[Civil] Jun - Sirène misérable

Maman, elle n'est pas restée bien longtemps sur les photos de famille. La vie à Auburn en Alabama, ce n'est pas exactement la même chose que le rêve américain qu'on vous vend dans les films hollywoodiens. Si le divorce a eu le mérite de ne pas être fait dans les cris et les larmes, il est à noter tout de même que l'exe madame Goodfellow a refusé la garde de l'enfant. Probablement parce qu'une fois de retour de l'autre côté du pacifique, mère célibataire d'un fils à moitié caucasien ça ne fait pas spécialement bien sur le CV. Autre pays, autres mœurs. Japon encore bien fermé au niveau des idées et population très homogène où le gamin ne se sentirait pas à sa place. "C'est pour son bien", l'argument qu'elle a avancé lorsqu'il a bien fallu confier le bébé a un des deux parents. Aucun des deux ne semblait en vouloir, mais Madame a plus convaincu que Monsieur que la parentalité ne lui allait pas au teint. C'est papa tout seul qui s'en est donc occupé un temps.

Il y a ensuite eu Caroline, avec qui papa s'est remarié mais que le petit Jun n'a jamais appelé maman. Pas qu'il ne voulait pas. C'est plutôt elle qui n'en avait pas envie. Caroline était là uniquement pour Chris, et elle s'est assurée de bien le faire comprendre. Sa place dans le foyer en tant que Madame Goodfellow (deuxième du nom, précise toujours Jun, qui préfère en rire qu’en pleurer) sera vite assurée en donnant naissance à une petite fille.
Une enfant tout à fait ordinaire, à qui elle passera tout. Si les enfants demandent parfois à leur parents s'ils ont un favori, c'est parce qu'ils s'attendent à recevoir "bien sûr que non mon ange" pour réponse. Jun ne s'est jamais risqué à demander, sachant très bien qu'on lui répondrait "Laura". C'est relativement évident qu'on préfère sa petite sœur. Lui ne parle pas, ou quasi pas. Si bien qu'au spectacle de Noël à l'école primaire (où bon gré mal gré le père et la belle mère se sont déplacés), on lui confiera le rôle très important du buisson. Laura est plus vive que lui, plus affectueuse. Jun a pris l'habitude de s'occuper seul. De dessiner, de jouer dans son coin avec ses petites voitures ou juste de grimper dans les arbres sans demander son reste. Sans jamais rien demander, en réalité. L'attention, il n'est pas habitué à en recevoir. Si bien qu'il estime ça normal, d'être invisible. Encore plus quand on s’évertue à lui rappeler qu’il est anormal. Un gène en plus, un ADN différent. Il n’a jamais cherché à vraiment comprendre la logique biologique, mais le fait est là : il est un mutant. Belle maman Caroline lui a même interdit de chanter des berceuses à sa petite sœur, qui en devient léthargique. Alors, Jun se fait tout petit. Autant qu’il le puisse, lui qui dépasse déjà ses camarades de classe d’une tête.

C'est lorsque l'inverse se produit, qu'on commence à lui porter un peu trop d'intérêt, qu'il se sent finalement le plus déconcerté. Jun est âgé de 15 ans, Laura en a 12 et la famille quitte l'État de l'Alabama pour se rapprocher du côté maternel. Direction l'État du New Jersey où personne ne les connaît, les Goodfellow. Les ados du Lycée n'ont pas encore baissé les bras avec lui, n'ont pas encore pris l'habitude de l'ignorer depuis l'école primaire. Ici, il n’est pas Jun le muet, interprète du buisson. On le remarque pour une fois, lui, le petit nouveau du coin. Les filles s’intéressent à lui et c’est bien la première fois que ça lui arrive. Parce qu’il est tout de même mignon, relativement grand et un brin mystérieux à ce qu’il paraît. Si l’on pourrait croire qu’il se serait renfermé, trop stimulé par l’attention qu’on lui porte soudainement, l’inverse s’est produit. Jun, il est enfin sorti de sa coquille. Il rigole volontiers et apprécie d’avoir sa petite cour de suiveuses. Il prend Chloé à son bras, la plus jolie du lot, puisqu’il y a du choix. Il y a enfin les bêtises d’adolescent, la fausse carte d’identité pour acheter de l’alcool et aller aux fêtes organisées quand les parents ne sont pas là. Papa et belle maman commencent enfin à réagir et ça y est, l’attention arrive enfin. Négative, mais tout de même, on fait attention à lui désormais.

S'il y a effectivement Cholé, qu'on les qualifie déjà de High school sweethearts tous les deux, il y aussi Adam. Adam que Jun regarde, sans vraiment trop savoir ce qu'il ressent. C'est à croire que l'autre garçon n'est pas plus certain de ses émotions. Mais la bavure arrive : on les retrouve tous les deux, le soir du bal de promo. Les cavalières abandonnées, le scandale de l'année quand on les surprend à se bécoter à l'arrière du gymnase. On leur demande des explications, à tous les deux. Et Jun avoue qu'il n'aurait pas dû fredonner par dessus une chanson d'amour un peu niaise, lorsqu'il était parti chercher un verre avec Adam. Que c'est de sa faute, que l'autre n'y est pour rien. Jun avoue qu'il est anormal. Pas parce qu'il aime un autre garçon -quoique, le doute traversera tout de même son esprit d'adolescent confus-, mais parce qu'il est né avec un ADN différent. Persuadé injustement d'avoir forcé l'autre à ce rapprochement, sans vraiment savoir lui-même qu'il ne peut que susciter une émotion déjà présente chez autrui. Jeune mutant qui n'a pas compris les rouages de son pouvoir de sirène.

L'état du New Jersey déserté, par honte et par remords. Le regret d'avoir tout fait foirer, de ne pas avoir su contrôler ses propres émotions. De ne pas avoir réussi à se cacher, d'avoir fait exploser la vérité lors du bal de promotion marquant la fin de la scolarité. New York, ce n'est pas le bout du monde. C'est pourtant assez loin pour Jun, assez peuplé aussi pour disparaître dans la foule. Des études de concepteur sonore entreprises, afin de manipuler les sonorités ambiantes. Une place dans un petit studio de jeux vidéo trouvée, pour foutre les jetons aux joueurs adeptes d'horreur. Jun enregistre des portes qui grincent, use de son imagination pour les bruits des monstres divers et variés. Mais jamais il n'utilise d'enregistrement de sa propre voix, pas même lorsqu'on lui confie le chant des sirènes.

Jun, il refuse d'utiliser de nouveau son pouvoir pour en attirer d'autres. Parce que ça se termine toujours en eau de boudin. Il doute d'être aimé pour ce qu'il est plus que pour sa voix envoûtante. Il demande toujours plus d'attention à l'autre, pour qu'on lui prouve à quel point on l'aime. Il devient vite étouffant, Jun. Et puis il ne fait pas bon, en ce moment, d'avouer qu'on est un mutant. Il faut croire qu'être un super héros venu d'une autre planète, ou encore quelqu'un victime d'expériences scientifiques... C'est bien vu du public. Mais être né différent ? Les attentats de Septembre lui ont glacé le sang. Pour vivre heureux, vivons cachés. Vivons muets.