Lorsque l’on arrive au Morgan Stanley Building, on se retrouve au pied d’un gratte-ciel de 42 niveaux. La base de la tour est un large complexe d’une dizaine d’étages. Les extérieurs pénètrent forcément par un accès piéton puis font face à un accueil. Sept hommes dont six avec fusil d’assaut montent la garde. L’hôte ou l’hôtesse demande aux arrivants leur identité puis leur motif de visite. Les choses peuvent prendre un peu plus de temps pour les visites imprévues que pour les prévues. Ces dernières voient simplement l’agent d’accueil vérifier le motif puis transmettre un badge invité. Ensuite, les extérieurs doivent passer par un check-in. Ils commencent par se délester de leurs effets personnels dans une bannette puis passent sous un détecteur de métal tandis que lesdits effets sont scannés ; comme dans un aéroport. Un test Trask attend au niveau de la récupération des affaires, signalant la présence d’un être aux ondes mentales différentes des humains ; comme un mutant, qu’il soit artificiel ou naturel. Si le détecteur signale un individu à pouvoirs, l’agent en charge du scanner lui demande de mettre un collier anti-pouvoirs et l’avertit que toute utilisation volontaire entrainera une impulsion électrique incapacitante ; comme un pistolet Taser.
Après avoir reçu son badge invité et son collier anti-pouvoirs, Jenkins se voit réclamer d’attendre. Un agent va venir l’escorter. Une agente, plus précisément. Une adolescente, d’apparence, avec une tignasse de cheveux châtains et une veste de tailleur dont elle sort sa plaque d’identification du SHIELD qu’elle tend au-dessus de sa tête face à celui qui mesure une quarantaine de centimètres qu’elle. C’est sa manière de dire "bonjour" comme de faire les présentations : FONSEC Sophie, Titre AGENT. Le temps n’est pas laissé de lire le reste.
« Chu vôtre guide. Vous m’suivez sans rien dzire. »
Le check-in passé, on arrive dans un grand hall agencé autour d’une statue avec le symbole du SHIELD. Des panneaux guident vers les bureaux d’interview, pour les civils, ainsi que la cafétéria, l’infirmerie ou les laboratoires. De nouveaux gardes sont présents ici, notamment au niveau des points permettant d’accéder aux ascenseurs et escaliers. L’agent Fonsec utilise son badge pour appeler l’un des premiers avant d’attendre son arrivée en posture de repos militaire. Posture qu’elle garde une fois à l’intérieur.
« Lôborôtoères. »
L’ordinateur de bord confirme la demande, une fois la voix identifiée. Il monte ensuite de quelques étages, pas suffisamment pour aller dans la tour, puis ouvre ses portes sur un petit vestibule d’où partent plusieurs couloirs. Il faut attendre un instant que la caméra analyse le visage de l’agente pour que les double-portes vitrées et coulissantes devant l’un des couloirs s’ouvrent. Il n’y a aucune fenêtre ici tandis que toutes les portes sont vitrées afin de permettre aux patrouilles armées de jeter des coups d’œil aisément. Si les premières pièces se révèlent ainsi être des salles médicales, les plus éloignées sont des bureaux. Sur l’une des portes est marqué, à la verticale, "C. Orchent Ph.D., R&D".
Il s’agit d’une pièce en L, avec la porte donnant sur la petite partie. Deux fenêtres newyorkaises éclairent un environnement étonnamment chaleureux : planché et mobilier de bois, incluant un large bureau avec ordinateur intégré et deux armoires à portes vitrées remplies de dossiers papiers. J’attends sur le siège de cuir clair à haut dossier, penchée vers l’écran d’ordinateur qui se trouve dans mon bureau et relisant les informations disponibles sur Luke Hunt une dernière fois.
