« Maître Kayser ? » Après un court moment de silence, la tête de la principale concernée se lève avec une expression proche de ah-oui-c’est-de-moi-dont-on-parle, qui perdure quelques secondes avant qu’elle ne hausse finalement les sourcils avec un sourire jovial, à la fois curieuse mais aussi emplit d’une certaine fierté : ce n’est que tout fraîchement qu’elle porte ce titre alors, elle a encore du mal à s’y habituer et à répondre du premier coup quand on l’appelle — étrange parce qu’elle sait très bien qu’elle nom elle porte, pourtant. « Oui ? » Demande-t-elle d’une voix claire en se retournant vers la personne qui, traversant la pièce, vient la rejoindre en tenant un livre contre le haut de son corps. Intriguée par cette attitude, elle entoure le dossier de sa chaise de son bras en fronçant légèrement les sourcils, zieutant discrètement les personnes autour d’elle qui, plongées dans la lecture d’un vieux manuscrit, s’agace un peu du trouble provoqué : elle ne s’excuse pas car, ce n’est pas sa faute si on vient la chercher !

Maître Satrinava la demande : rien d’étonnant, elles devaient se parler avant le départ de Milena ; c’est donc en affichant un franc sourire que l’indienne hoche son menton de haut en bas, refermant son livre, épais, d’un coup un peu trop rapide : le bruit attire l’attention des lecteurs assidus qui, une fois de plus perturbé par sa faute, peste en soufflant vers elle ; elle aussi peut souffler, pas de quoi être fiers. Elle se lève sans leur accorder un regard et, abandonnant le livre à sa place, elle file à travers les dédales de Kamar-Taj pour retrouver son ancienne-ancienne-mentor, qui l’a tant aidée et accompagnée sur la voie de la guérison et de l’apaisement, mais aussi à acquérir suffisamment de connaissances pour appréhender la magie tellurique, qui est une véritable révélation pour elle.

La plus âgée, devant quitter les lieux pour quelques obligations que la brune ne questionne pas, lui tient longuement les mains en la couvrant de mots doucereux et encourageants, songeant que, peut-être, c’est l’une des dernières fois qu’elles ont l’occasion de parler. Les adieux se font dans la plus grande intimité et le plus grand secret et, une fois que toutes les deux sont prêtes à se détacher, Milena décide de regagner sa chambre en passant par la Cour de l’Équilibre, encore quelque peu secouée par le moment riche en émotions qu’elle vient de vivre.

Essuyant le coin de ses yeux avec la pulpe de ses doigts, l’indienne, vêtue d’un sari vert foncé agrémenté d’une bordure épaisse et dorée, toute brodée, s’interrompt en faisant face à une jeune femme, novice au regard de sa tenue, semblant être en grande peine. Un petit sourire naissant sur ses lèvres, la brune s’avance d’un pas léger vers la nouvelle, raclant d’abord sa gorge pour manifester sa présence avant de dire, mains jointes dans le dos, sourire aux lèvres et voix amicale : « Normalement, il n’est pas poli d’interrompre une méditation mais… Celle-ci n’a pas encore véritablement commencé, je me trompe ? » Elle ne se moque pas, mais elle tente de dédramatiser la situation avec un oeil rieur, tout en se penchant légèrement vers sa comparse. Les premiers temps, ici, sont toujours un peu compliqués : heureusement, il est toujours possible de trouver une main tendue.

Légèrement incliné vers la belle brune, l’indienne maintient son sourire jovial sur ses lèvres lorsque la novice se redresse avec calme, obligeant la Maître à en faire de même pour ne pas gêner son mouvement. Mains jointes dans le dos, celle-ci si tient droite mais dans une posture non-rigide, ouverte au dialogue puisque, en réalité, c’est elle-même qui l’a initié ; seulement voilà, sa phrase affable et un brin malicieuse n’obtient qu’une réponse signée qui ne lui permet pas vraiment de comprendre ce que son interlocutrice veut dire… Si son sourire disparaît pas totalement, il s’étiole un peu sous la grimace d’incompréhension qui traverse son visage. « Je suis désolée, je ne comprends pas… » Elle pourrait puisqu’elle a elle-même souffert de troubles du langage mais, visiblement, elle s’est obstinée à user de sa voix plutôt que d’apprendre la langue des signes : elle regretterait presque à présent, car cela lui faciliterait l’échange avec la demoiselle qui lui fait face.

