

Ma réflexion interne s’interrompt au fait que Kurt est passé du cirque acrobatique aux combats clandestins ; interruption qui se voit clairement sur moi puisqu’elle me choque en plus de me surprendre. Ma main quitte son homologue pour venir se passer sur mes lèvres et mon menton alors qu’ils se plissent de tristesse pour Kurt. Sa Chance lui a sourit puisqu’Elsa l’y a trouvé et récupéré avant de lui faire intégrer l’institution qu’elle dirige sous sa fausse identité de Charles Xavier.

« Je connais Raven, dis-je avec douceur après les explications de Kurt la concernant comme concernant leur relation ; laquelle pose de nouvelles questions. On s’est rencontrées à la levée de fond de l’association Mutant Care de mai. On se croise régulièrement. »

Est-ce une amie ? Elle fait parti de mon réseau en tout cas. Plus que venir à mes festivités et avoir été soupçonnée d’être la mère de Kurt comme de Jean, elle m’aide dans mes projets et m’avertis de danger tandis que je fais parti de son héritage de paix entre les humains et les humains mutants ; même si j’ai des ratés se faisant. Inutile de détailler plus cependant : c’est l’Elsa qui m’a donné le numéro de Kurt donc il doit se douter de notre lien.

« Je suis désolée des difficultés que vous avez rencontré, continue-je ensuite avec une tristesse sincère qui précèdent une longue hésitation à quoi dire après… J’espère que l’abandon et l’exploitation clandestine n’étaient pas liés à votre aspect extérieur… même si je me doute qu’au moins l’un des deux, si ce n’est les deux, le sont. »

Je prends une grande inspiration buccale avant de pousser un tout aussi grand soupir.

« Au moins êtes-vous polymorphe, conclus-je comme si c’était un lot de consolation ; ce qui est triste considérant que la métamorphose est mon pouvoir préféré pour toutes les possibilités de jeu qu’elle offre… Comment est-ce que vous vivez tout cela, Kurt ? Je veux dire, tant votre passé que votre présent et vos deux apparences. »

Pas le cœur à faire de l’humour lorsqu’il est question de parler à cœur ouvert en craignant ouvrir le cœur de l’autre. A lui d’exprimer si c’est possible ou pas. A moi de voir à respecter cela et à l’intégrer pour que ma demande ne lui soit pas nuisible psychologiquement par la suite ; même si, à mes yeux, il peut donc comprendre pourquoi un exemple positif et assumé est utile puisqu’il n’en a pas eu.

« Plus important encore, un lignage avec Richard Wagner ?

- Euhm…

- Parallèlement mais avec un niveau d’importance égal, vous pouvez m’appeler Lucky si vous le souhaitez.

- Vous pouvez m'appeler juste Kurt.

- Très bien. Du coup, votre prénom c’est "Juste", c’est ça ?

- Non plus, c'est Kurt tout court, répond-t-il en accroissant mon sourire au point qu’il trouve judicieux d’ajouter : Et mon nom de famille c'est pas "tout court", ça reste toujours Wagner.

- Comme Richard. Tout est cohérent. »

Je suis un chat : je retombe toujours sur mes pattes. Je dirais même que je suis un chat perché à 4.000m d’altitude. C’est le talent et la polysémie. Chose qui ne m’empêche pas d’être perturbée à la jeunesse de mon interlocuteur. Heureusement, nous sommes sobres. Et nous allons le rester. Quoi que nous le serions restés même s’il avait été en âge de boire du Ricard, sachant que je ne proposais pas cela non plus puisque nous sommes dans un entretien professionnel malgré ce que mon absence de chemise et nos échanges peuvent laisser penser.

Le partage de passif, d’autant plus tragique, remet néanmoins le sérieux en scelle. Le petit signe de tête affirmatif à mon espoir désespéré quant à l’implication de sa mutation dans son abandon puis son exploitation ne me surprend en rien mais continue à alimenter une certaine pitié ; au sens premier du terme, la sensibilité aux souffrances et aux malheurs d’autrui alors qu’on ne les a jamais connus nous-mêmes. Ma pitié n’est jamais méprisante, se rapprochant d’une compassion passive ; puisque la compassion pousse à aider. Je ne peux pas changer le passé ainsi ne puis-je être compassionnée pour ce qui s’y est passé.

Même ma tentative de "lot de consolation" avec la polymorphie n’a pas réellement la joie de vivre qui était là auparavant. Le nouveau signe de tête est négatif cette fois et cela m’amène à relever les sourcils de surprise puis à les froncer d’interrogation. Mon regard s’en vient au poignet et à la montre montrés puis fait des aller-retour surpris puis curieux, accompagné en cela de mon visage, lorsque vient l’explication.