Comme précédemment, mes cheveux sont réunis en un chignon bas aussi serré que strict. Mon tailleur noir à pantalon s’accompagne d’une chemise blanche boutonnée jusqu’en haut. Mon visage est maquillé avec fond de teint, rouge à lèvre et eyeliner. Devant moi, le plan de travail est rangé. Seuls s’y tiennent la lampe de chevet éteinte et le téléphone filaire obligatoire. Une vitre permet de voir un écran intégré, dont le tiroir du clavier repose sous le plan de travail. Mes coudes sont sur ce dernier et mes poings se joignent pour appuyer mes index contre mes lèvres. Je suis assise de l’autre côté du bureau. Mes yeux quittent le vide pour passer sur la chaise en face de moi puis remonter jusqu’à la porte vitrée lorsque Fondsec toque à celle-ci.
Mon visage quitte mes mains sans acquérir d’expression alors que je me lève. Un acquiescement neutre permet à l’agente de niveau d’accréditation 6 de savoir qu’elle peut faire entrer l’Héritier.
« Agent Fondsec, merci. Vous pouvez disposer. »
Elle me salut de la tête et sans un mot avant de s’en retourner. Je tourne mon visage vers Jenkins. Mes bras se croisent sous mon buste.
« Salutations monsieur Jenkins, dis-je d’une voix neutre. Prenez une chaise et installez-vous. »
Notre accord a été conclu deux jours plus tôt. Jenkins a passé l’après-midi du premier et la journée du second avec sa mère en Angleterre. Nous avons surveillé toutes leurs actions. J’ai profité de la nuit pour contacter mes parents. La City contient de nos propriétés en plus d’être importante pour le Club de Londres ; le Trust familial qui contrôle Orchent Enterprises qui détient les possessions matérielles employées par les filiales de l’Empire Orchent.
« L’objectif des séances de suivi global est de faire le point sur votre semaine, explique-je une fois rassise avec les mains croisées devant moi. Nous allons également clarifier les attentes vis-à-vis des suivis psychologiques et scientifiques lors de celle-ci. »
Je marque une pause pour baisser les yeux vers l’écran. La fonction dictaphone du logiciel de traitement de texte est effective.
Une nouvelle fois, l'agent Caelestis a tenu parole. Ils m'ont ramené au pays, auprès de ma mère. J'ai pu allumer la première bougie du chandelier avec elle. J'ai pu la serrer dans mes bras. Nous n'avons échangé que des banalités, sachant que nous étions sur écoute, sous surveillance constante. Mais j'ai pu la revoir. Elle a pu voir que j'allais bien. Enfin… que je n'étais pas mort.
Puis ils m'ont ramené aux Etats-Unis. M'ont conduit dans un appartement à Manhattan, mon nouvel appartement. Je n'ai pas eu besoin de faire une fouille approfondie pour savoir qu'il était truffé de caméras et de micros. Ils m'ont donné l'adresse et l'heure de mon premier rendez-vous de suivi avec l'agent Caelestis, plus quelques consignes basiques que je n'ai pas le choix d'appliquer. Je n'ai presque pas fermé l'œil de la nuit.
Au matin, avant que le soleil ne se lève, je suis allé courir. J'ai fait du repérage. L'immeuble du S.H.I.E.L.D. n'est pas très loin de mon nouveau "chez moi". Pratique. Je suis à leur disposition n'importe quand, comme ça. Je suis rentré prendre une douche, me suis habillé. Ils ont retrouvé quelques vêtements personnels dans l'ancien appartement que j'occupais à New York avec mon ancien superviseur. Jean noir, tee-shirt, blouson de cuir noir, rangers noires. Sobre, sombre, sans fantaisie.
