Chat Perché !

Fin d’après-midi sur Staten Island, le soleil décline lentement derrière les arbres qui projètent leurs ombres presque menaçantes sur le sol, se balançant délicatement au gré du vent froid qui souffle, rappelant l’hiver qui s’est durablement installé : dans les habitations, les fenêtres sont fermées et les cheminées crépitent, pour réchauffer ce mois de décembre glacial. Mais une autre silhouette, ce soir, s’est installée sur le décor de ce quartier résidentiel encore tranquille… Pour l’instant.

L’intrus est un chat, d’un fin pelage noir aux yeux émeraudes, qui vagabonde sur les toits des habitations, vadrouillant dans les jardins lorsque cela lui chante, juste pour le plaisir de découvrir les espaces verts malmenés par le froid qui vient assécher les fleurs et les plantes, presque disparues en cette période de presque-fêtes. Dommage, il aimait bien s’y cacher ! Le félin, agile, bondit sur les clôtures pour poursuivre son périple, n’étant point pressé par le temps : personne ne l’attend et c’est ainsi qu’il se sent le mieux : totalement libre.

S’éloignant de plus en plus, le chat se retrouve près d’une maison en bord de mer, de laquelle s’échappe une bonne odeur de nourriture : c’est qu’il a faim, le chat, après toutes ces péripéties. Et heureusement pour lui, il est passé expert dans l’art de voler ce que les humains mangent : peut-être parce que, parfois, il est humain lui aussi. Toujours est-il qu’il s’avance avec prudence et sans faire de bruit, de ses pattes droites aux coussinets arrondis et rosées, tandis que sa queue, remuante, se balance de gauche à droite dans son dos, signe de son intérêt : il se rapproche silencieusement d’une baie vitrée entrouverte donnant sur ce qu’il juge être un salon mais, à peine a-t-il le temps de renifler un coup l’odeur de l’intérieur, que des aboiements furibonds se font entendre derrière lui…

Crocs dehors, à la vitesse de l’éclair, un chien furieux se dirige tout droit vers lui en poussant des aboiements digne d’un cri de guerre : pris par surprise, le chat se colle d’abord contre le mur tout en courbant le dos et baissant la tête, sachant qu’il n’a que très peu de chance de lui échapper et très peu de temps pour réagir… Ni réfléchir d’ailleurs.
C’est sans doute pour cette dernière raison qu’il se retrouve, sans trop savoir pourquoi et comment, accrocher aux rideaux derrière la baie vitrée ouverte, ses griffes plantées et accrochées dans le tissu percé qui commence à craquer et qui le fait ainsi descendre de quelques centimètres ; le pauvre félin, qui miaule d’un ton désespéré pour appeler au secours, essaye tant bien que mal de résister et de rester en hauteur, car sous lui, le chien féroce et déchaîné et toujours là, se mettant sur ses pattes arrières et aboyant à la mort, n’attendant qu’une chose : que le chat tombe pour le mordre…

Désespérément accroché aux rideaux qui se déchirent sous ses griffes, le petit chat noir ne cesse de pousser des miaulements plaintifs qui font office d’appel à l’aide, tandis que les aboiements furieux du chien en-dessous les couvrent comme un tonnerre féroce : non mais, il n’a pas mangé depuis quand ce chien ?! « Psitt !! Pico ! Au panier ! » UNE VOIX HUMAINE ! Les miaulements plaintifs s’interrompt sous la venue miraculée du sauveur, mais le chat ne se retourne pas encore pour l’observer, ayant bien trop peur que le tissu des rideaux cèdent et le condamne à une morsure dont il se souviendra longtemps.