« C'est grâce à la technologie que je peux avoir une apparence humaine, mais c'est juste un procédé holographique, comme un masque. »

"Juste un procédé holographique"… à partir d’une seule montre ?! Comment structurer l’hologramme s’il s’étend au-delà de son projecteur ? Et comment faire pour que l’hologramme suive les mouvements de Kurt afin que le masque reste en place et ne soit pas simplement traversé lorsqu’il bouge ? Est-ce que l’image holographique se répand sur une combinaison que Kurt porte constamment, expliquant ainsi les marques sur son visage ?

Le changement de sujet prend le double-sens de ne pas l’assaillir de question sur la technologie qu’il porte au poignet mais je suis tout aussi curieuse de celle-ci que de lui à présent. Entre la compassion et la curiosité, je privilégie la seconde pour le bien des autres mais cela n’enlève rien à la puissance de la première. Parce que, comme nous en sommes désormais au présent, ma pitié devient compassion et j’espère pouvoir aider Kurt si je le peux.

Je ne suis pas surprise qu’il vive avec son passé : personne n’a le choix, même si certains le renient. Essayer de profiter "autant que possible maintenant qu’il est… libre". L’hésitation me fait pincer les lèvres de tristesse puis le dernier mot me déclenche une grande inspiration pour prendre courage. Mes mains se joignent devant moi et mon pouce droit caresse son homologue gauche face à la conclusion que passés et présents sont identiques lorsqu’on en vient à l’apparence véritable de Kurt. Malgré le geste d’auto-soutien, j’ai besoin de déglutir avant de reprendre la parole.

Je vois bien que Kurt est détaché de ce qu’il raconte. Dissocié. Je vois aussi une main s’enfuir pour se soutenir d’une manière qui m’échappe, dissimulée dans la poche de sa veste ; est-elle holographique, également ? Je tâche de me concentrer mais le cœur et l’intellect sont sur deux sujets à la fois et le second est capable de les traiter en même temps. Ou en alternance avec suffisamment de rapidité pour que cela semble simultanée.

Une grande inspiration nasale est à nouveau nécessaire avant que je rouvre les lèvres, la première comme la déglutition n’ayant finalement pas suffit. Je lâche ma main pour aller poser mon autre main sur celle tendue par Kurt. Tu as voulu me montrer ta montre, je te montre mon soutien.

« Je suis désolée, répète-je parce que c’est toujours le cas, te caressant du pouce comme je me le faisais précédemment. Je conçois que cela puisse être dur à porter, une apparence comme la vôtre. L’une des amies avec lesquels j’ai grandi a eu similaire problème et, même après qu’elle ait appris à se camoufler, le fait qu’elle soit "la mutante" lui est resté. »

Sarah-Louise Wallensky. L’unique mutante de mon cercle proche.

« Aujourd’hui, elle peut être provocatrice avec sa mutation au point de venir à une soirée déguisée en étant nue sous sa véritable forme. Après, cela reste un déguisement du coup… »

Ce qui est malheureux, même si plus complexe que cela en réalité. Comment en parler, si ce n’est en improvisant pour être sincère ?

« Ma sœur a essayé de lui montrer les avantages de sa mutation par la science, moi je l’ai fait par le jeu. Aujourd’hui, elle se balade auprès de ses proches sous sa forme véritable. Habillée. »

Petit détail important et gros sous-entendu non-moins important.

« Mais avec les étrangers, elle continue de se dissimuler. L’un des points pour lesquels j’admire Raven est le symbole qu’elle a été, dans les années soixante-dix. Une mutante métamorphe choisissant d’apparaitre sous son apparence mutante. »

Bon, cela n’a pas été pour très longtemps et elle n’a jamais milité pour l’acceptation de soi malgré la différence comme je peux le faire. Mais elle a été l’une des rares figures au physique mutant positives à pouvoir inspirer les gens dans similaire situation ; comme Kurt. Juste que cela n’a, au final, peut-être pas eu autant d’impact sur la plupart des gens.

« Cela manque aujourd’hui, je trouve. Le docteur Banner est peut-être le plus célèbre ambassadeur des apparences méta-humaines. Mais il n’est pas proactif, dans cette démarche. »

Ce n’est pas un reproche que je fais mais un constat. Les Avengers sont apolitiques et n’utilisent pas leur popularité, même si celle-ci est effectivement très variable, pour promouvoir quoi que ce soit. Ils sont une force d’intervention paramilitaire et c’est tout ; l’influence culturelle dont ils disposent est secondaire. Inexploitée. C’est dommage puisqu’ils sont une illustration parfaite de l’acceptation malgré la différence et la coopération en usant de la différence comme une force. Au moins au niveau de la représentation des communautés.