Une demoiselle qui ne se décourage pas, d’ailleurs, puisqu’elle abaisse le col de sa tenue pour dévoiler la cicatrice qui orne la peau de sa gorge, adoucissant le sourire de celle qui ne peut que compatir sans faire une quelconque démonstration de pitié, qui serait grandement malvenue. Elle se contente de presser ses lèvres dans un sourire entendu, avant de hocher son menton de haut en bas, pour signifier qu’elle a compris. « Je suis désolée, je ne le savais pas. » Tente-t-elle de justifier en inclinant légèrement son menton sur le côté, avant que ses yeux ne dévient sur la tenue, parfaitement identifiable et qui lui fait lentement plisser les paupières lorsqu’elle répond, d’une voix presque complice : « Je portais encore cette tenue il y a peu. » Marquant une courte pause elle reprend, d’une voix un peu plus gaie : « Je vous souhaite la bienvenue à Kamar-Taj, j’espère que vous vous plairez ici. » Du moins, autant qu’elle a pu s’y plaire, elle… Cela lui fait un grand pincement au coeur de penser qu’elle va bientôt partir mais, pour l’heure, elle essaye de ne pas trop y penser.

Cela lui est facile puisque toute son attention est rapidement reportée sur la novice qui imite une pause de méditation avant de rehausser ses épaules d’un air perplexe, démontrant à quel point cette pratique lui est inconnue. Un petit rire emportant ses lèvres, étant loin de s’en offusquer, Milena secoue son menton de gauche à droite sans la quitter des yeux, rajoutant d’une voix douce : « Je peux comprendre que ce ne soit pas naturel, au début… Vous n’aviez jamais fait ça avant, n’est-ce pas ? La réponse semble évidente mais, auquel cas, elle pourra répondre par la négative ou la positive d’un simple hochement de tête.

L’inconnue sourit enfin, se présentant grâce au badge qui orne sa teneuse novice ; Sophia van Saar, en voilà un joliment nom. « Enchantée Sophia, je m’appelle Milena. » dit-elle calmement, avec le même ton enjoué, en se positionnant davantage face à elle, laissant un petit espace entre leurs corps lorsqu’elle propose, d’une voix égale : « Puis-je me permettre de vous donner quelques conseils, Sophia ? » Elle n’attend pas véritablement de réponse, songeant que celle-ci sera positive ; joignant ses deux mains sur le devant de son corps, paumes l’une contre l’autre, en fermant les yeux tout en disant, premièrement : « Suivez votre instinct : prenez une position qui vous semble confortable. » Elle prend une fine inspiration avant de s’installer sur le sol, en tailleur, déposant ses avants-bras sur ses genoux, ses doigts recouvrant ces derniers. « Essayez une posture droite : on redresse la colonne vertébrale, on lève légèrement le menton et on essaye de relâcher toute la pression des épaules… » Elle illustre les mots qu’elle prononce, et attend quelques secondes avant de poursuivre, lui laissant le temps de se familiariser avec l’activité. « … Et on se concentre sur sa respiration, on prend conscience de notre corps, de sa mécanique, de comment il fonctionne… » Là encore, une nouvelle pause, un peu plus longue cette fois ; elle attend de voir la réaction de la novice, de son malaise ou de son confort quant à l’activité demandée, avant de dire, avec un petit sourire avenant : « On continue ? »

Si les excuses ne sont point refusées, la brune les balaye d’un simple mouvement de la main, faisant ainsi entendre à son interlocutrice qu’elles ne sont point nécessaires ; la légèreté accordée à sa faute provoque un sourire uniforme sur ses lèvres, qui confère un air gracieux à son visage. Milena sait ce que c’est, que de ne pas pouvoir s’exprimer comme on le voudrait, que sa voix reste piégée, quelque part dans un recoin de la gorge, à mi-chemin sur la langue. Aussi, si ce n’est point de la pitié qui vient poindre en son coeur, elle éprouve plutôt une sorte de compassion naturelle, qui s’impose comme une évidence, pour sa comparse. Peut-être est-ce qui la pousse à s’attarder en sa compagnie, d’ailleurs.

Elle n’entame point la discussion pour connaître les raisons d’un tel handicap — sans véritablement savoir si elle peut le nommer ainsi d’ailleurs et ne se risquant pas à le faire par crainte de blesser inutilement la novice, la Sorcière évoquant plutôt la présente situation, qui n’est que trop familière à Kamar-Taj. Ici, il faut bien souvent abandonner toutes les convictions que l’on traîne depuis des années, et se défaire de ce que la normalité inculque : pour bien des gens, la méditation est inutile, une activité de hippie pour les gens qui ont trop de temps libre. Sophia, elle, tente encore de se familiariser avec le concept ; lorsqu’elle hoche son menton de haut en bas pour approuver cette hypothèse, le sourire de Milena s’agrandit davantage sur sa bouche, et elle s’emploie alors à lui délivrer quelques conseils pour mieux appréhender l’exercice.