J'entre dans le Morgan Stanley Building à 9h pile. A l'accueil, j'explique qui je suis et pourquoi je suis là. J'ai un rapide coup d'œil vers les gardes armés, en songeant qu'un geste me suffirait pour leur retirer leurs fusils. Ce n'est qu'une pensée, évidemment. On me donne un badge d'invité puis je passe sous le portique après avoir retiré de ma poche la clé de l'appartement, seul objet que j'ai amené. Je grimace lorsqu'on me tend un collier et qu'on m'en rappelle le principe. Je réponds d'ailleurs avec une amertume non dissimulée :
« Je suis familier du fonctionnement. »
On me demande d'attendre, mais l'attente n'est pas longue. Une petite femme aux traits presque enfantins se présente à moi, ou plutôt me colle sa plaque sous le nez, avant de me parler avec un accent qui m'écorche les oreilles. Wah, c'est donc ça l'accent canadien. Quelle horreur. Je la suis sans rien "dzire", de toute façon je n'ai clairement pas envie de faire la conversation avec elle. J'observe. Je me demande comment le système de commande de l'ascenseur peut comprendre ce qu'elle raconte.
Nous arrivons devant le bureau de l'agent Caelestis, qui a désormais un nom : Orchent. Orchent... Pourquoi ai-je l'impression d'avoir déjà entendu ce nom quelque part ? Un rapport confus avec le show-business, ou la finance… C'est probablement sans intérêt. Son bureau est bien plus chaleureux qu'elle. Elle me reçoit les bras croisés, mais en prenant tout de même le temps de me saluer. Je prends sa proposition comme un ordre et m'assieds sans dire un mot, le visage fermé, le dos droit et les mains posées à plat sur mes cuisses. Elle me fixe et me parle. Je la fixe et l'écoute.
Faire le point chaque semaine. Pour le moment il n'y a pas grand chose à dire, vu que l'on s'est vus hier, même si nous n'avons pas parlé ensemble lorsque nous étions en Angleterre. Clarifier les attentes vis-à-vis des suivis psychologiques - celui que je redoute - et scientifiques - celui qui me donne encore la désagréable impression de n'être qu'un cobaye. Lorsqu'elle me demande par quoi je souhaite commencer, je hoche la tête et réponds sobrement :
« Clarifier les attentes. »
Il y a bien une chose que je compte lui demander, mais je vais attendre qu'elle ait d'abord exposé tout ce qu'elle a à me dire.
Jenkins a l’air fatigué. Parmi les raisons explicatives de cela se trouve le traumatisme que représente la détention au Raft. Ce n’est pas la seule. Il n’y a que rarement une unique raison à quoi que ce soit. En parlera-t-on ? Nous verrons.
Jenkins est vêtu selon les standards de la classe moyenne. Tout en achrome noir. Cela lui va bien. Au physique comme au mental. Le contrepoint est le gris de son collier anti-pouvoirs comme le blanc de son badge. Le crème de sa peau comme le bleu de ses yeux et le blond de ses cheveux.
Jenkins est silencieux. Il s’assied sans un mot. Sans une courtoisie. Sans une expression. Peut-être ai-je été trop soft envers lui. Peut-être faudrait-il resserrer les vis avant qu’il ne se sente pousser des ailes au point de péter un boulon.
« Clarifier les attentes, est le choix qu’il fait vis-à-vis de mes propositions.
- Ainsi soit-il, réponds-je sobrement. J’attends de vos que vous puissiez avoir la froide politesse des britanniques en plus d’être l’outil que des britanniques ont fait de vous. »
Est-ce que cela inclut le "madame" ? Non. Tout de même pas.
« Mon prénom est "agent" ainsi m’appellerez-vous "agent Orchent". Est-ce clair ? »
La bonne réponse est "oui agent Orchent". Nous n’avancerons pas tant qu’il ne l’aura pas dit. Je n’ai pas fait carrière mais j’ai tout de même fait mon service militaire. Je sais comment cela se passe.
« Bien, conclus-je lorsqu’il a enfin obtempéré. Quelles sont vos attentes vis-à-vis des suivis proposés par le SHIELD, monsieur Jenkins ? »
Peut-être s’attendait-il aux attentes du SHIELD envers lesdits suivis. Il va être déçu si tel est le cas. Les agents de niveau d’accréditation 1 n’ont accès qu’aux informations utiles pour leur travail et non aux objectifs de celui-ci. Jenkins est de niveau d’accréditation 0. Nous arriverons à faire encore plus simple que "fais ça et pose pas de question". "Fais ça et tais-toi". Ce qui est contreproductif avec la demande de politesse mais réfléchir c’est commencer à désobéir. Dans le doute, tu fermes ta gueule. La règle des 5C : C’est Con C’est Comme Ça. La pratique de la PIPE : Pas d’Initiative, Pas d’Emmerdes. Ah… que de souvenirs.
