[Terminé] The pieces are coming back together

Elle avait hésité jusqu'à la dernière seconde, et doutait encore maintenant. Pourtant, elle avait passé la journée à se préparer. Mais devant son miroir, sa robe enfilée, ses talons aux pieds, sa coiffure et son maquillage soignés et son masque sur le nez, elle avait hésité. D'habitude si sûre d'elle, voilà qu'elle craignait que sa décision ne soit pas la bonne. C'était la piste la plus solide qu'elle avait pour le retrouver depuis des années, elle ne devrait pas hésiter, elle devrait courir pour y aller. Mais là, devant les grilles du lycée, elle ne savait plus. Trop d'émotions se mélangeaient en elle, la rendant prisonnière de son propre esprit. La plus grande question, celle qui la faisait presque trembler et qui la hantait depuis qu'elle avait pris connaissance de cet évènement était pourtant simple. Viendrait-il?

Pourtant, bien d'autres choses auraient dû être au centre de ses préoccupations. La police, qui n'était jamais bien loin. Le fait de se rendre dans un endroit où des gens la connaissaient. Où elle courait potentiellement le risque de se faire reconnaître. Où son père pouvait la retrouver. Mais non. La seule chose à laquelle elle pensait, c'était lui. Elle se sentait si proche mais en même temps si loin de son but. Romee avait peur d'être déçue, de faire vibrer son coeur d'espoir pour qu'il ne fasse que se briser plus facilement de par la déception. Mais cette étincelle qui la faisait continuer inlassablement ses recherches depuis toutes ces années était impossible à faire disparaître. Rien de ce qu'elle faisait n'était vain. Elle apprenait de chaque situation. S'il ne venait pas aujourd'hui, elle se débrouillerait pour tout de même tirer le positif de cette sortie et de tenter d'en apprendre plus sur lui, sur sa vie aujourd'hui et, surtout, là où elle pouvait éventuellement le trouver. Elle ne lâcherait rien.

Ce fut méconnaissable qu'elle se présenta à l'entrée de la grille, sûre et certaine que ses anciens enseignants ne pourraient jamais la reconnaître dans un tel accoutrement. Que cette soirée soit déguisée était pour elle une véritable aubaine et un signe en plus du destin. Elle devait venir ici. Ne serait-ce que pour se rappeler là où tout avait commencé. Là où leur amour s'était façonné, là où il était né. Jamais elle ne s'était sentie aussi proche de lui qu'aujourd'hui, alors même qu'elle n'avait pas pénétré l'enceinte de son ancien lycée. Elle tendit l'oreille, vola quelques mots dans les conversations autour d'elle. Ils espéraient tous qu'il viendrait. Il était du moins invité, comme l'avait indiqué l'affiche qu'elle avait découvert par hasard, lui laissant savoir où il pourrait éventuellement se trouver ce soir. Et cet infime espoir, elle voulait s'y accrocher. Elle voulait croire en lui, en eux. Elle voulait croire que sa présence attirerait la sienne, comme elle l'avait fait à l'époque de leur rencontre.

Lorsque l'accès leur fut donné, les convives déguisés firent leur entrée. A nouveau, elle hésita. Devrait-elle l'attendre ici? Devant la grille? Viendrait-il? Ils s'étaient quitté d'une façon si impersonnelle, remplie de non-dits, de questions, d'incompréhensions... Est-ce qu'il avait envie de la voir? Est-ce qu'il avait refait sa vie? La jeune femme se sentit partir vers de sombres pensées qu'elle fit de son mieux pour refouler. Là n'était pas le moment d'être sujette à une crise de panique. Inspire, expire. Avance. Tu es une Di Angelis. Et tu es là pour retrouver ton roi. Passer la porte menant au couloir principal fit ressurgir en elle une multitude de souvenirs. Elle les revoyait tous les deux contre ce mur, se dévorant des yeux et riant aux éclats. Assis sur ce banc dans la cour, main dans la main. Leurs bêtises lui revenaient en mémoire. Leur complicité, leur capacité à se comprendre en un regard. Elle se souvenait de la douceur de cette main contre sa joue ou dans ses cheveux, de la chaleur de ces bras lorsqu'elle en était prisonnière, du goût de ces lèvres qui découvraient les siennes.

