Réminiscence
Se forcer. La différence entre la motivation et la discipline. Si on attendait d’être motivées à quoi que ce soit, on ne ferait rien. Agir n’est que rarement une question de motivation. C’est plus souvent une question de discipline. De ne pas avoir le choix. Kali n’a pas le choix que de manger le peu qu’elle a pris. On l’aidera à manger mais on ne mangera pas pour elle. C’est sa pomme. Son repas. Ses forces. On l’aidera tout court, si on y arrive, mais on ne fera pas pour elle. On se refuse à utiliser notre télépathie comme cela.
La proposition du film et de la glace aux cookies, forcément accompagné de thé parce qu’on n’a pas que l’accent britannique, entraine six sourires fatigués mais sincères : les nôtres font échos à celui de Kali. Le ravissement est plus mitigé qu’autrefois par la fatigue mais on le suppose tout aussi sincère. Quant à la certitude, on y est incertaines mais ce n’est pas important. Finalement, il est question de nous faire confiance pour la qualité… Nos sourires sont plus fatigués que sincères et s’accompagnent de cinq acquiescements. Kali est à notre égal avec un regard qui se perd dans le vide.
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Merci pour la pomme, dit-elle après s’être forcée à regarder la plus proche d’elle, à droite…
et la proposition.
- De rien, répond-t-on à cinq, avec une douceur tendre pour celle de droite ainsi qu’une douceur légèrement plus forcée pour les trois adultes du centre et une douceur amusée pour celle de gauche.
Tâche de passer voir l’infirmière si tu fais de l’hypoglycémie. »
Madame Ranevskaïa n’est pas quelqu’un que l’on côtoie, ayant su repérer et se préserver de notre toxicité avant même qu’on la rencontre. Néanmoins, qu’elle refuse de voir des membres du personnel est une chose mais elle n’a pas le droit de refuser de voir des élèves dans le besoin. De plus, Kali n’est pas une simple élève mais bénéficiaire d’un programme de réinsertion demandé par le SHIELD à l’Institut. Son suivi est donc plus important que celui de la plupart des autres élèves, même s’il semble laisser à désirer. Notre faute : Mindee s’occupe des suivis élèves et ne peut le faire de Kali puisqu’on a tissé une amitié avec elle.
Le sourire de celle de droite voit sa tendresse se figer alors qu’elle garde son attention sur Kali. Le regard de celle de gauche s’en va englober les trois adultes alors que son amusement croit. Celles du centre-droit et du centre-gauche haussent les épaules, la première baissant la tête et la seconde faisant une grimace d’accord, tandis que celle du centre croise les bras et se renfrogne. L’immobilisme de la première est en paix alors qu’elle détourne les yeux de notre amie pour se concentrer sur notre discussion interne. Les quatre autres paires d’yeux vers sur elle, allant du soutien à un début d’hostilité.
Vous vous êtes trompées sur son âge, réconforte Sophie. Vous êtes nulles, réconforte Esmé. C’est pas faux, confirme Céleste. C’est un peu vrai, confirme Mindee. Ben si vous êtes pas contentes vous avez qu’à faire le suivi en tant qu’amies comme nous, signale Phoebe. C’est au programme. C’est au programme de Sophie. Oui, ça se voit. C’est vrai que tu commences un peu à monopoliser l’attention. Du Sophie quoi. Si vous recommencez à être jalouses c’est que les choses vont un peu mieux. Toxicity Fuck Yeah ! Euh, c’est pas faux. J’aime l’esprit positif. C’est le temps de reprendre l’habitude du fait que tu sois la meilleure d’entre nous même quand on a cinq ans de plus et des mois de relations avec la personne. Vivez-le comme vous le souhaitez, j’étais les mains mais on avait toutes l’intention. Les gens n’arrivent pas à le voir avec leur concept d’individualité. C’est toujours pas faux. J’aime la participation de Céleste. C’est toujours comme ça.
