5 janvier 2025

Je me laisse lourdement tomber sur une chaise au comptoir du bar en insistant bien sur mon soupir, histoire de bien attirer l’attention du barman au cas où je n’avais pas fait assez de bruits en m’asseyant. Je lui commande un café, posant ma tête dans ma main. J’avais passé toute la matinée à revoir les stocks… Non pas pour le bar, mais pour- les autres affaires d’Ezekiel. C’était déjà très long, mais avec Ivan qui traînait dans les pattes à dire des âneries, c’était extrêmement long. Et maintenant, j'ai un sacré mal de tête. Je suis bien soulagée que Ivan ait “d’autres choses à faire”. Mais va donc, mon grand… Mince, où sont les dolipranes quand on en a besoin ?

Mon café est là, au moins. Je le prends entre mes mains, buvant quelques gorgées, avant de pivoter sur mon siège pour observer les répétitions des danseuses. On est dans un Night Club ; il n’y avait pas grand monde, à cette heure-là. Principalement d’autres collègues ou des clients qui venaient pour être tranquilles. Mon regard balaye la pièce, alors que je porte la tasse à mes lèvres pour avaler de nouvelles gorgées agréables. Gorgées sur lesquelles je manque de m’étouffer, quand mon regard se pose sur un homme. Un homme que j’ai vu grandir et inversement. Un ami que je n’avais pas vu depuis longtemps. Un visage familier, que j’étais plus qu’heureuse de retrouver. Mais qu’est-ce qu’il fait là ? Je me tourne pour reposer mon café, avant de me lever et m’approcher. J’hésitais un instant, incertaine de comment l’aborder, avant de l’interpeller.

“Aurelio ?”

Depuis combien de temps je ne l’avais pas vu ? J’avais l’impression que ça faisait une éternité. Une impression vraie ou fausse, ça m’importait peu pour l’instant. J’étais juste surprise mais heureuse de le voir.

Il y a bien des années...

Les deux enfants, sortant tout juste de l'école, couraient sans s'arrêter. Ils avait décrété, à peine le portail franchi, que le dernier arrivé serait un merlan frit. Ils ne savaient pas ce qu'était un merlan, mais ils avaient décidé que ce mot était suffisamment amusant pour appeler l'autre ainsi. Aurelio, âgé de tout juste sept ans, courait donc, puisant dans toutes ses forces pour essayer de dépasser la petite fille qui, malgré ses efforts, le dépassait sans mal. Shufen était une de ses meilleures amies, il l'adorait, sauf quand elle le battait à la course. Aurelio était pourtant sensé être le plus rapide, c'était ce que disait son papa, mais, au fond, Shufen pouvait bien gagner toutes les courses, cela ne l'empêcherait pas de l'adorer. Elle était intelligente, véloce, caractérielle, elle était un garçon dans la peau d'une fille, il ne fallait pas l'embêter. Bien entendu, elle arriva la première, et elle l'appela : "Mon merlan frit" pendant une bonne semaine...

5 janvier 2025

Les années avaient passés, et, pourtant, je ne parvenais pas à l'oublier. Shufen était à elle toute seule l'une des représentations de mon enfance, de mon innocence, elle était celle qui me permettait de m'évader, loin de ma famille, elle était celle qui me permettait de me sentir à peu près normal dans ce monde où je ne l'étais clairement pas. Pourquoi est ce que je pensais à elle en cet instant ? Sans doute parce qu'elle vient d'apparaitre devant moi, adulte, sublime, toujours aussi pimpante et resplendissante. Je ne venais pourtant dans la grande salle du Club que pour prendre un café noir bien serré. Je ne venais pourtant ici qu'assez rarement, car je suis très pris par les travaux que me donne Ezekiel et par mes propres projets personnels. Je compte en effet devenir bien meilleur que lui, je veux le surpasser et, pour cela, je dois travailler dur et sans relâche. Quand je ne suis pas en mission ou en reconnaissance à l'extérieur, je suis généralement dans ma chambre. Or, aujourd'hui, je n'avais qu'une envie, un café.

