(EZAEL) DUO

Les costumes noires s’éloignent de son champ de vision, ayant achevé la réunion bien trop tardivement pour ses pauvres tempes qui battent d’un flux sanguin épuisé, produisant une virulente migraine qui lui barre le front. Seul à la table de poker, le mutant ravale sa salive en grimaçant, appuyant ses coudes sur les bordures en bois de la table tout en venant masser ses tempes douloureuses en fermant les yeux, ses paupières étant lourdes, si lourdes…


Il pourrait aisément se téléporter chez lui pour profiter d’une bonne nuit de repos, qui serait amplement méritée de surcroit, mais il sait par avance qu’il ne pourrait trouver le sommeil même s’il le voulait ; avec le temps, il a appris à apprivoiser sa bête intérieure qui, ce soir, n’a aucune envie de le laisser en paix. Soupirant sous la douleur lancinante qui perfore son crâne, il s’avachit un peu dans son siège confortable en basculant sa lourde tête en arrière, ses mains s’activant à allumer une clope qu’il vient apporter à ses lèvres pour en tirer une longue bouffée presque salvatrice… Ou presque.

Le silence et ses paupières closes apaisent quelque peu sa migraine, mais il entend quelqu’un qui se rapproche et, sans même ouvrir les yeux, il sait déjà qui s’avance vers lui ; la main de la brune glisse dans son dos, faisant le contour de ses épaules et il envoie instinctivement la sienne pour attraper les doigts d’Azael, avec douceur. « Je te croyais déjà partie… » Souffle-t-il sans reproche, étant bienheureux de la voir car leurs chemins ne se sont pas croisés depuis la matinée. Redressant sa nuque, il avance son buste sur la table afin de pouvoir y appuyer ses coudes, en même temps qu’il tapote sa cigarette pour en faire tomber la cendre dans le petit pot en verre prévu à cet effet. « Tout va bien ? Tu as l’air fatiguée. » Oui, c’est lui avec sa tête de déterré qui dit ça : quand on vous dit que le culot porte son nom.

Mordant l’intérieur de sa joue, il attrape une bouteille de Sbitegne afin de remplir son verre et celui de sa soeur jumelle, assise à côté de lui. « Babushki poluchilos' gorazdo luchshe, no vse ravno ochen' khorosho. » Sa voix devient naturellement plus grave lorsqu’il parle en russe, mais cette langue lui semble davantage naturelle, surtout depuis qu’il a retrouvé sa soeur. Dire que cela fait un mois qu’ils sont de nouveau ensemble… Il a l’impression que c’était hier mais, en même temps, c’est comme s’ils ne s’étaient jamais quittés. La preuve que, ce lien, établi entre les jumeaux par la naissance, ne peut jamais être rompu.

Il réalise, chaque jour depuis leurs retrouvailles, combien il est chanceux d’avoir de nouveau sa jumelle auprès de lui ; c’est un véritable miracle qu’ils aient pu se retrouver après autant d’années, après avoir fait le deuil l’un de l’autre chacun de leur côté, après avoir abandonné l’espoir de se revoir un jour. À présent qu’ils se sont retrouvés, presque comme avant, presque comme si rien n’avait changé, il est le plus heureux du monde.

D’une main, tandis qu’il remplit deux verres, il la laisse piocher dans le paquet de clopes ouverts sur la table, un sourire inconscient étant venu se loger sur ses lèvres. (Tu devrais voir la tête que tu as , comparé a toi j’ai l’air en pleine forme.) Il entend la voix de sa soeur dans ses pensées, regrettant de ne pas avoir entretenu la langue des signes qu’il avait apprise durant son enfance, afin de communiquer avec elle de manière plus aisée aujourd’hui ; heureusement, cette barrière invisible ne les empêche en rien de retrouver leur complicité d’antan. La preuve : un sourire amusé se dessine sur ses lèvres tandis qu’il prend son verre dans sa main libre, ne tardant pas à répondre, narquois : « C’est parce que je travaille beaucoup, moi. » La taquine-t-il en haussant l’un de ses sourcils, avant de vider le contenu de son verre d’une seule traite ; cet alcool russe n’est pas pour les débutants, heureusement, il est passé maître en la matière depuis longtemps.

(Ça fait beaucoup de bien de te retrouver, tu m’a beaucoup manqué et je n’aurais pas cru que ce soit mon petit orage qui nous rassemblerais.) Son sourire s’adoucit à l’évocation de sa nièce, de laquelle il est déjà fort proche. « C’est vrai. Heureusement qu’elle était là pour nous rassembler, sinon… » Sinon, ils seraient encore tous deux chacun de leur côté. Mais ils en ont, des choses à rattraper ! « D’ailleurs, comment tu as rencontré la déesse que tu as épousé ? » Demande-t-il avec une vraie curiosité, car même s’il a assimilé l’idée, il a toujours un élan de surprise quand il y pense. Sa jumelle est mariée à une déesse… C’est aussi improbable qu’incroyable.