« Auriez-vous aimé avoir plus de figures comme Raven et Hulk en grandissant ? Des gens pour vous montrer et montrer aux autres qu’on peut être soi-même malgré la différence physique ? »

J’avais des hypothèses concernant les enjeux et les conflits de la vie de Kurt, de son passé, simplement par les préjugés. Je n’aurais pu imaginer le cirque ou les combats clandestins mais l’abandon à cause de la mutation ne m’a en rien surprise. Quant à la dissimulation de son apparence, même aujourd’hui, j’avais anticipé. C’est l’une des raisons pour laquelle je viens vers lui, en plus de ses capacités super-utiles et des actions menées au Zoo.

« Vous savez, au zoo, je n’ai pas vu que votre "forme d’origine". J’ai aussi vu quelqu’un voulant aider les autres. Même quand il avait peur ou qu’ils avaient peur. »

Je relâche sa main et reviens de mon côté de la table alors que la serveuse arrive avec boisson et première course. Je la remercie de la tête, du sourire et d’un mot avant de la laisser partir. Sabayon, ce qui est amusant puisque c’est une spécialité italienne et non française alors que le restaurant se définit comme français, de perles de tapioca avec des îles faites de coquilles d’huitre ouvertes où l’huitre elle-même est accompagnée de caviar Regiis Ova ; une marque réputée comme "l’expérience ultime du caviar". Est-ce que je vais faire faire un tour de bateau à mon île d’huitre et de caviar sur sa mer de sabayon ? Bien sûr ! Mais en poussant avec la fourchette et sans bruitage, je suis éduque quand même. Vrooooum.

« Comment est-ce que vous vous êtes vu, vous ? Comment est-ce que vous vous voyez, Kurt ? »

Okay, je m’attendais pas à ce que les doigts aient pas la bonne épaisseur ni le bon nombre. Après, mine de rien, ben j’ai connu pire niveau contact bizarre. La Slime nommément. La surprise passée, mon contact continue. Sarah-Louise aussi a un contact étrange au niveau de ses cheveux. Ils ressemblent à des pattes d’insectes. Autant dire qu’elle me fait des gratouilles plus souvent que je lui en fais mais c’est ainsi pour tout le monde de toute façon ! Enfin Bref, concentration…

« Hulk, interroge Kurt à l’évocation du Docteur Banner. Je ne l'ai vu qu'à la télé et dans les journaux. Et il a l'air un peu plus humain que moi... »

Si l’on aime le maïs effectivement. Après je ne suis pas bien placée pour discuter qui semble le plus humain entre un diablotin bleu et un géant vert. Hulk a effectivement tous ses doigts et une seule queue, qui ne connait pas la même croissance que le reste d’ailleurs, mais Kurt a des proportions humaines qui ne remettent pas en cause la loi de conservation de l’énergie. Un partout la balle au centre, selon moi ; même si j’ai dit que j’étais pas bien placée pour en discuter.

« Il y a aussi Rocket. Lui je l'ai vraiment croisé une fois. Je le trouve un peu intimident. »

Roro, intimident ? J’ai passé trop de temps à le voir barboter dans l’eau pour pouvoir le trouver ainsi mais c’était peut-être le cas avant que je le connaisse, lorsque l’aura d’Avengers avait encore toute sa mystique et que le physique extraterrestre pouvait me sembler exotique. Maintenant, c’est passé. C’est un ami. Je ne le considère pas bien placé pour servir d’exemple aux humains mutants puisqu’il est extraterrestre mais c’est peut-être mon tort : des humains aux physiques hybrides animaux pourraient effectivement plus se reconnaitre en Rocket qu’en Hulk ou en Mystique. Ou en Kurt. Merci ma Chance, mon ami peut devenir représentant des Gardiens de la Galaxie au sein de la Marvel League. Quant à Kurt…

Le fait qu’il ait mis "un peu de temps à se remettre du zoo" m’amène à acquiescer, compréhensive. C’était un beau coup de stress sur l’instant mais cela c’est au final très bien passé, humainement parlant. Animalement un peu moins. Priorités. Après, je dois avouer être sincèrement surprise puis perplexe que Kurt soit allé jusqu’à cauchemarder du Slime ; sérieusement ? C’était spécial mais j’ai expérimenté bien pire lorsqu’un autre Slime c’est introduit chez moi et a commencé à dégouliner du plafond et des murs sans que je sache ce que c’était. En somme, c’était autrement plus traumatisant que le zoo. Peut-être pour cela que ce dernier ne m’a pas tellement marquée.

