Samedi dernier avait été un de ces jours où mon électrolarynx portatif m'avait semblé peser infiniment plus lourd que son poids réel. Comme un collier dont j'aurais été l'esclave et qui me tirerait toujours plus vers le bas.
La journée avait été très lente au travail. Pas de pratique, simplement des rendez-vous de consultation en prévision d'une chirurgie. Rien d'inintéressant évidemment - le milieu cardiaque l'était rarement pour moi - mais rien de palpitant non plus. Et surtout, beaucoup trop de communication verbale pour moi.
Alors que le dernier client était parti, sa date butoir en main et son avenir dans la mienne, je l'avais regardé s'éloigner avec un vif désir de lancer mon électrolarynx jusqu'à l'autre bout de la pièce. Seulement, je ne connaissais que trop bien le coût de cette petite chose et, surtout, je ne désirais pas m'adonner à des gestes de colère non justifiés.
Tout ce que je voulais, c'était parler sans utiliser ma voix fragmentée. Je n'était pas assez proche de qui que ce soit pour user d'un langage intime ou sans utiliser de mots, mais je n'avais pas non plus quelqu'un avec qui utiliser la langue des signes. La praticité de mon collier avait fait que peu de personnes de mon entourage avait pris la peine d'apprendre ou d'user de cette langue, ce qui ne signifiait pas de repos pour moi.
A moins que...
Mes neurones venaient de se reconnecter. Il y avait bien quelqu'un que j'avais rencontré, il y a une éternité de cela. Avec des mouvements bien vifs, mus par l'excitation, j'avais parcouru mon annuaire, en recherche d'un nom jusqu'ici oublié. Azael. Une ambulancière que j'avais connu lors d'une pause après une opération particulièrement éprouvante, alors que je me trouvais dépourvue de mon appareil. Muette et sourde, c'est d'abord via notre handicap commun que nous avions sympathisé, puis notre courte discussion avait dérivé sur nos métiers, avant que nos travails respectifs nous ramènent à nos réalités. Dans un élan de génie, j'avais eu la bonne idée de lui demander son numéro - en clarifiant d'ailleurs que je ne cherchais qu'à me faire une amie. Et c'était lui que j'avais texté pour lui demander si elle désirait me revoir pour discuter un peu.
A mon plus grand plaisir, elle avait accepté.
Maintenant, huit jours plus tard, je me trouve devant le Eleven Madison Park, un restaurant huppé de Manhattan. Pourquoi le Eleven ? Pour sa vue d'abord, comme en attesterait la table proche d'une baie vitrée surplombant le parc que j'avais choisie. Puis, parce que le restaurant lui-même se pliait en quatre pour convenir aux habitudes alimentaires de chacun - ce que je m'étais empressé de demander à Azael pour ne pas commettre de faux pas gastronomique. Et enfin, parce qu'il était bon. Evidemment.
Fraichement descendue de mon Uber, j'observe la foule en espérant trouver ce visage qui a peut-être bien changé depuis. Je resserre un petit peu ma cape d'hier, alors que la tenue noire business casual que je porte en dessous n'offre qu'une maigre résistance au froid. Finalement, je repère son visage. Je lui fais un petit geste de la main avant de signer : Merci d'être venue. Je vous propose de rentrer tout de suite.
Puis, j'initie le mouvement en me dirigeant vers l'entrée du restaurant où je ne tarde pas à être accueillie par la personne gérant les entrées. Portant mon électrolarynx classique à ma gorge, j'anticipe sa question.
- Sophia van Saar, j'ai une réservation pour deux personnes.
Avec un grand sourire, le serveur nous invite à le suivre, alors qu'il nous amène en direction d'une table un peu isolée des autres, surplombant le parc Madison. Une fois assise, je me tourne en direction de ma compagne et lui signe : Ca me fait plaisir de vous revoir. Êtes-vous toujours ambulancière ? Je ne vous ai jamais revue après cette fameuse journée.
Je n'avais pas non plus essayé de lui envoyer un message. Tout d'abord la faute à manque de temps, avant que celle-ci ne se transforme en un oubli pur et simple.