Trois secondes s’écoulent avant que nos attentions ne reviennent en majorité vers Kali : celles de droite, du centre-gauche et du centre la fixent alors qu’elle mange ses morceaux de pommes un à un avec une grande difficulté. Celle du centre-droite regarde toujours la table, pensive, tandis que celle de gauche regarde les autres tour-à-tour à mesure des échanges que l’on tâche de dissimuler. On doit être là pour les autres. On veut être là pour Kali. Majoritairement.
Le repas est trop long et trop court à la fois. Il se finit et chacun en retourne à son quotidien d’oubli de soi. On se souvient aussi de la mission de cette après-midi, que l’on a trop fait trainer, et de l’importance qu’elle détient sur notre avenir ici. Si monsieur Wagner ne nous aide pas, on devra partir.
***
Mardi 5 Novembre – 07 : 30 P.M.
Lorsque l’une des adultes ouvre la porte à l’heure dite, elle a un léger rose aux joues face à l’absence de présentabilité de notre chambre. Nos tenues sont correctes, avec un col roulé blanc et des jeans accompagnant nos chaussons à fourrure bleue, mais notre chambre ne ressemble plus réellement à une chambre. C’est un camp. Les matelas sont accolés à l’un des murs latéraux pour former sièges et dossier à l’exception d’un seul qui leur fait face avec son utilité première. Ils occupent la majorité de l’espace de la pièce. Les armoires encadrent toujours les portes mais les sommiers ont été sortis. Le reste, enfin, est entassé sous la fenêtre en bout de pièce et interdit l’accès à celle-ci. Les coiffeuses ont été passées sous le bureau et les chaises des unes et des autres rangées sur celui-ci. On a fait de nos mieux pour que la symétrie s’y retrouve mais la transition est en cours. Le changement devra arriver pour qu’on habite réellement. Pas qu’on survive. Il arrivera en temps et en heure. Les travaux commenceront ce weekend. Monsieur Xavier les a prévus. On a été surprises qu’il préfère faire abattre le mur avec la chambre d’à côté plutôt que de nous faire emménager dans une chambre plus grande mais les chambres ont été uniformisées à la reconstruction du manoir et cela nous fera deux salles de bain donc on ne va pas se plaindre. Une petite partie de nous se dit que c’est de toute façon trop, que nous n’en valons pas la peine, qu’il ne faut rien changer pour nous considérant ce que l’on est. Une autre partie a considéré qu’il fallait donc que chacune ait deux exemplaires de tout le matériel de toilette, un pour chaque salle de bain. On s’est collectivement concentrées sur cette seconde partie. D’autant que des règles ont déjà été changées pour nous : les élèves n’avaient pas le droit d’aller dans l’étage de dortoir des membres du personnel avant et désormais ils le peuvent. Officiellement s’ils ont rendez-vous avec Mindee. Officieusement si on les invite. Comme c’est le cas avec Kali.
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Entre, invite la portière en faisant un pas sur le côté pour laisser la place avant de joindre ses mains au niveau de son ventre pour s’identifier,
je t’en prie.
- Nous sommes désolées pour l’état des lieux, déclarent les quatre autres, trois étant déjà installées sur les matelas-canapés et la dernière, adolescente, étant couchée à part.
C’est moins pire que ce weekend, cela dit. »
On dira que cela fait partie du laisser-aller général qui s’est installé durant ces cinq années. Comme si cela nous excusait. Oui mais on a pris en indépendance. C’est une question de point de vue. De toute façon les choses sont ainsi alors on arrête le débat sur comment recevoir quand on est des épaves.
Les regards s’échangent alors que celle debout referme la porte après notre invitée. Celle du centre-droit, une adulte, en est au réglage de notre éternelle tablette dont l’écran est clairement trop petit pour ce genre de projection ; chose qui ne nous dérange pas du fait de la conscience interconnectée mais risque de pénaliser Kali, laquelle se retrouve donc à la place du centre. Celle du centre-gauche, une adolescente, termine de servir des tasses de thé présentées sur un petit plateau qui contient aussi le pot de glace en sursis. Celle de gauche attend avec les bras croisés tandis que la portière s’en vient s’installer à droite. L’autre adolescente reste couchée à part, regardant le tout.