Le chien, faisant moins le malin maintenant que son maître est dans les parages, cesse d’aboyer comme un forcené et s’éloigne même, permettant au chat de calmer ses inquiétudes ; enfin, tant qu’il sera suspendu à ce rideau troué, il ne sera pas totalement rassuré. « Tout doux, ne me griffe pas et je te file à manger… » Cela lui semble être un bon compromis alors le félin, bien qu’il ait une main inconnue flanquée aux fesses, se laisse sagement porté par l’homme au physique avantageux venu le sauver, bienheureux d’échapper à l’attaque du sac-à-puces. Par-dessus la main de l’humain, le chat passe sa tête pour observer le chien, semblant le narguer de ses grands yeux verts rieurs : de quoi redonner envie à Pico de grogner…

« Sérieux les rideaux… C’était un cadeau en plus… » Meow ? J’ai failli mourir, on s’en fout des rideaux monsieur ! s’insurge-t-elle sous les yeux félins qui, sur le comptoir, s’assoit sur son arrière train, les deux pattes avant tendues. Avec élégance, le chat noir relève l’une de ses pattes afin de la lécher avec un air presque hautain flanqué sur la gueule, visiblement, toujours pour narguer le chien qui, à sa juste place, est en-dessous de lui : il faisait moins le malin il y a quelques secondes mais, eh, n’est pas chat qui veut.

L’humain revient auprès de lui pour soumettre un bol emplit d’une nourriture à l’odeur délicieuse, suffisamment pour qu’il arrête de lécher sa patte : approchant son museau du mets, il lève ses yeux émeraudes vers le blond en hésitant un instant à reprendre sa forme humaine, car il a bien envie de manger, tout de même…

ET L’AUTRE CHIEN QUI NE VEUT PAS SE TAIRE ! Du haut de son perchoir, le chat se retourne vers Pico pour lui adresser un feulement agacé, avant de retourner vers son bol. Chat ou humaine ? Humaine ou chat ? « T’inquiètes, tu vas en avoir aussi… J’en ai fait de trop… » Bien sûr, déroulons le tapis rouge pour monseigneur aussi ! Agacé, le chat s’avance au bord du comptoir pour miauler en direction du chien qui, reprenant les aboiements, saute sur ses pattes arrières pour l’atteindre, surprenant le chat qui, reculant un peu trop, tombe du comptoir côté cuisine, reprenant ainsi sa forme humaine par instinct ; le pauvre Aaron se retrouve donc bousculé par une demoiselle qui le percute de plein fouet, le faisant tomber à la renverse en même temps qu’elle. Tombant sur lui, elle se retient de justesse en posant ses mains de chaque côté de son visage, les yeux un peu écarquillés et sa bouche pulpeuse figée dans une grimace un peu gênée… On peut dire qu’elle a mal géré la chute et l’atterrissage ? « Euh… Miaou… » Non, c’est sans doute pas la meilleure réplique à donner dans cette situation, mais c’est la seule qui lui vient pour l’instant.

Le chien, lui, ayant fait le tour du comptoir en pensant dénicher enfin le maudit chat, se tient sur ses pattes à côté d’eux, reniflant la femme avec un intérêt méfiant : en sentant son museau tiède contre son bras, la brune se retourne vers lui, les sourcils un peu froncé. « Toi. » Comme si elle s’adressait à un véritable humain, Milena se redresse sur ses jambes pour pointer un index menaçant vers Pico, lui disant alors, le plus sérieusement du monde : « Méchant ch-chien. » Alors là, on peut dire qu’il a retenu la leçon. Et Aaron aussi… S’il est pas totalement cassé avec ce qu’il vient de se passer dans sa cuisine.

La chute est synonyme de juron dans la bouche du cuisinier, un juron qu’elle n’entend pas puisqu’elle est elle-même sous l’effet de surprise : la transformation opère pour que le chat devienne une jeune indienne aux yeux écarquillés, flanqué d’une expression ébahie lorsqu’elle se retrouve nez-à-nez (et c’est presque textuel) avec l’homme qui vient de la sauver de l’horrible chien enragé ; il lui paraît d’ailleurs moins impressionnant, maintenant.

Il fait moins le malin, aussi ! Il continue d’aboyer en dessinant les contours de leurs corps, reniflant leurs peaux comme s’il cherchait le chat : sa proie a disparu mais il ne s’avoue pas vaincu. Preuve en est, il vient coller sa truie humide contre le bras de Milena, essayant de le soulever comme s’il soupçonnait qu’elle cache le matou sous son assaille : circulez, il n’y a rien à voir là-dessous, elle se redresse d’un bond agile, presque félin, pour l’enguirlander, sous l’oeil ébahi du pauvre homme qui ne doit plus rien comprendre à ce qu’il se passe. « Je pense qu’il a compris la leçon… et moi aussi…. » Elle arque l’un de ses sourcils en se retenant vers lui, une expression perplexe au visage… Elle a sermonné le chien, pas lui, alors quelle leçon a-t-il pu comprendre ? Qu’il ne fallait pas lui courir après en aboyant ?