L'agent Caelestis ne perd pas de temps avant de me recadrer, expliquant qu'elle attend de moi que je me montre poli avec elle. Poli, pas amical. Heureusement. Le flegme britannique me convient bien. Il est vrai que je ne l'ai pas saluée. J'y prendrai garde, à l'avenir. Quant à sa question, j'y réponds sobrement, toujours sans montrer une quelconque émotion :
« Très clair, agent Orchent. »
Elle ne me donne pas son prénom, et d'ailleurs je ne comptais pas l'utiliser. Je m'en fous pas mal de savoir comment elle s'appelle. Son nom me suffit pour communiquer avec elle. Le rapport d'autorité est établi. Il l'était déjà, en soi, et je l'accepte sans broncher. Je suis habitué à ce genre de rapports. J'étais un soldat au sein des Héritiers. L'attitude de l'agent Orchent ne me dépayse pas. Elle est même rassurante, en un sens.
La question suivante me désarçonne et j'en fronce les sourcils avec un air pensif, presque soucieux. Je m'attendais à ce qu'elle me parle des attentes du S.H.I.E.L.D. à mon égard et non à ce qu'elle me demande les miennes. Quelles sont mes attentes ? C'est une bonne question. Qui nécessite quelques instants de réflexion avant que je ne réponde.
« Et bien… Pour le suivi scientifique, je m'attends à ce que vous fassiez des tests pour analyser les effets du sérum sur mon corps. Pour le suivi psychologique... »
Je m'attends à ce qu'il soit pénible. Je m'attends à ce qu'on me pose de nombreuses questions auxquelles je n'aurai pas du tout envie de répondre. Je m'attends à ce qu'on me pousse à nouveau dans mes retranchements. Je m'attends à détester ce qu'il ressortira de ces séances.
« Je pense que votre programme vise à m'envoyer sur le terrain, pour effectuer des missions peu recommandables, le genre de missions que vous ne pourriez pas confier à vos agents normaux. Je m'attends donc à ce que le suivi psychologique vise à déterminer si je suis un élément stable et fiable. »
Je gigote légèrement sur ma chaise, sans m'en rendre vraiment compte. Je ne suis pas à l'aise avec la demande qu'elle m'a faite, et encore moins avec le fait d'y répondre. Je ne suis pas habitué à ce qu'on me demande mon avis. J'ai peur de dire des conneries.
« Mon prénom est "agent" ainsi m’appellerez-vous "agent Orchent". Est-ce clair ?
- Très clair, agent Orchent. »
Cela compte comme un "oui". C’est donc une bonne réponse. Nous allons pouvoir avancer selon mes prévisions. Ma question le surprend. Anticipé. De quoi limiter ma nostalgie ; sous réserve que s’en soit réellement. Cela n’a aucune importance : je suis pleinement là en plus d’être capables de faire plusieurs choses à la fois.
Suivi scientifique : tests pour analyser les effets du sérum sur son corps. Il s’agit de ce qu’il s’attend à ce que l’on fasse et non ce qu’il attend que l’on fasse. Hors sujet.
Suivi psychologique : vise à déterminer s’il est un élément stable et fiable. Il s’agit de ce qu’il s’attend à ce que l’on fasse et non ce qu’il attend que l’on fasse. Hors sujet.
« Votre incapacité à parler de vos attentes vis-à-vis des suivis me laisse comprendre que vous n’en avez pas. »
Ce n’est pas un reproche mais un constat. J’ai vu le malaise. Je vois le malaise.