Passer du temps avec sa jumelle est un luxe qu’il ne pensait plus pouvoir expérimenter, ayant fait le deuil de cette dernière durant leur (presque) quinze années de séparation. Ezekiel est sincère quand il dit qu’il s’est langui d’Azael, puisque l’attachement qu’il éprouve à son égard est intrinsèquement lié à ce qu’il est, mais l’absence de sa soeur l’a forcé à grandir et se construire sans elle : aussi, il leur faut davantage réapprendre à vivre aux côtés de l’autre, s’apprivoiser de nouveau, s’apprendre et s’accepter, avant de pleinement se retrouver. (On serait sûrement chacun de notre côté trop peureux de revenir dans les bras de l’autre ou ne sachant pas que l’on habitait dans la même ville.) Il esquisse un sourire doux, qui n’est guère empreint de regret puisque ces derniers seraient vains ; ils ne peuvent réécrire l’histoire de leurs nombreux manquements, aussi doivent-ils s’attacher à rattraper le temps perdu sans en perdre davantage. (Je ne sais pas pourquoi j’avais peur de te retrouver… Quand Emma me l’a dit, quand je l’ai rencontrée, j’avais envie de te retrouver mais… Ça me semblait irréel.) Et heureusement que Sif avait pris les choses en mains pour organiser ces retrouvailles !

Désireux d’en apprendre plus à son sujet, il aborde celui de leur rencontre ; une façon comme une autre de rattraper le temps perdu, et de comprendre davantage la personne qu’est devenue sa soeur. (Je l’ai rencontré pendant une des missions pour papa.) Il hausse ses sourcils d’un air surpris en faisant tourner son verre entre ses doigts, essayant de ne pas interférer, par ses pensées, dans le discours relaté par sa jumelle. (On s’est aimé la première fois mais ils nous aura fallu du temps avant de se lancer et le snap est arrivé ce qui a mis un coup de pied dans notre relation. Quand tout le monde est revenu on a repris et on s’est mariés pour officialiser tout ça.) Attendri, mais principalement heureux que sa soeur ait pu trouver l’amour dans de pareilles circonstances, il se laisse bercer d’un sourire doucereux tout en hochant son menton de haut en bas. (Si je comprends bien, il faut que tu remercies notre père pour avoir rencontré ton épouse ?) Un léger rire secouant son buste, il poursuit : (Probablement la seule chose de bien qu’il ait fait dans sa vie.) N’étant point incommodé par la cigarette de sa soeur, il tend même sa main en sa direction pour qu’elle lui donne, tirant une latte de cette dernière avant de lui rendre. (C’est également en mission que j’ai rencontré Emma, une petite adolescente qui vivait a la rue et recouvert de cicatrices. Quand je suis partie de chez papa, je savais qu’il fallait que je la sauve aussi alors je l’ai adopté.) Il oublie parfois — un peu trop souvent — qu’Emma n’est pas une Ranevskaia par le sang, mais l’entendre de nouveau ne change rien pour lui : il aime l’adolescente comme si elle était de sa lignée. (Ce qui est fou c’est qu’elle te ressemble, je trouve. Quand tu étais plus jeune.) Taquin, il presse ses lèvres l’une contre l’autre avant de rajouter : (Parce que bon, t’as vieillie depuis hein… ) Est-ce qu’il a oublié qu’ils ont le même âge ? Pas du tout, mais il préfère se sacrifier plutôt que de ne pas l’emmerder. Il a des années de railleries en retard. (C’était comment, quand t’étais avec Vladimir ?)

Savoir qu’ils auraient pu se retrouver bien avant le nouvel an ne semble pas contrarier la jeune femme, qui accepte sans retenue les travers de son jumeau ; elle dépose même sa main sur la sienne dans un geste affectueux, pour lui signifier, peut-être, qu’elle ne garde aucune rancoeur de son immobilité, et il en profite pour entrelacer leurs doigts avec douceur, heureux de pouvoir admettre ce simple geste. Il regrette que leur grand-mère soit morte en songeant qu’elle avait failli à la tâche concernant sa petite-fille, puisque celle-ci s’est longuement reproché de ne pas avoir pu (ou su) protéger Azael ; la douleur a été telle qu’elle l’a emportée dans la tombe, là où elle pensait la retrouver. Quant à leur grand-père, la maladie qui défait lentement son esprit ne lui permet même plus de reconnaître ceux qui sont les siens, si bien qu’il a fallu le placer dans un institut spécialisé… Azael n’a pas le loisir de rattraper le temps perdu avec ceux qui l’ont élevée et chérie, et Ezekiel ne peut s’empêcher de penser que la charge de reformer la famille lui incombe désormais. Il est le seul garant de cette enfance passée avec leurs grands-parents, le seul à pouvoir en témoigner du moins.