Silence Speaks ft @Sophia van SaarJe n’avais plus beaucoup de contact dans les relations que j’avais à l'époque ou j’étais ambulancière. J’avais rencontré pas mal de monde mais avec tout le passage, il m’était arrivé d’en oublier quelqu’un. C’était le cas pour mon rendez- vous, je l’avais rencontré un jour où je travaillais et notre handicap nous avait rapproché mais malgré qu’on ai pris notre numéro chacune, la vie avait fait son cours et on s’était oublié. Elle s’était souvenue avant moi et m’avait proposé de se revoir pour parler un peu. Cela m’avait beaucoup surpris mais j’avais accepté pour voir ou cela irait.
Huit jours était passé et le rendez vous se passait au Eleven Madison Park, un restaurant qui était recommandé et qui avait une bonne réputation ainsi qu’une bonne vue.Sophia m’avait demandé mes choix de nourriture mais je n’étais pas très difficile alors je lui avais dit de ne pas se prendre la tête avec ça. J’étais venue dans une tenue un peu classe, un pantalon qui était magnifique ajouté d’une veste chic qu’Emma avait choisie pour moi. Je l’attendais devant en regardant un peu partout quand je sentis son esprit près de moi et pu l’apercevoir me faire un signe de la main.
“De rien c’est un plaisir, je vous suis.”
Elle rentre et anticipe le serveur en lui indiquant qu’elle avait une réservation pour deux. Le serveur nous invita à le suivre et je suivis en regardant son électrolarynx qui me faisait bizarre. J’avais prit l’habitude d’écrire ou de signer mais elle était visiblement plus moderne que moi. Il nous installe à une table un peu à l'écart mais cela assure de la tranquillité. La vue était magnifique et j’y jetta un coup d'œil avant de regarder mon interlocutrice.
“Cela me fait plaisir aussi, ça faisait si longtemps. Non, je ne suis plus ambulancière mais infirmière dans une école. C’est un changement radical mais qui était nécessaire à ma vie.”
Je ne pouvais lui parler de mon activité de super héroïne ou les détails de mon travail d’infirmière mais je pouvais malgré tout lui parler de moi sans tout dévoiler.
“Et vous, êtes vous toujours au même poste?”️ 2981 12289 0
La tenue d'Azael a mon approbation mentale. Elle est appropriée - ce qui devrait être la base, mais ne l'est que rarement - sans compter qu'elle lui va bien. Si je devais être franche, je dirais même que je lui trouve un certain charme, même si je suis tout sauf le genre à faire des avances.
Maintenant que nous sommes installées à table, je signe avec plaisir, retrouvant un mode d'expression que je n'ai au final que très peu l'occasion d'utiliser.
J'approuve d'un hochement de tête sa notion de changement radical, le milieu hospitalier et éducatif étant aux antipodes des expériences que l'on pouvait avoir en tant que médecin - ou infirmière, dans le cas présent. C'est d'ailleurs une question sur mon métier qui émerge, à laquelle je réponds avec un sourire chaleureux :
Lorsque nous nous sommes rencontrées, j'étais en train de suivre une formation pour me spécialiser et, depuis l'année dernière, je suis officiellement devenue chirurgienne cardio-vasculaire.
Et alors que je me prépare à continuer sur ma lancée, un serveur affable arrive pour nous servir un vin rouge choisi à l'avance, un Château Corton Grancey Grand Cru dont je serais fichtrement incapable de prononcer le nom. Après un test rapide, je lui confirme notre choix avant de me reconcentrer sur mon interlocutrice.
Désolée. Est-ce que vous appréciez votre nouveau métier ? Vous travaillez avec des jeunes de quel âge ?
La pédiatrie ne m'a jamais réellement tentée. Non pas que je n'apprécie pas les enfants - sans pour autant les adorer, je m'en sors très bien lors de mes rares interactions avec eux - mais les maladies infantiles et surtout les morts lors de cas sévères font quand même très mal. Il m'arrive fort heureusement que très rarement d'en avoir au bloc et les conclusions de toutes mes opérations ont été joyeuses. Et exténuées.