Est-ce que les conseils sont appliqués ? Oui. Est-ce qu’ils fonctionnent ? Moins sûr. Quand bien même le visage de sa comparse n’affiche aucune strie de contrariété, Milena ne voit aucunement l’apaisement sur le visage de Sophia : lorsqu’on médite, le corps tout entier est suspendu à cette pratique mentale, qui focalise toute l’attention vers la respiration, l’approche spirituelle est telle que la figure en apparaît grandement apaisée, comme si la personne se trouvait bien loin. Ici, on ne peut pas dire que ce soit flagrant.

Mais soucieuse de ne pas l’importuner ou d’être trop envahissante après ses premiers conseils, Milena se permet de lui demander si elle souhaite poursuivre en sa compagnie : hors de question de s’imposer dans un tel moment, et surtout, elle préfère lui donner une porte de sortie. La belle accepte, alors l’Indienne reprend son discours avec un fin sourire aux lèvres : « Ça, c’était pour le corps. Maintenant l’esprit. » Une petite pause avant de poursuivre. « On croit, à tort, que métier équivaut à ne penser à rien. On croit qu’il faut faire le vide dans sa tête mais, tu sais, je pense, combien c’est difficile. C’est même contre-productif. Alors, en méditation, on laisse les pensées vagabonde, s’exprimer, et tant pis si elles sont nombreuses. Il faut les observer, comme un animal sauvage qui apparaît dans ton champ de vision car, petit à petit, tu verras, elles vont s’éloigner. Il faut les voir comme des nuages, est-ce que tu as l’image ? » Elle s’interrompt pour obtenir une réponse, qui peut se manifester par une ondulation de la tête ; ensuite, elle continue. « Pas la peine de commencer avec une séance de 5h. 5 minutes, pour débuter, c’est déjà beaucoup. Vas-y, ferme les yeux… » Elle attend patiemment que Sophia exécute sa demande, avant d’opter pour une voix davantage douce. « Observe ton souffle. Tes inspirations, tes expirations, comment la colonne d’air passe dans ton corps… Essaye de les compter. Concentre toi-là dessus. » Normalement, si elle est réceptive, elle va commencer à éprouver un certain apaisement… Est-ce le cas ?

La jeune femme privée de voix ne manque pas de bonne volonté, puisque c’est avec résolution et obstination qu’elle se plie aux conseils distillés par la plus âgée, sans que ces derniers ne trouvent un écho résolu en son esprit indomptable, qui refuse de se taire malgré toutes ses tentatives. Milena, malgré sa grande facilité à se complaire dans la méditation, comprend aisément les détours difficiles que cette pratique impose ; il faut prendre conscience de plein de choses, notamment que la vie s’écoule en nous, que le monde suit son trajet, que le soleil éclaire une moitié de la planète à l’heure actuelle, que les oiseaux continuent de chanter autour de nous, tout en se figurant sur le monde intérieur. Parce que l’esprit est un vagabond qui peut s’enfuir autant dans le passé pour s’y replonger comme se transposer dans le futur pour se questionner à ce sujet : c’est la seule liberté que rien ne peut entraver, pas même le corps qui est toujours ancré dans le présent.

Si elle ne peut pas parler, Sophia se charge de transmettre le message par des gestes enchaînés : sa tête est une boule de bowling qui n’a de cesse d’aller faire valser les quilles de ses pensées. « J’imagine, » annonce-t-elle en premier lieu, dévoilant un sourire amusé qui se veut complice et point accusateur, puisque Sophia n’est pas la première (ni la dernière) à devoir batailler pour trouver une façon d’apprivoiser la bête féroce qui vit dans notre tête. Puisqu’il est ainsi, l’esprit ; instable, désordonné, égocentrique, cruel, torturé et même tortueux. « Difficile de faire taire le bavardage intérieur, c’est ça ? » Elle laisse place à un possible hochement de menton de la part de Sophia, avant de poursuivre, sans perdre son sourire et sans abandonner son expression bienveillante. « Dans la religion Bouddhiste, l’esprit n’est pas une entité à proprement parler, mais un flot dynamique, une succession d’instant de conscience. La méditation n’exige pas d’interrompre ce flot continu, mais plutôt d’apprendre à le contrôler, à l’apprivoiser. Il faut se familiariser avec cette nouvelle compréhension du monde qui nous entoure. Il faut d’abord essayer de comprendre comment cela se passe, là-dedans, » de son index, elle vient montrer sa propre tempe en penchant légèrement sa figure, avant de redresser son menton et de laisser retomber sa main le long de son corps. « Quand un évènement survient devant toi, tu te sers de tes yeux pour observer la scène, non ? Il faut faire la même chose pour ce qui se passe à l’intérieur de toi. Commence par observer tes émotions, tes ressentis…  » De nouveau, un petit silence pour, peut-être, lui permettre d’appréhender le récit offert, en espérant qu’il trouve un écho.