(Oui je pense que tu a tout fait raison même si ça me fait mal de l’admettre.) Il ne peut que la comprendre, car lui non plus ne voudrait pas soumettre la moindre éloge à ce père qui n’en mérite guère le nom, mais force est d’admettre qu’il a provoqué, malgré lui, le bonheur de sa fille. (Il aurait été fier que tu séduises une déesse… Même s’il aurait eu du mal à comprendre que tu l’aimes pour qui elle est, réellement.) Même si on lui a maintes fois répété que Vladimir avait sincèrement aimé leur mère, c’est un pan de l’histoire que le jumeau ne peut comprendre : s’il a vraiment aimé Aleksandrina, comment a-t-il pu foncer dans sa voiture en sachant qu’il allait la tuer ?
      La conversation dérive sur Emma, et la simple évocation de sa nièce lui provoque un sourire attendri ; il ignore pourquoi il s’est tant attaché à l’adolescente, mais il ne peut s’empêcher de trouver qu’elles se ressemblent, ce qui est assez surprenant quand on sait qu’il n’y a pas l’ombre d’une similitude génétique entre les deux femmes. (Je pense que c’est ce qui m’a attiré le plus chez elle la première fois que je l’ai vu  et ce qui a fait que je sois venue à sa rencontre aussi vite.) L’appel du coeur, peut-être. Azael l’a reconnue comme sa fille avant même de la connaître, et cette générosité ne surprend nullement Ezekiel : il se réjouit plutôt que la vie passée aux côtés de Vladirmir n’ait pas altéré son âme doucereuse. Enfin, pas tant que ça puisqu’elle lui souffle sa fumée au visage, et il élargit son sourire d’un air amusé en secouant sa main devant sa figure pour la dissiper, avant de lui tirer la langue d’un air espiègle.

L’instant est léger, et il vient peut-être l’alourdir en osant aborder le sujet de son ancienne vie… Il se doute que c’est douloureux pour celle qui a été captive de leur père, mais il a besoin de savoir, peut-être, pour mieux la connaître, pour avoir sa place dans la vie qui a été la sienne. (C’était dur, je tuais pour lui, je faisait des crimes pour son bon vouloir et il me faisait croire qu’il m’aimais pour me manipule, ça n’avais jamais vraiment fonctionné mais je pense que la peur a été trop grande avant de connaître Sif et Emma donc je ne suis pas partie.) Ça le tend, Ezekiel, puisque même si sa soeur n’a jamais eu besoin de lui pour se protéger, il a toujours eu à coeur d’avoir ce rôle auprès d’elle ; il culpabilise ne pas avoir su qu’elle était vivante, quelque part, et d’avoir cédé à l’idée qu’elle était morte. Faire son deuil était plus facile que passer sa vie à espérer son retour. (Quand j’ai compris qu’Emma comptait sur moi pour vivre et que Sif serait à mes côtés, j’ai décidé de partir pour eux et pour te retrouver.) - (Mais c’est ta fille qui m’a retrouvé.) Dit-elle avec un sourire en tirant une latte sur la cigarette qu’il lui rend ensuite, en glissant sa main dans ses boucles brunes pour les repousser en arrière, en laissant son sourire quiet s’installer sur ses lèvres. (Il va falloir refaire votre cérémonie de mariage, maintenant qu’on est tous réunis… Non ?)

(Tu a raison, il n'aurait pas compris que je puisse m’intéresser et non aux hommes pour lui donner des enfants qu’il aurait pu manipuler.) Ce n’est pas fondamentalement agréable de réaliser que les deux ont un avis bien arrêté sur la personne — hautement méprisable, qu’est leur père, mais il y a une part de réconfort dans l’idée de ne pas avoir à expliquer comment et pourquoi la figure paternelle est autant détestée. Et à bien des égards, Azael a plus de raison que lui de le tenir en aigreur. (Ça m’étonne même qu’il n’ait pas tout mis en oeuvre pour te marier à un mutant de son groupe.) c’est dit d’un ton sarcastique mais il ne doute pas du fait que Vladimir en aurait été acceptable, en ayant au préalable choisi avec soin son beau-fils : sa mutation aurait dû être grandement intéressante pour leur organisation, et nul doute qu’Azael n’aurait pas eu son mot à dire à propos de son époux. Heureusement, cette vie de privation et d’endoctrinement est loin derrière elle, maintenant.

Puisqu’elle a souffert, avec lui. Ezekiel le sait et l’entendre réciter les jours sombres qu’elle a vécu entre ses griffes le tend d’une nervosité légitime, si bien qu’il ne peut s’empêcher de refermer davantage ses doigts autour des siens, en caressant sa main de son pouce. (On ne le laissera plus nous faire de mal, désormais.) Il ne sait pas encore à quel point cette phrase va résonner d’ici quelques semaines, et c’est donc l’esprit léger qu’il aborde l’idée d’organiser le mariage de sa soeur et de sa déesse, maintenant qu’ils sont réunis. (Je n’y avais jamais pensé mais cela pourrait être cool autant pour moi et Sif que pour la famille.) Il hoche son menton de haut en bas en libérant sa main, se redressant sur sa chaise pour déposer ses coudes sur la table, ses doigts attrapant son verre afin de l’apporter à ses lèvres avant qu’il ne reprenne la parole. (Tu voudrais une cérémonie de quel genre ?) La question qu’il se pose étant : comment se marient les asgardiens ?