J’inspire au fait qu’il ait fallu une semaine pour oser sortir à nouveau. Une inspiration profonde et contrite. Avec un arrière-goût d’amertume. Il n’est pas plaisant de savoir que cela a été dur pour Kurt comme pour Raven, plus que pour moi d’ailleurs même si ce n’est pas étonnant concernant la seconde considérant l’électrisation qu’elle a subi. Mais vu les dommages psychologiques fait sur le premier, je ne suis pas certain qu’il ait le courage d’intégrer la Marvel League. Non, on n’aura pas forcément des Slimes en face mais ce n’est pas exclus et il y aura surement mieux comme pire. Peut-être que le jeune homme, que dis-je l’adolescent, en face de moi n’a pas ce qu’il faut pour être un héros. Concrètement, j’ai juste besoin qu’il fasse du contrôle du terrain notamment pour les déploiements et qu’il serve d’exemple pour les petits humains mutants qui ont du mal à s’accepter comme pour les petits humains non-mutants qui ont du mal à accepter les autres. Cependant, puis-je faire cela sans le traumatiser lui ?

Lui qui ne comprend pas ce que je lui demande à propos de comment il s’est vu au zoo. Il me parle de comment il était vu : "une sorte de démon, ou un diablotin". D’où l’espagnol pour diable. Une image qu’il a intégrée et qu’il voit encore devant ses yeux lorsqu’il se regarde dans le miroir. Tout le monde essaie de le mettre à l’aise "à l’Institut", là où il vit, et c’est à espérer. Malheureusement, c’est une phrase à "mais". "Mais c’est difficile pour lui de changer sa vision". Je soupire puis acquiesce et finalement déglutis.

La balade en bateau à fourchette en guise de moteur de mon huitre est devenue plus pensive que prévu. Au moins la tentation de faire les bruitages a-t-elle pratiquement disparue. Pratiquement. J’y pense maintenant que j’y pense, logique. Je n’en ferais aucun à haute voix, cependant. Je suis éduquée tout de même.

« Peut-être commencer par changer le surnom "Diablo", propose-je simplement en le regardant dans les yeux. Okay, c’est plus classe que "la fumée" ou "Spouf"… mais si ça vous travaille, c’est à réfléchir. »

En ayant fini avec mon couvert, j’attrape l’huitre par les bords pour venir la manger ; même si je trouve que la boire est un terme plus adéquat. Je sais que je n’ai pas le palais pour les fruits de mer, me limitant au spectre du "j’aime" et "j’aime pas". Actuellement, j’aime. Juste que je préfère le caviar. Surtout dans la sauce ! Et encore plus juste, outre le Juste Kurt précédemment, j’ai une anecdote à raconter avant de m’occuper des œufs de poisson.

« Quand j’étais petite, j’avais du mal à prononcer mon prénom. D’où le "Lucky". J’ai fait quelques allers-retours chez l’orthophoniste et j’ai découvert ma mauvaise foi : je savais dire "Lucy" mais j’avais appris que "Lucky" voulait dire chanceuse dans votre langue, même avec mon accent bien franchouillard, alors j’ai décidé de l’être. Lucky. Chanceuse. C’est devenu mon nom de scène : The Lucky One. La Chanceuse. »

Ma main droite accompagne mes paroles au-dessus de son objectif : mon assiette. La gauche reste posée au côté de ce second ; ou cette seconde, selon que vous parliez de l’objectif ou de l’assiette. Dans les deux cas, la droite fait un va-et-vient ainsi qu’un petit rond.

« En plus, merci ma Chance, Lucky One ça fait LO, comme Lucky Orchent. »

Ou l’Olympique Lyonnais mais, merci ma Chance une fois encore, il est quasiment impossible qu’un américain sache ce que c’est. Reste à LO = Lucy Orchent ou Lucky One. Ou Lucky Orchent d’ailleurs, c’est tout aussi valable que les deux autres. Enfin Bref.

« C’est important, je pense, de porter sur surnom. Son pseudonyme. Non de le supporter. »

Je m’en vais récupérer la cuillère pour en tendre la tête vers le visage de Kurt.

« Voulez-vous être "Diablo" ? "Une sorte de démon, ou un diablotin". »

Je marque une pause afin d’approcher la cuillère du caviar en nappé.

« "Oui" peut être une bonne réponse, assure-je avec un sourire rassurant. Il faut juste qu’il soit parce que vous voulez vous approprier cette identité et la revendiquer, non parce que les autres l’imposent à vous. »

Plongeant la cuillère, je m’apprête à manger tranquillement pendant qu’il me répond.