Mais le moment où elle entra dans la salle du club d'échecs, toutes ses émotions furent démultipliées, tant qu'elle dû s'arrêter un instant pour ne pas perdre l'équilibre. Cette salle, où elle avait passé tant d'heures. Elle voyait son trône de là, la place qui lui avait été attribuée pendant trois ans, là où elle avait battu celui qui avait pris une place si importante dans sa vie. Elle s'en approcha doucement, hésitante pour la énième fois de la soirée. Elle se permis de prendre une des pièces, le jeu étant prêt à être utilisé. Le cavalier avait l'air vieux et usé. Etaient-ce les mêmes qu'à l'époque? Elle fit tourner doucement la pièce entre ses doigts, perdue dans ses pensées. Un homme s'approcha d'elle, la sortant de sa partie mentale avec celui qui lui manquait tant. Il lui demanda si elle jouait, si elle était une professeure ou une ancienne étudiante, des banalités qui donnèrent envie à Romee de soupirer d'ennui. Elle reposa la pièce et s'éloigna sans rien dire.

La jeune femme savait qu'elle aurait dû être avenante et se mêler à la foule, mais son esprit était bien trop occupé par des boucles noires pour penser à tout ça. Ces boucles, elle les guettait depuis son arrivée devant la grille. Elle ne les voyait nulle part et commençait à étouffer, avoir du mal à respirer. Si elle ne le voyait pas ce soir, elle savait très bien comment elle finirait la soirée: dans un bar à boire jusqu'à plus soif pour noyer le goût de son échec. Ce serait un de plus, mais ça ne voudrait pas dire qu'elle arrêterait. Elle retournerait l'univers entier s'il le fallait, mais elle retrouverait celui qui faisait battre son coeur. Qui la faisait vivre, qui la faisait se sentir bien, elle-même.

A l'entente de l'annonce de la femme, le temps s'immobilisa. Elle tourna la tête vers l'entrée et elle eut du mal à réaliser. Il était là. Lui. Son roi. L'homme de sa vie. Son monde si gris venait de retrouver toute la couleur qu'il avait perdu en l'absence d'Ezekiel. Son coeur battait si vite et si fort qu'elle avait l'impression qu'on pouvait l'entendre dans toute la pièce. Sa respiration s'était coupée, comme si le moindre bruit ou mouvement le ferait à nouveau disparaître. Elle avait envie de pleurer. Ses nerfs lâchaient. Ses peurs, ses doutes, son stress, son désespoir de ne pas le retrouver malgré tous ses efforts, tout s'envolait, la libérant d'un poids qu'elle n'avait même pas réalisé porter. Il ne savait pas que c'était elle. Elle était déguisée, et ça faisait des années qu'ils ne s'étaient pas vus. Mais de son côté et en un regard, Romee savait que c'était bien lui.

Ses yeux, bien que cernés, étaient toujours ceux dont elle était tombée amoureuse. Ceux qui la rassuraient tant, l'envoûtaient et étaient capable de lui faire faire n'importe quoi selon leur bon vouloir. Mais il avait quelque chose de changé. Il avait l'air si... Absent. Il était présent physiquement, mais semblait perdu dans un autre monde. Courbé, visiblement blessé, il paraissait vide. Le noir de ses vêtements, contrastant avec la pâleur de sa peau, ne l'aidait pas à se donner un air plus joyeux. Où était le garçon qu'elle connaissait? Par quoi était-il passé pour être dans un état pareil? Elle avait envie d'aller vers lui, de lui sauter dans les bras, de le toucher pour vérifier qu'il était bien là, qu'elle n'avait pas une hallucination provoquée par son désir de le voir et ses souvenirs qui la submergeaient. Mais il était déjà assailli par des fans, requérant autographes et photos.

Elle n'était pas comme eux. Elle ne se satisferait pas d'une simple seconde de son attention. Son regard, elle le voulait posé sur elle pour toujours. Elle avait tant de questions à lui poser et de réponses à écouter, mais pour l'instant, la seule chose qui lui semblait évidente, c'était qu'elle voulait jouer. Avec lui et contre lui à la fois. Elle voulait gagner mais le voir gagner aussi. Très loin d'elle les conséquences qu'une défaite de la part du champion des Etats-Unis provoquerait, elle alla s'installer à sa place de toujours, devant l'échiquier, prête à affronter son passé. Elle espérait que ça sonnerait comme une invitation silencieuse, car se servir de sa voix était pour le moment impossible, autant car elle savait qu'elle tremblerait que parce qu'elle ne voulait pas révéler son identité trop vite. Elle voulait prendre son temps, maintenant qu'elle avait enfin remis la main sur son Roi.