Et voilà qu'elle apparaissait devant moi, cette image d'un passé que je pensais révolu, cette âme qui était à elle seule représentative de mon innocence à jamais perdue. Les yeux levés vers elle, je reste un moment stupéfait, sans voix, contemplant son visage et reconnaissant sans mal celui de la petite fille qui avait accompagné mes journées d'écoles et mes week ends passés à la maison. A quoi jouait on déjà ? Ah, oui, aux puzzles, aux cartes, à cache cache dans la ruelle... J'ai l'impression d'avoir vieilli alors qu'elle, elle a embelli. Je lui dis, avec un petit sourire : Shufi... Cela faisait longtemps... Je l'appelle par le petit surnom que je lui donnais, espérant qu'elle ne se vexe pas, même si j'en doute. Elle n'est pas du genre à s'offenser pour un rien.

5 janvier 2025

Le regard posé sur ce visage familier, des dizaines de souvenirs heureux me revenaient en tête. Deux enfants fiers de leurs origines, deux enfants qui s’étaient trouvés l’un l’autre dans la jungle qu’était New York pour deux enfants étrangers. Deux enfants qui se comprenaient, qui supportaient le fort caractère de l’autre aussi. J’étais caractérielle, il était un poil trop sûr de lui, ça ne nous avait jamais empêché de nous adorer. Je le battais à la course, il boudait un instant avant de me proposer de jouer aux cartes. Il m’a soutenu pendant les pires périodes de ma vie, il était l’une des rares personnes à avoir reçu nos faire-part de mariage et de naissance pour Luhan. Ces dernières années, cependant, on s’était un peu perdus de vue, chacun dans nos vies, avec nos propres soucis. Je n’aurais jamais imaginé le retrouver ici, dans mon nouveau foyer.

Mais il était bien là, droit comme toujours, fier, tel qu’il l’a toujours été. Oh non, il n’a pas changé non plus. Le petit garçon avait grandi, mais il avait toujours cet air confiant - bien que surpris, à cet instant - que j’admirais, quand j’étais enfant. Un sourire étire mes lèvres. J’appelle son nom, et il y répond, utilisant un surnom dont il avait l’exclusivité, puisque, tout simplement, personne ne m’avait jamais appelé ainsi. Mon sourire s’agrandit, et sans aucune hésitation je m’élance pour l’enfermer dans une étreinte, ne lui laissant pas trop le choix, je dois avouer.

“Je suis si heureuse de te voir…”

Au milieu des épreuves que je m'efforçais de traverser ces derniers jours, c’était l’une des bulles d’air que la vie semblait prête à m’accorder. La rencontre avec ma belle-famille, cette superbe soirée avec Feli, et maintenant des retrouvailles avec mon ami d’enfance…

“Bon sang, Lio, plus jamais on ne se perd de vue. Bien compris ? Je te lâche plus, maintenant.”

Un autre surnom qui date de notre enfance, un autre écho d'un temps révolu. Je lui souris à nouveau, ne laissant pas mes larmes quitter mes yeux, se détournant même à temps -je l’espère- pour qu’il ne les remarque pas. Elle lui désigne le siège à côté duquel elle s’était assise, quelques instants plus tôt, et prend place.

“Tu veux quelque chose ? C’est pour moi, ne t’en fais pas. Pour fêter nos retrouvailles…”

Elle est vraiment la, j'ai encore du mal à réaliser que ma chère Shufen est devant moi.