« Vous avez en partie raison pour le suivi scientifique. Nous allons continuer de chercher un moyen de stabiliser votre corps sans la présence du sérum. Nous allons étudier le fonctionnement de vos pouvoirs. Nous allons peut-être même vous perfectionner dans ceux-ci. »
Une pause alors que je le fixe puis soupire.
« Ce qui ne devrait pas être très difficile. Donner un arc à un télékinésiste ? Sérieusement ? »
Les héritiers ne cesseront jamais de m’impressionner dans le mauvais sens du terme. J’ai cependant déjà été clair avec Joshua Jenkins sur ce que je pensais de leurs achèvements en comparaison avec les outils qu’ils avaient mis au point.
« Vous avez en partie raison pour le suivi psychologique. Il faut cependant ajouter à la partie "évaluation" dont vous parlez une partie "suivi". Progression. Sait-on jamais qu’il y ait des possibilités de vous réinsérer dans la société. »
Je ne soupire pas cette fois. Je n’exprime rien. Je n’y crois pas mais je ne crois pas non plus que Jenkins va forcément échouer. Il a grandi dans une secte. Des gens s’en sortent. D’autres non. A voir l’impact que l’on aura sur lui. Qu’aura l’accompagnement du docteur Emerson. Il y a beaucoup trop de variable pour se prononcer.
« Mon programme vise à offrir une liberté conditionnelle à des criminels que l’on juge en capacité de se réinsérer. Criminels dont les compétences sur le terrain peuvent effectivement être employées à bon escient par la SHIELD. Moins pour des missions peu recommandables que pour des missions où l’on préfère éviter de risquer les vies d’agents "normaux". »
Je marque un nouvel instant pour qu’il réalise.
« Vous avez accepté de sacrifier votre vie avec l’injection. Rien d’inhabituel pour vous donc. »
Il n’y a aucun sarcasme dans cette déclaration. Simplement l’énoncé d’un fait. Jenkins savait que les choses seraient ainsi. Cela fait parti des attentes qu’il nous prête et il a prouvé marquer des points dans leurs énoncés. Il n’imagine simplement pas ce que l’on peut faire pour lui. Il n’en a probablement pas l’habitude.
« Les missions seront cependant une infime partie de votre horaire. Les entrainements devraient en occuper une plus grande fraction. Reste à voir ce que vous ferez des temps "libres" entre cela. »
Je croise les doigts et appose les mains sur le bureau. Je fixe Jenkins.
« Je suppose que vous n’avez aucune attente vis-à-vis de ceux-ci, monsieur Jenkins. »
Mon "incapacité à parler de mes attentes" ? N'est-ce pourtant pas ce que je viens de faire ? Je ne comprends pas ce qu'elle veut me dire. Mais ce que je redoutais semble s'être réalisé : j'ai mal répondu. Et je ne sais pas pourquoi. Mais je ne la contredis pas ni ne demande d'explications. On ne m'a pas habitué à débattre mais à obéir.
Je continue donc de faire ce pour quoi je suis plutôt doué : écouter. Ainsi, ils espèrent pouvoir à terme me permettre de me passer du sérum. Humm. Ils supprimeraient donc le principal moyen de pression qu'ils ont sur moi ? Je suis dubitatif, mais je ne relève pas. En revanche, je relève le reproche sur mes méthodes de combat et j'y réponds, poliment, pour éclairer sa lanterne :
« En réalité, agent Orchent, j'ai appris le maniement de l'arc bien avant d'acquérir mes capacités spéciales. Je préfère ne les utiliser qu'en dernier recours, lorsque mes aptitudes humaines ne suffisent pas. »
Je ne suis pas de ceux qui font mumuse avec des pouvoirs et les utilisent à tort et à travers. Je ne les vois que comme une arme supplémentaire particulièrement efficace, pas comme une source de plaisir ou de facilité. Si je peux tuer des mutants sans user des mêmes armes qu'eux, j'en tire bien plus de satisfaction.