Il suffit d'un regard de sa part pour lui faire perdre toute sa contenance. Les larmes embuaient son regard, mais Romee se refusait de les libérer. Il était hors de question qu'elle pleure devant tous ces gens. Mais qu'enfin il la contemple, qu'enfin il la voit, qu'enfin il se retourne vers elle, ça fit tourner son monde. Elle avait l'impression de ne plus être maître de rien, encore moins de son corps. Faisait rage en elle une tempête des plus violentes, mélange de regrets, de tristesse, de joie, de colère, de peur, de rancoeur et d'amour. Elle avait été si obnubilée par son désir de le retrouver qu'elle n'avait jamais anticipé sa réaction lorsque cela arriverait. Car oui, elle n'avait jamais douté que ce jour arriverait, elle ne l'avait juste jamais imaginé, encore moins de la sorte.

Elle avait envie de hurler, de l'embrasser, de pleurer, de se perdre dans ses bras. La jeune femme sentait un mal de crâne s'installer, son ventre et sa gorge se nouer, ses mains trembler, ses nerfs lâcher et son être sombrer. Sombrer pour mieux se relever. Elle était victime d'un ascenseur émotionnel qui lui faisait revivre en l'espace d'une seconde tout ce qu'elle avait gardé pour elle ces dernières années. Tout ce qu'elle avait mis de côté, tout ce qu'elle avait refoulé pour garder la tête froide et rester concentrée sur son objectif. Sa démarche lui serra le coeur, rajoutant à son âme déjà bien torturée de la peine et de la rage. Elle voulait l'aider à se déplacer, à s'asseoir, voulait lui permettre de supporter cette douleur, qui avait l'air aussi physique que morale, plus facilement. Elle voulait être celle qui le soutenait, quitte à remplacer cette stupide béquille et être celle qui lui permettait d'avancer. Mais elle voulait aussi tout savoir. Pourquoi il était dans cet état, qui en était le responsable et où celui-ci se trouvait, histoire de lui faire subir la vengeance qu'il ou elle méritait.

Puis il s'assoit. En face d'elle. Devant l'échiquier. Malgré son regard vide, sa fatigue flagrante, son teint pâle et ses blessures, Romee fut transportée des années en arrière. Elle revivait leur rencontre, la première fois qu'ils s'étaient affrontés. La foule autour d'eux n'existait plus, rendu muette par le changement de temporalité dont la demoiselle était victime. Cette fois-là, elle avait aussi commencé. La mutante était capable de refaire au détail près la partie qu'ils avaient partagé ce jour-là. La main qu'il leva fut une tentation incroyable. C'était comme si elle appelait la sienne, comme si son corps était naturellement attiré par celui d'Ezekiel, qu'ils étaient fait pour être en contact à chaque seconde. Qu'il fut difficile pour Romee de ne pas la saisir. De rester maîtresse d'elle-même. Mais elle avait conscience que ce n'était que pour débuter le jeu qu'il fit ce geste. Il ne l'avait pas reconnu, elle en était certaine. Sinon, il aurait réagi. Peut-être?

Après tout, il l'avait abandonné à l'hôpital. Puis au centre. Il l'avait laissé dépérir avec un père qu'elle ne considérait plus comme tel depuis des années. Il n'était jamais venu la voir, pas un mot, pas une note, pas un message, rien. Aucun contact. Peut-être avait-il été heureux de se débarrasser d'elle, au final? Mais si c'était le cas, elle ne comprenait vraiment pas pourquoi. Et comprendre, avoir des réponses, c'était tout ce qu'elle désirait. La peur de découvrir quelque chose qui lui briserait le coeur ne permit pas d'éteindre la flamme qui s'alluma dans sa poitrine. Sa colère prit le pas sur le reste et elle était particulièrement décidée à gagner désormais, souhaitant profiter de sa victoire prochaine comme une sa vengeance personnelle.