Je bois une légère gorgée de mon vin rouge tout en écoutant sa réponse. Légère parce que je sais très bien qu'avec l'estomac vide, l'alcool me monte vraiment très rapidement à la tête. Et comme je suis venue pour avoir une discussion cordiale avec une connaissance du boulot et pas pour finir dans son lit ou dans le mien avec un mal de crâne, ce verre va probablement me durer une grande partie du repas.
Silence Speaks ft @Sophia van SaarOn parlait de ce que chacune de nous devenait et après avoir répondu à ses questions, elle répondit aux miennes et me dit que quand on s’était rencontré, elle était en formation et depuis l’année dernière était devenue officiellement une chirurgienne cardio-vasculaire. J’étais contente pour elle et cela se voyait sur mon visage par un sourire doux et sincère.
“Je suis super contente pour toi, c’est génial que tu aies pu atteindre ce que tu voulais être.”
Un serveur vient interrompre la conversation pour nous servir du vin rouge et repart nous laissant reprendre notre discussion. Elle s’excuse et me demande si j’aime mon nouveau métier et avec quelles tranches d'âge je travaille.
“Aucun souci, oui j’aime beaucoup mon nouveau métier bien plus que le précédent d’ailleurs. Je travaille avec des enfants de tout âge mais c’est principalement des adolescents que je vois.”
Je boit une gorgée de vin rouge après avoir fini de signer et reprend peu après. Le vin est divin et il est rare pour moi de pouvoir boire du vin comme ça, non pas question d’argent mais du fait que je sorte très peu.
“Et puis ma vie familiale me comble tout autant que mon travail alors j’ai une vie que j’aime. J’espère que tu a la même chose ou du moins une vie comblée ou tu est heureuse car c’est important.”️ 2981 12289 0
Entre les chirurgiens pompeux et les diners d'affaires, je n'avais clairement plus l'habitude de voir autant d'honnêteté dans des émotions affichées. Azael semble réellement heureuse pour moi. Et il faut croire que son sourire est contagieux parce que je ne peux pas m'empêcher de le lui rendre. Tout ce que je trouve à signer, c'est un simple "Merci."
Elle me parle ensuite de son métier, en restant toutefois très vague. C'est étrange, elle semble pourtant avoir l'air de vraiment l'aimer, alors pourquoi ne pas plus en parler ? Pensant que les chances de faire une maladresse en ramenant le sujet sont assez basses, je décide de le relancer : Oh, ça doit être assez mouvementé alors. Tu trouves que c'est plus facile que ton travail précédent ou simplement différent ?
J'ai du mal à m'imaginer que gérer les bobos d'adolescents soit plus difficile qu'être ambulancière, mais je ne fais peut-être que trahir mon propre manque d'expérience dans la chose.
A ma grande surprise, elle enchaine ensuite en me disant qu'elle se sent comblée dans sa vie personnelle et espère que c'est le cas pour moi aussi. On joue là sur un terrain qui est un peu trop familier à mon goût, mais je décide quand même de jouer le jeu.
Oh, pour ma part je préfère me concentrer sur ma carrière pour l'instant.
Une réponse plus honnête serait que je ne fais pas assez de sorties personnelles pour trouver qui que ce soit et que les rares personnes que je fréquente au boulot ont plus tendance à me donner un mal de crâne qu'une attraction romantique. Mais comme je pense que l'on ne se connait pas assez pour pouvoir partager ce genre d'informations, je me contente de cette réponse lacunaire. Et de remettre le couvert sur elle.
Il me semble que tu avais mentionné avoir une fille lorsqu'on s'est rencontrées. Comment va-t-elle ?
On avait pas mal parlé de notre handicap ce jour-là, mais aussi un peu de notre vie personnelle. Rien de bien indiscret, juste la base qu'on pose après avoir parlé de la météo. Et des blessures qui changent une vie.
Tout en écoutant sa réponse, je sirote un peu plus mon vin rouge. Discuter avec elle me fait me rendre compte à quel point ma propre vie est en pause. Je n'ai certes jamais voulu d'enfants, cependant cela ne veut pas dire que je ne veux rien. Et pourtant, j'ai 30 ans et je n'ai pas l'ombre d'un progrès sur ce terrain là.
Je repose mon verre.
Ce n'est pas le sujet. Concentre toi sur le présent.
