[Terminé] Se dévoiler au milieu du chaos

Après des jours d’errance dans son appartement en désordre, ne sortant de son lit que pour se traîner dans la salle de bain et la cuisine, Ezekiel avait retrouvé un peu de lumière au milieu de son ciel si sombre : Alice, celle qui était comme sa petite soeur, venait de lui revenir. S’il avait d’abord cru que son agresseur venait achever sa sentence, il avait été divinement heureux de voir le visage de l’adolescente dans l’entrebâillement de la porte ; c’était elle, le petit oiseau blessé et tombé du nid, qu’il avait ramassé par hasard, et qui ne l’avait plus quittée depuis. Sa présence, sans qu’elle ne le sache, parvenait à apaiser ses angoisses… Il n’était plus seul. Et il n’aurait voulu personne d’autre à ses côtés.

« Je te laisse choisir le film, après tu vas râler en disant que je n’ai aucun goût. » dit-il en se laissant tomber sur le canapé, lui envoyant la télécommande pour lui signifier que c’était non négociable : elle allait encore dire qu’il ne regardait que des films de vieux. Et là, il n’était pas en état de subir un tel affront ! La jeune fille avait donc choisi le film et, heureusement pour elle d’ailleurs car, au bout d’une dizaine de minutes, le mutant s’était endormi, la nuque renversée sur le dossier du canapé, les paumes ouvertes sur ses jambes tendues. Épuisé par le stress, l’angoisse et la douleur, mais également assommé par les médicaments, il n’avait pas eu besoin de longtemps avant de sombrer ; ceci aurait pu être un épisode amusant mais, alors qu’il dormait depuis une vingtaine de minutes, Ezekiel avait commencé à sursauter dans son sommeil. Ce fut d’abord son bras qui avait tressailli, se relevant et crispant sa main tandis qu’il fronçait ses sourcils, n’émettant encore aucun bruit. L’expression de son visage témoignait de son rêve peu agréable car, si ses sourcils étaient déjà froncés, il avait commencé à tourner son menton de gauche à droite en murmurant des petits « non » suppliant, son corps de plus en plus traversé par des spasmes…

Derrière le voile de ses paupières clos, il revivait la scène de son agression mais le souvenir était distordu, flou et entremêlé, impossible à suivre. Il faisait gris, les images étaient imprécises et la seule chose qui était palpable était ce sentiment de terreur, cette peur tordant les entrailles en même temps qu’une douleur affligeante, une douleur insupportable. Puis, dans le chaos et la confusion, deux billes rouges se mirent à briller, ne faisant qu’accentuer l’horreur de la situation. Cauchemar ou souvenir ? Sa mémoire éraflée n’en était pas tout à fait sûre…

Lorsque le générique Disney apparaît sur l’écran de télévision, Ezekiel baisse légèrement le menton tout en ouvrant la bouche avec exagération, regrettant presque aussitôt d’avoir confié le choix du film à Alice mais, le regret ne dure pas bien longtemps sur son visage : devant la joie de sa complice, il s’attendrit presque aussitôt et lui lance un sourire suave, avant de s’enfoncer un peu plus dans le canapé. « Me voilà en train de regarder un dessin animé… » marmonne-t-il d’une voix faussement plaintive sans lâcher l’écran des yeux, juste pour le plaisir de charrier la petite brune qui est logée à côté de lui.

Mais entre le film et la fatigue pesant sur ses épaules, le chevelu ne tient pas longtemps avant de céder à l’appel du sommeil et s’endort une dizaine de minutes plus tard, le coeur plus léger et l’esprit serein, heureux de savoir que sa protégée est en sécurité, avec lui. Lequel rassure le plus l’autre en cet instant ? Difficile de le dire.

Mais la quiétude de son sommeil est rapidement troublée par sa mémoire ravivée, car l’onde de choc est passée : maintenant que le traumatisme n’est plus aussi frais que la veille de l’agression, les souvenirs remontent à la surface, apparaissant de plus en plus nettement sur le lac de ses pensées mais… Penché au-dessus de l’eau, il ne les identifie pas encore comme tels. Un cauchemar, cela ne peut être qu’un cauchemar.
Dans son sommeil, une étrange créature aux yeux rouges se tient en hauteur, terrifiante par la peau brûlée qu’elle arbore et par les ailes immenses qui composent son squelette humanoïde. Dans la noirceur, on ne discerne rien d’autre que l’éclat vermeil de ses pupilles, et l’atmosphère est si froide qu’on tremble à la fois de froid et de peur. Ensuite, vient la douleur. Des coups, de la terreur, de l’incertitude. Il a l’impression d’être fait prisonnier une seconde fois mais, ce soir, c’est dans son esprit : s’il croit avoir oublié, c’est faux. Il se souvient. Et tous les souvenirs remontent à la surface avec, pour témoin, Alice : elle peut voir l’homme aux yeux rouges qui martèle le corps du bouclé, qui hurle d’une souffrance terrible sans pouvoir se défendre.