Ce qu'elle me dit sur le suivi psychologique m'échappe, pour le moment. Je ne vois pas comment je pourrais être "réinséré dans la société". Pour y faire quoi ? Ma vie a été organisée autour d'un but spécifique, et sans lui ou sans des personnes telles que l'agent Orchent pour m'indiquer ce que je dois accomplir, je ne saurais quoi faire.
La suite ne me choque pas. Risquer ma vie dans des missions périlleuses a toujours fait partie de mon quotidien, même si je me suis récemment rendu compte que j'accordais plus d'importance à ma vie que ce que j'avais pu croire par le passé. Mais en effet, comme elle l'annonce, cela n'a "rien d'inhabituel pour moi". Je me contente donc de hocher sobrement la tête.
La suite me laisse de nouveau perplexe. La notion d'entraînement me rassure et j'ai hâte de voir ce qu'elle entend par là. Mais pour ce qui est de mon "temps libre" et de ce que je compte en faire... En effet, je n'en ai pas la moindre idée. Je reste donc silencieux quelques instants, le temps d'y réfléchir, puis je me décide à lui répondre honnêtement. Tant pis si cela me fait passer pour un faible à ses yeux.
« A vrai dire, agent Orchent, je ne suis pas tellement habitué à avoir des "temps libres". Je n'ai jamais vécu seul. Et je me vois mal mener une "vie normale". Mais je ferai ce que vous me demanderez de faire. »
C'est la réponse qui me paraît la plus appropriée, en tout cas la plus logique selon mon mode de vie habituel. Mais j'ai le pressentiment que ce n'est pas ce qu'elle attend de moi. En fait, je ne sais pas ce qu'elle attend de moi. J'aurais préféré qu'elle clarifie ses propres attentes, plutôt que de me demander les miennes.
Surprise. Incompréhension. Acceptation. Je vois les trois étapes chez Jenkins.
"Réfléchir, c’est commencer à désobéir". "Dans le doute, ferme ta gueule". Quelques éléments de survie militaire. Quelques éléments qu’il connait.
Il n’y a aucun doute sur l’arc. Il y a une histoire. Le maniement de l’arc comme précédent l’acquisition des "capacités spéciales". "Capacités spéciales" que Jenkins préfère utilise "qu’en dernier recours, lorsque ses aptitudes humaines ne suffisent pas". Le fait qu’un arc soit plus limité qu’une arme à feu facilite vis-à-vis de l’insuffisance des capacités humaines. La philosophie d’utilisation est néanmoins appréciable. Dommage qu’elle soit si rare parmi les mutants. Beaucoup ne se différentieraient pas d’abord comme mutant et ensuite comme humain si leurs capacités humaines étaient plus importantes pour eux que leurs capacités inhumaines. Heureusement qu’ils ne sont pas sensés vivre dans une société humaine.
Tout comme Jenkins.
Il ne croit pas à sa réinsertion. Je vois le doute. Je n’y réponds pas encore. Cela arrivera.
La secte paramilitaire raciste qui a forgé Jenkins comme sa vision du monde laisse tant de lacunes que c’en est presque désolant. Qui aurait-il été sans eux ? Qui peut-il encore devenir ? Tant de possibilités. Tant d’incertitudes. Cela rime.
« A vrai dire, agent Orchent, entreprend de répondre l’Héritier au fait que je suppose qu’il n’a aucune idée de quoi faire de ses futurs temps libres, je ne suis pas tellement habitué à avoir des "temps libres".
Les quartiers libres sont trop importants pour lui suggérer leur utilisation habituelle chez les militaires : se bourrer la gueule et faire la fête.
« Je n'ai jamais vécu seul. »
Les cours de cuisine sont donc à privilégier.
« Et je me vois mal mener une "vie normale". »
Cela tombe bien puisque c’est rendu quasiment impossible à New York City.
« Mais je ferai ce que vous me demanderez de faire. »
Nous en sommes donc là où j’anticipais que l’on arrive. Je n’ai donc absolument pas bougé : mes doigts sont restés croisés et mes mains sont restées sur le bureau. Mon visage est resté neutre. Et ils le restent.