Trois mains s’en vont calmement devant leurs bouches et deux autres en font de même avec un peu plus de précipitation, puisqu’elles étaient occupées. On baille ensuite avec parfaite synchronisation. Nos neurones miroirs aidant, on se fait aussi bailler entre nous ainsi passe-t-on une demi-douzaine de secondes à bailler avant que ce soit bon.
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Désolées pour cela aussi, vraiment désolées, dit-on à cinq.
Tu es là, au milieu. »
Ce n’est qu’une fois Kali installée que celle du centre-droit fait la distribution des tasses de thé, à l’exception de celle à l’écart qui doit se lever pour venir chercher la sienne, et que le pot de glace comme ses six cuillères sont placés à l’endroit stratégique qu’est le milieu. Autant dire que le visionnage sera régulièrement accompagné par l’une d’entre nous qui se penche pour plonger sa cuillère, ou celle d’une autre d’entre nous plus éloignée, dans le pot afin de faire circuler ce qui nous forcera à reprendre les entrainements rapidement sinon cela se verra sur nos lignes. L’avantage étant que l’on prend exactement le même nombre de cuillères donc, à l’exception de l’isolée, on grossira toutes pareilles. Isolée qui se contentera de fermer les yeux pour suivre le film.
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Matrix, présente-t-on à cinq en combattant la fatigue,
réalisé et écrit par les Wachowski. Sorti en 1999.
- Parce qu’il n’y a rien de mieux, commence celle de droite.
- Qu’un film qui fait réfléchir à la réalité, continue celle du centre-droit.
- Pour passer une bosse soirée, continue celle du centre-gauche.
- A se changer les idées, continue celle de gauche avant que l’isolée ne conclut.
- Ou pas. »
Je maintiens que pour trouver l’espoir,
Le Seigneur des Anneaux ou
Star Wars sont mieux. Dixit celle qui ne les a pas vu. C’est vrai que Viggo Mortensen. Qui ne nous empêche pas de nous endormir avant la fin. Star Wars, la trilogie originale et non la prélogie. On est d’accord. C’est bien. Moi je dis
Pirates des Caraïbes. C’est vrai qu’il y a Orlando Blum aussi. Et Jack Sparrow ! Voilà pourquoi on regarde Matrix : ça vous limite dans le fait de faire vos Célestes.
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Kali, commence à dire celle de droite alors que celle de gauche entreprend de lui faire les gros yeux,
il va falloir que l’on te montre les trois Matrix…
- Les trois Star Wars, poursuit celle du centre-droit avec un sourire et une cuillère de glace aux cookies parce que c’est quand même sacrément bon.
- Les trois Seigneurs des Anneaux, enchaine celle du centre-gauche alors que celle de gauche lève les yeux au ciel et râle de la gorge.
- Et les trois Pirates des Caraïbes, renchérit l’isolée alors même qu’elle ne les a pas vu non plus.
- Pour déterminer qui est l’acteur le plus mignon, concluent les quatre d’une seule voix.
- Il faudra envisager de faire ça sur autre chose qu’une tablette, soupire lourdement la cinquième, à droite, en tendant sa cuillère à celle du centre-gauche.
Parce qu’on part sur environ vingt-huit heures réparties sur douze soirées, là.
- Sachant qu’on dit "acteur", reprennent les quatre avant de regarder la cinquième pour qu’elle joigne sa voix aux autres,
mais actrice ça passe aussi.
- Dommage qu’il n’y ait pas de rousseur, tâche de ricaner celle de droite.
- Parle pour toi Mindee, lui répond celle de gauche.
- Ça veut dire qu’elle t’emmerde, traduit l’isolée.
- Esmé, langage, soupire celle du centre-droit.
- B’n, n’v’, commence conclure celle du centre-gauche avant de se rappeler qu’elle a une cuillère dans la bouche et de l’enlever.
Bon on y va ?
- Céleste, elle est à qui la cuillère là, lui demandent de concert celle de gauche, agacée, de droite, amusée, et isolée, amusée aussi, alors que celle du centre-gauche se décompose.
- Oups…
- Oui c’est ça, confirme celle de gauche.
"Oups"… »