Silence Speaks ft @Sophia van SaarElle me répond un merci et un sourire sur son visage se dessine. Elle semble curieuse sur mon boulot et je ne peux pas lui en vouloir étant très vagues dessus, je ne peux en dire trop mais je peux quand même répondre a sa question.
“Les deux sont bien différent mais mon ancien travail était plus dur je trouve, plus rapide et plus stressant. Je préfère largement ce que je fais maintenant et je suis contente d’avoir changé surtout pour mon état mental.”
J’ai un peu menti sur ce point mais je ne pouvais pas en dire trop malgré tout. Le sujet vient sur du personnel et après avoir parlé de ma vie qui était comblée, je lui demande comment la sienne va. Le sujet semble délicat pour elle et elle se contente de me dire qu’elle préfère se concentrer sur sa carrière pour le moment.
“Je n’ai pas a te dire comment faire ta vie et je ne le ferais pas mais tant que tu est heureuse, c’est le plus important.”
Tout le monde n’est pas fait pour être parents et avoir une vie bien rangée en couple alors elle fait bien ce qu’elle veut sans que je ne la juge. Elle revient sur ma vie comme si parler de la sienne la gênait alors je joue le jeu et je réponds.
“Oui une petite ado de 16 ans qui m’en fait voir de toutes les couleurs mais que j’aime plus que tout. Elle s’appelle Emma et elle te plaira sûrement. A seulement 16 ans elle a appris la langue des signes pour me parler et m'aide dès que j’en ai besoin.”
C’est ma réponse la plus honnête que j’ai faite ces dernières minutes.️ 2981 12289 0
Dur, rapide et stressant. Oui, c'est bien les mots que j'aurais aussi utilisé pour décrire son ancien job. Le métier d'ambulancier alterne entre urgences vitales et des trajets pour raccompagner des parents chez eux sans jamais respirer. Donc oui, je n'ai aucun mal à imaginer que le job d'infirmière - même pédiatrique - semble bien plus aisé à côté de ça.
Je comprends que ça ait pu être stressant... Mais si tu es plus épanouie dans ton nouveau travail, tant mieux.
Le côté évasif de ma réponse semble ne pas lui avoir échappé. Il faut dire que je ne m'attendais pas à cette question et donc que ma réponse n'était pas exactement des plus réussies.
Tant que je suis heureuse, hein ? Je ne saurais pas dire si c'est exactement ce que je ressens à ce niveau-là. C'est peut-être plus comme de l'indifférence ou du contentement. Ce n'est pas que je n'aimerais être en couple, c'est juste que je n'en ai pas eu l'occasion et que ce n'est pas vraiment quelque chose que je cherche à faire dans l'immédiat. Du coup, je me contente de lui sourire et réponds :
Tu as raison, c'est le plus important.
C'est à ce moment là que le premier plat d'une longue série fit son apparition. Avec un remerciement pour le serveur, je me tourne à nouveau vers ma comparse qui me parle à présent de sa fille.
Je suis à peu près sûre que "ado de 16 ans qui m’en fait voir de toutes les couleurs" peut compter comme un pléonasme, mais je ne relève pas. Nous ne sommes pas assez familières pour que je me permette de la taquiner comme ça. Qui plus est quand sa fille semble être du genre attentionnée envers sa mère. Apprendre le langage des signes n'est pas un fait anodin, qui plus est lorsqu'on est valide soi-même.
Avec un hochement approbateur de la tête, je lui réponds :
C'est adorable. Attentionnée comme elle est, je suis sûre qu'elle me plairait, en effet.
J'attaque le premier plat d'un air pensif - je cherche un sujet de conversation. Le premier qui me vient à l'esprit est celui des mutants, qui est définitivement dans l'air du temps, mais dont l'aspect controversé le rend difficile à aborder de but en blanc. Autant continuer dans la même veine : sa fille. Est-ce qu'elle sait déjà ce qu'elle veut faire plus tard comme études ?
Je doute qu'elle veuille faire infirmière comme sa mère, vu que ce n'est pas exactement le job le plus glamour qu'il soit, mais le monde médical ne dirait clairement pas non à une infirmière de plus, lui.
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