Heureusement, l’horrible chien retourne dans son panier, sous l’ordre de son maître ; elle lui tire la langue quand l’humain à le dos tourné, et il lui répond d’un jappement coléreux, sans quitter son panier néanmoins. Se retournant vers l’homme, elle joint ses mains l’une devant l’autre pour lui sourire, autant qu’il est possible de sourire avec assurance quand on débarque dans le salon d’un inconnu, et après lui être tombée dessus, au sens littéral du terme. « Dé-solée… » Mais il se retourne vers lui en affichant une mine qu’elle juge contrariée, une impression donnée par ses sourcils froncés ; elle ne s’en offusque pas, comprenant fort bien les raisons de son étonnement et de sa méfiance. « Est-ce que je pourrais savoir qui vous êtes maintenant que j’ai eu le droit à un aperçu de vos talents ? » Sans perdre son air jovial, qui va peut-être la sauver dans cette situation délicate, la jeune femme lui tend sa main en disant, avec un air réjoui : « Milen-a. » Elle attend que la main qu’elle lui offre soit prise, ou pas d’ailleurs, avant de poursuivre sur le même ton, sa main tendue revenant sagement sur l’autre, toutes deux relevées près de son buste féminin. « Je suis désolé-e, il m’a attaq-attaquée et j’ai fuit là où je po-pouvais. » C’est la vérité ; tout est de la faute du chien.

Balayant machinalement la pièce du regard, elle grimace de gêne en remarquant le piteux état des rideaux sur lesquels elle s’était suspendue…. Bon, ça, c’est PEUT-ÊTRE un peu de sa faute. Les pointant avec son index, elle rajoute, d’une voix plus fluette mais sans quitter son sourire presque enfantin : « Je vais rembour-ser. »

Une fois la surprise passée, et l’acceptation de grande résilience que le chat noir sauvé est en réalité une jeune femme à la langue bien pendue, l’homme se présente avec un flegme tout à fait admirable, qui oblige la jeune femme à lui sourire avec une grande douceur, quand bien s’étonne-t-elle qu’il ne pose point davantage de questions, ou ne soit pas sur la défensive. Peut-être fait-elle face à une bonne âme dénuée de malignité, qui accueille les rencontres sans se voiler de noirceur. « Aaron. » Elle hoche son menton de haut en bas sans perdre son sourire, serrant légèrement sa main dans la sienne avant de la libérer, la sienne revenant sur sa hanche. « Enchanté-ée. »

Tandis qu’elle se retourne pour observer la pièce mais, surtout, le chien qui roupille désormais calmement dans son panier, et qui se voit offrir les services d’un avocat acharné à sa défense. « Pico n’attaque pas, ou très peu… » Ils ne doivent pas avoir la même définition de la négation, ou du ‘’très peu’’ en question, mais elle se contente d’inspirer finement par le nez en haussant ses sourcils, son visage se faisant plus expressif qu’elle ne le voudrait. « Il a surement voulu jouer, mais je peux en revanche tout à fait comprendre que vous ayez eu peur… » Elle a cru qu’elle allait finir entre les crocs d’un chien affamé, oui ! « Il est bien plus imposant que vous en… chat. » Là, elle ne peut pas le contredire alors, pressant ses lèvres l’une contre l’autre, elle se retourne vers le chien d’un air apaisé. Le considérant quelques secondes, elle hausse ses sourcils en faisant la moue, hésitant un court moment avant de dire, finalement convaincue par les paroles de la défense : « Il est par-pardonné. » Mais bon, qu’il reste loin quand même : le chat en elle ne l’aime pas.