Milena sait qu’elle n’a guère la pédagogie de Maître Satrinava, et qu’elle se contente de distiller, à son échelle, ses maigres connaissances en la matière. Elle ne le fait pas pour briller, pas même pour étaler sa facilité en ce domaine, et encore moins pour que la jolie brune lui soit redevable de quoique ce soit. « Tu veux réessayer ? » Elle ne l’y forcera pas si elle refuse, consciente que Kamar-Taj est un lieu d’apprentissage suffisant pour qu’elle s’abstienne de mettre son caillou à l’édifice. « Ne cherche pas absolument à te détendre, Sophia. Laisse faire les choses. Concentre-toi sur ta respiration, laisse l’air circuler pendant que tu observes ton univers intérieur, ses couleurs, son paysage… Ne lutte pas contre toi-même, au contraire, regarde-toi. »

Est-elle suffisamment pédagogue pour conduire la jeune femme à s’illustrer davantage dans la pleine conscience de la méditation ? Milena sait qu’elle n’a point l’éloquence de Maître Satrinava, et encore moins sa faculté à rendre les choses limpides et intelligibles pour tous, aussi ne s’étonnerait-elle pas de voir que la brunette n’avance guère sur le chemin de compréhension, et c’est presque avec cette crainte dans le regard qu’elle penche son menton sur le côté pour l’observer s’adonner à cette pratique capricieuse, qui requière une grande patience, elle le sait… En a-t-elle suffisamment, Sophia ? Milly l’ignore, mais elle note que celle qui s’est improvisée comme étant son élève ne rechigne pas à la tâche, et que son expression ne suggère aucun agacement lorsqu’elle tente de nouveau l’expérience.

Les mains délicatement jointes sur le devant de son corps, le menton toujours incliné, les yeux attentifs et les lèvres courbées sous l’orbe d’un sourire suave, elle attend, patiemment, de voir si oui ou non ses conseils vont porter leurs fruits. Ne sachant pas ce qui se trame derrière les paupières de la jolie muette, elle ne peut que se figurer le chemin imaginaire qui s’établit pour lui permettre de trouver cette lucidité tournée vers l’intérieur de sa propre personne, et si la jeune femme n’est pas capable de témoigner de son cheminement mental, le bout de ses doigts trahisse la progression de son esprit par de légères étincelles dorées, qui attirent irrémédiablement le regard de l’indienne. Véritablement réjouie de constater cette réussite — et pas peu fière d’avoir aidé à la réaliser il faut bien l’avouer, elle rehausse ses sourcils en même temps que la courbe de ses lippes maquillées, offrant un véritable portrait jovial à celle qui est la première étonnée de cette manifestation. ’’Félicitations’’ sonne-t-elle d’une voix joyeuse, dont la sincérité résonne sans fausse note. ’’Tu peux être fière de toi, tu as progressé très vite.’’ Dire qu’elle était complètement perdue lorsque Milena est arrivée ! Nul doute que Sophia possède un grand potentiel et qu’elle n’aurait aucun mal à s’élever parmi les Maîtres des Arts Mystiques.

Imitant la posture de Sophia, Milena laisse son sourire grandir quand elle incline légèrement son menton vers le bas sans la quitter des yeux, en comprenant fort bien le sentiment de gratitude qui lui est physiquement adressé. ’’Avec plaisir.’’ Marquant une petite pause, elle redresse sa nuque en poursuivant, d’un ton toujours amical ’’Je vais devoir te laisser, mais je suis ravie d’avoir partagé ce moment avec toi, Sophia. Je te dis à bientôt, peut-être ?’’ Attendant la possible réaction de la brunette, Milena lui adresse un dernier sourire avant de commencer à s’éloigner pour rejoindre sa chambre, qu’elle va devoir quitter sous peu… Pour le meilleur, elle l’espère.