Le cauchemar, déjà mille fois vécu dans son sommeil, s’ouvre une nouvelle fois dans le théâtre de son esprit : il sait ce qu’il va se passer, il sait ce qu’il va ressentir, mais cela ne ternit point la douleur et la peur qu’il éprouve, redoutant et espérant à chaque instant la suite tragique qui va en découler : l’errance, la chute terrible dans l’inconscience. Il va sombrer, il le sait aussi, et cela le terrifie en même temps que cela le console car la délivrance s’allie avec le coma, prison de l’esprit qui immobilise le corps. Mais pour ne plus rien ressentir, il doit encore éprouver les coups, la douleur, la peur, la colère… Toujours les mêmes émotions. Toujours les mêmes sentiments.

Intérieurement, il supplie pour que cela cesse, pour que le démon aux yeux rouges arrête de le torturer ainsi, mais rien n’y fait. Il n’entend même pas le cri d’Alice, et ne ressent guère sa présence ; la brutalité des coups le retient en otage. Ce n’est que lorsque son assaillant lève les yeux vers elle que le mutant reprend son souffle, s’étonnant du changement de scénario… Ce n’est pas ainsi que le cauchemar se joue d’habitude, alors à la surface, il fronce davantage ses sourcils en remuant légèrement. Qu’est-ce qui se passe ?! Il aimerait poser la question mais aucun son ne sort de sa bouche. Muet, il reste immobile dans son rêve, bloqué dans son propre esprit, témoin silencieux et inconscient des nouveaux pouvoirs de sa protégée…

Le souvenir, vécu sous forme de cauchemar, était aussi effroyable que la première fois ; c’était presque saisissant de se rendre compte qu’il se souvenait des moindres détails de son agression en cet instant, mais que sa mémoire lui faisait cruellement défaut lorsqu’il était éveillé. Tout était orchestré dans la réalité, et s’il avait entendu la douce voix d’Alice dans son calvaire, il n’avait guère eu l’opportunité de lui répondre ; presque inconscient sous le craquement de ses os, il avait basculé dans l’obscurité peu de temps après… Une sorte de délivrance. Au moins, il avait cessé de souffrir.

Les sourcils froncés, le corps tendu, les mains crispées, la bouche entrouverte, il avait l’expression de la douleur marquée au visage ; en s’éveillant, il lui avait même fallu quelques secondes pour se rendre compte que la douleur n’était plus, qu’elle n’avait existé que dans son esprit… Papillonnant longuement des cils, il avait relevé un regard brumeux sur sa protégée, ayant l’air de ne pas comprendre ce qui venait de se produire. Se hissant péniblement sur ses coudes, la bouche sèche et la gorge pâteuse, il tente de remettre de l’ordre dans son esprit et se hasarde à demander, d’une voix étouffée : « Je… Je me suis endormi ? »

Le réveil n’avait pas été brutal mais Ezekiel avait l’impression d’avoir été compressé par de lourds engins durant son sommeil. Sa tête lui semblait contenir du plombs et ses yeux le piquaient atrocement mais, pire encore, il ne se souvenait que trop vaguement de ce qu’il venait de vivre ; il avait fait un cauchemar avec son agresseur, comme bien souvent, mais… Cette fois, il y avait eu quelque chose en plus. Un élément de vérité qu’il n’avait jusqu’ici jamais vécu dans un rêve. Car ce n’était pas un rêve. Mais un souvenir. Un odieux souvenir. « Euh… Pas trop. » Avait-il avoué en fronçant durement ses sourcils, ses yeux papillonnant quelques secondes pour lui permettre de rassembler ses idées mais… En vain. Tout était trop vague, trop flou. Il n’arrivait pas vraiment à comprendre ce qui venait de se produire. Et les mots d’Alice ne l’aidèrent pas vraiment à comprendre…

« Tu es rentrée dans ma tête ? » Avait-il répété d’un ton incrédule, l’un de ses sourcils se haussant sur la surprise, mais très vite, il avait réalisé que sa petite protégée avait les yeux blancs et qu’un filet de sang s’échappait de son nez, lui faisant rapidement oublié le détail précédemment énoncé. « Alice ! » S’était-il écrié en se redressant du mieux qu’il le pouvait, sa main hasardant à trouver un mouchoir pour essuyer le sang tandis qu’il fixait ses yeux blafards avec effroi, lui demandant alors, réellement inquiet : « Qu’est-ce qui t’arrives ?! » Il a entendu qu’elle avait vu son agresseur mais, qu’importe, il lui demandera des comptes plus tard ; il voulait d’abord s’assurer qu’elle allait bien car, s’il avait déjà perdu sa soeur jumelle, il ne voulait pas perdre celle qu’il venait d’adopter… Pas encore.