J'ignore depuis combien de temps nous avons été séparés. Je me rappelle avoir été convié à son mariage, mais depuis, il a été difficile de trouver des moments pour nous retrouver. Nous nous sommes perdus de vue, bêtement, mais c'est ainsi. La vie d'adulte apporte son lot de problèmes qui fait qu'on ne peut prendre le temps de se tourner vers le passé. Shufen est revenue, désormais, dans ma vie. Et je ne compte plus la laisser partir. Car, depuis que je suis adolescent, elle n'est plus seulement ma meilleure amie à mes yeux, elle est également celle que je ne pourrais jamais avoir, la nymphe qui restera pour l'éternité hors de ma portée tant elle est incroyable, tant elle est unique. J'ignore encore si je peux me prétendre amoureux, tant les sentiments que j'éprouve à son encontre sont compliqués à appréhender.

Pour l'heure, je décide de ne pas me torturer avec de telles interrogations. Elle me prit dans ses bras et je lui rends son étreinte, savourant son contact, son odeur, la douceur de ses cheveux sous mon nez. Je souris. Elle m'a tellement manqué, j'ai retrouvé une partie de moi même que je pensais avoir perdu. Elle me dit qu'elle ne voulait plus qu'on se perde de vue, et qu'elle ne me lâchait plus. Je souris en l'entendant prononcer le surnom qu'elle me donnait lorsque nous étions enfants. Je lui réponds alors : Plus jamais, je te le promets ma Shufi... Tu m'as tellement manqué... Elle relacha son étreinte et me proposa à boire. Je prends place à ses côtés et lui réponds, en hochant la tête : La même chose que toi. Je sais que je peux te faire confiance les yeux fermés sur ce sujet... Je la regarde, la dévorant presque des yeux. Je lui souffle avec un petit soupir : Bon sang... Tu n'as pas changé depuis notre dernière rencontre ! Quel est ton secret ?

5 janvier 2025

Aurelio est l’une des figures de mon enfance. Aînée dans une fratrie majoritairement composée de filles, Aurelio a été comme un grand frère à mes yeux. Il a pris soin de moi et on s’amusait comme jamais je ne m’amusais avec quelqu’un d’autre. La nostalgie m’avait prise de court, quand je l’avais vu ici, au Devil’s, lieu de ma nouvelle vie, rupture avec ma vie d’avant. On s’était perdus de vue pendant les années sombres. Il était venu à mon mariage, évidemment, mais peu à peu, embarquée par la vie de la femme d’un chef de gang, celle d’une nouvelle mère et mère adoptive de ses deux soeurs, j’ai peu à peu été noyée par mon quotidien. Je devine que les années sombres ont été aussi dures pour lui : loin de moi l’idée de lui jeter la pierre pour notre rupture de contact, bien sûr. Je suis simplement heureuse de le revoir enfin.

D’ailleurs, après une étreinte bienvenue, je lui exprime mes pensées, ma volonté de ne plus laisser la vie nous faire perdre de vue l’un l’autre.  “Plus jamais, je te le promets ma Shufi... Tu m'as tellement manqué…” Un sourire vient perler mes lèvres, satisfaite de sa réponse. Je lui demande ce qu’il souhaite boire, me dirigeant par la même occasion vers le bar en lui faisant signe. J’hoche la tête, le sourire toujours collé au visage, tout en faisant un petit signe au barman, occupé à relaver des verres récalcitrants. “Excuse-moi, je peux avoir un deuxième café ? Sur ma note, d’acc ? Je règlerai ça avec le patron, comme d’habitude.”Un signe de tête de la part de mon collègue, qui s’empresse de préparer un autre café. Je m’assois sur le tabouret, glissant mes doigts autour de la anse de ma tasse. Je la porte à mes lèvres, alors que la voix d’Aurelio vient interrompre ma petite pause cafféine. “Mon secret ? Ah, Lio… Je vais te le dire à toi, mais tu le gardes pour toi hein ?” Je repose ma tasse et je me tourne vers lui. Puis je me penche lentement, très lentement, une expression malicieuse sur le visage. “Le café. Beaucoup de café. Quand tu passes le dosage le plus toxique, tu deviens immortel.” Un rire dans la voix, je joins le geste à la parole en buvant mon café tranquillement.