« Mes préconisations vont à des cours de cuisine et la recherche d’un emploi, réponds-je donc en énonçant des faits. La SHIELD s’occupe de vous pour l’heure mais pouvoir prendre votre indépendance serait un premier pas. »
Les appartements de dotation de la SHIELD ne sont pas ce qu’il y a de plus confortables mais restent hors de prix pour nombre de ses agents. Je déprécie pleinement que plus de soin soit parfois apporté à des gens sous protection qu’à des gens chargés de protéger mais mon avis n’est pas demandé. "Dans le doute, ferme ta gueule". "Réfléchir, c’est commencer à désobéir". Cela vaut aussi pour les affaires internes à la SHIELD.
« Les différents suivis vous éviteront l’isolement social, continue-je par anticipation des problèmes pouvant être rencontrés par un adolescent déscolarisé découvrant ce que la vie en indépendant signifie. J’ai néanmoins une proposition pour vous afin d’avancer dans tous les buts à la fois. Sauf la cuisine. »
Je laisse un instant de suspens avant de reprendre.
« L’association des Amis de l’Humanité dispose d’une application de crowdsourcing nommée Ciel Etoilé. »
Je pense Jenkins déjà au courant de l’existence de mon application mais il ne me semble pas que les Héritiers l’aient utilisée pour désigner leurs cibles ; n’ayant que faire de la précision ou de la retenue. Tant mieux pour moi : cela évite la controverse des mauvais usages d’une surveillance citoyenne au sein d’un pays ou le second amendement garanti la possibilité desdits citoyens à se protéger par eux-même.
« Celle-ci recueille des témoignages citoyens à propos de surhumains usant de leurs pouvoirs en public dans un secteur géographique et du danger qu’ils posent. Cela alimente une base de données qui informe les autres détenteurs de l’application comme les forces de l’ordre. »
Base de données à l’origine créée avec les informations fuitées par Natasha Romanoff lors de la destruction de la SHIELD par l’Hydra ; chose permettant un accès à des dossiers et une méthodologie sérieux dès le départ. Il s’agit somme toute d’une liste similaire à celle des Accords de Sokovie mais faite à l’initiative des citoyens et pour les citoyens ; pas pour essayer de contrôler les individus ayant envie d’utiliser leurs pouvoirs. Le fait que l’ONU ait fait les Accords avant même que l’on ne fasse Ciel Etoilé a été très utile pour nous dans la limite des critiques sur le fichage que cela représente.
« L’objectif est de permettre la communication des informations et de signaler les abus de pouvoirs faits par des surhumains. De permettre aux gens de savoir de qui se méfier et aux forces de l’ordre d’être aussi préparées que possible. »
Point s’il en est important : nous devons aider et facilité la tâche de nos alliés légaux. Pas prendre en main la résolution des problèmes comme si nous étions au Far West. Problème qui se rencontre bien évidemment régulièrement mais toujours d’initiative individuelle et jamais par l’association. Les surhumains qui abusent de leurs pouvoirs tendent à oublier qu’ils se trouvent dans un pays avec plus de 100 armes à feu par habitant. La politique anti-armes de New York State est probablement l’une des raisons que l’état attire autant les êtres à pouvoirs d’ailleurs : ils ont moins de risque d’entrer dans la statistique annuelle des morts par arme à feu ici que dans le Mississippi, la Louisiane et le Wyoming. Sans parler du Texas même si son taux de décès par armes à feu pour 100.000 habitants est inférieur aux précédents ; malgré des nombres finaux supérieurs du fait d’une population supérieure.
« Les analystes de la SHIELD exploitent déjà les données de Ciel Etoilé, explicite-je même si c’est une évidence. Il peut être intéressant d’avoir un consultant qui en récolte ou cherche à approfondir certaines descriptions trop vagues ou manifestement biaisées. Sous réserve qu’il le fasse avec professionnalisme. »
Accueil