Balayant machinalement la pièce du regard, elle ne peut que constater les nombreuses dégradations qu’elle a involontairement causé, notamment les rideaux qui tombent en lambeaux, déchirés par des griffes en leur centre. Elle s’excuse tout d’abord d’un sourire grandement contrit, avant de promettre de rembourser, puisque c’est tout de même la moindre des attentions après un tel passage destructeur. « Ahah, mais non, ne vous en faites pas… C’n’est pas très important… » Il est certain qu’il va survivre à cette perte de tissu mais, tout de même… Elle se sent mal, terriblement gênée même. Enlaçant ses propres bras pour se rassurer, elle grimace avant de reprendre la parole : « J’ins-siste. » Est-ce qu’elle pourrait retrouver exactement le même modèle ? « Quel maga-sin ? » Demande-t-elle en plissant légèrement les sourcils, désireuse de réparer sa bévue féline.

Mais alors qu’il aurait pu, d’une manière tout à fait légitime, lui demander de déguerpir… « Maintenant que vous êtes là et que vous êtes … vous… Est-ce que cela vous tente de manger ce plat avec moi ? » Plutôt surprise de l’invitation qu’elle n’attendait pas, Milena hausse ses sourcils en écarquillant légèrement ses yeux, avant d’hocher son menton de haut en bas en affichant un large sourire réjoui. « Avec plai-plaisir ! » Mais hors de question de le regarder faire ! Se rapprochant d’un pas, elle se positionne à côté de lui en disant, joviale : « Je veux ai-der. »

Le moins que l’on puisse dire, c’est que même si Aaron n’est pas un chat, il sait à merveille retomber sur ses pattes ! En le voyant reprendre calmement sa tambouille après avoir découvert un chat suspendu aux rideaux de son salon pour fuir le chien hargneux à ses trousses, et découvert ensuite que le dit chat n’en était pas un, Milena se dit qu’il doit être habitué aux situations rocambolesques, si bien que celle qu’il vit présentement ne le perturbe pas le moins du monde. Un pompier ? Un militaire ? Un policier ? Les possibilités sont immenses et la jeune femme ne se sent pas assez familière pour lui poser ouvertement la question, même s’il l’invite à partager son repas avec une simplicité tout à fait déconcertante. Tourné vers les autres, tolérant, pas rancunier, généreux… Est-ce qu’elle vient de tomber (au sens figuré, cette fois) sur un vrai gentil ? Elle n’en a jamais vraiment rencontré alors la comparaison est difficile, mais elle note qu’il a l’air digne de confiance.

Désireuse d’aider et de ne pas simplement profiter de la bonne nourriture préparée avec soin, la brunette lui adresse un sourire chaleureux en prenant les assiettes et les couverts, les tenant entre ses deux mains et les portant contre son buste féminin avant d’aller les disposer convenablement sur la table prévue à cet effet, non sans zieuter parfois en direction du chien qui reste tranquille. « Je pe-peux faire autre cho-o-se ? » Demande-t-elle d’une voix enjouée en revenant auprès de lui, se montrant disponible et volontaire s’il accepte son aide, sinon elle l’observe simplement faire, elle qui est piètre cuisinière.

Les deux se retrouvent bien rapidement assis l’un en face de l’autre à table, et la jeune femme regarde d’abord le contenu alléchant de son assiette avant de redresser le menton vers son sauveur et cuisinier, en ayant l’air véritablement ravie d’être en sa compagnie, même si elle ne s’attendait sûrement pas à finir la matinée ainsi. « Merci ! » Tapotant le bout de ses doigts l’un contre l’autre en signe d’impatience, puisque l’odeur qui s’élève de son assiette est assurément délicieuse, elle s’empresse de se saisir de sa fourchette pour goûter le plat, qui est une pure merveille. « C’est délici-eux ! » Sincère, elle plisse légèrement ses paupières sous son sourire joyeux, avant d’entendre sa question. « Que en chat. » Finissant de mâcher, elle tend son poignet gauche en direction d’Aaron, lui montrant le jonc en argent qui ceint son bras gracile. « Grâce à lu-lui. » Ce serait trop long à expliquer verbalement alors, s’il demande plus amples informations, elle lui mime le geste de l’écriture afin de réclamer de quoi le faire, sinon, elle pioche de nouveau dans son plat pour une autre bouchée. « Vous êtes flic ? » Demande-t-elle en reposant son regard sur lui, véritablement curieuse d’en apprendre plus à son sujet.