Elle bougea sa pièce blanche d'un geste sûr. La même qu'elle avait bougé en premier lors de leur toute première partie. La mystérieuse jeune femme masquée comptait bien recréer sa victoire de ce jour-ci, celle qui avait fait revenir son roi jour après jour pour la défier à nouveau. Si elle devait passer par son ego pour récupérer son attention, elle n'hésiterait pas. Ezekiel était sien, Romee était sienne, et elle ne repartirait pas d'ici sans de bonnes explications sur ce qu'il s'est passé le jour de son overdose.

Il la suivit.

Comme toujours, ils se suivent, car ils sont indivisibles. Ils forment un tout inséparable et, malgré toutes ces années passées loin l'un de l'autre, c'était comme si elle ne l'avait jamais quitté. Il reproduisait ses mouvements, y compris ses erreurs. Romee prenait son temps pour bouger chaque pièce, mais elle en était sûre: il savait. Il avait compris. Ezekiel était intelligent, elle savait qu'il n'allait pas mettre longtemps à comprendre, mais de là à ce qu'il se souvienne aussi bien de leur première partie et qu'il décide de la suivre sans concertation entre eux? Elle ne comprenait pas. Jouait-il avec son coeur? Cherchait-il à lui faire perdre davantage la tête? Elle n'osait pas le regarder, car elle avait peur de craquer. Les larmes ne devaient pas couler. Pas maintenant. D'abord, la victoire. Ensuite, l'espoir. L'espoir que s'il la suivait de la sorte, c'était pour lui signifier qu'il était de son côté, malgré tout. Qu'il ne l'avait pas oublié.

Alors elle bougeait ses pièces. Elle attaquait, elle reproduisait consciencieusement chaque déplacement et se dirigeait inéluctablement vers la victoire. Il ne lui restait qu'un mouvement à faire pour le faire plier, mais elle fut incapable de le faire. Sa main, qui avait pourtant saisit la pièce pouvant mettre fin à la partie, resta immobile lorsqu'elle l'entendit parler. Moï lubimy. Que cela sonnait doux à ses oreilles. Ce surnom qui avait depuis toujours été sien lui avait tant manqué. Sa voix. Son attention. La jeune femme voulait renverser le plateau, attraper le col de son roi et l'embrasser. Son corps lui criait d'entrer en contact avec son âme soeur, qui l'avait depuis si longtemps quitté. Elle voulait que ses bras se resserrent autour d'elle, comme le bouclier dont elle avait besoin pour avancer.

Une larme s'échappa de son oeil et roula sur son masque puis sur sa joue. Elle déplaça rapidement sa pièce, mais pas comme lors de leur première partie. Elle se priva volontairement de la victoire, laissant à Ezekiel l'occasion de se sortir de cette impasse et de renverser complètement la situation en la lui arrachant alors qu'elle lui tendait pourtant les bras. Une fois sa pièce posée, elle se dépêcha de ramener sa main vers elle pour essuyer sa joue. Romee aurait voulu parler mais sa gorge était bien trop nouée et elle ne savait de toute façon pas par quoi commencer. Des reproches? Des questions? Lui rappeler à quel point elle l'aimait? Qu'elle était sienne? Elle aurait voulu tout dire en même temps. Mais ils avaient du public et, elle qui pourtant adorait l'attention, ne la supportait plus.

Elles voulaient qu'ils s'en aillent. Qu'ils leur laisse ce moment, leurs retrouvailles. Elle voulait que ce soit intimiste, qu'ils soient dans leur bulle, qu'ils posent des mots sur leurs actions passées ou des doigts sur leur peau depuis si longtemps désirée. Mais non, ils observaient, ne se doutant pas un seul instant de l'importance pour les deux joueurs de la partie qui se déroulait actuellement sous leurs yeux. Doucement, craignant presque qu'il ne disparaisse si elle faisait un geste trop brusque, elle leva ses yeux du plateau pour enfin le regarder. En croisant son regard, elle se sentit revivre.

Comme si ce qu'on lui avait enlevé il y avait des années venait de lui être rendu. Comme si elle était enfin elle-même, qu'elle pouvait à nouveau respirer, qu'elle voyait à nouveau le monde en couleur, qu'elle était enfin complète. Malgré sa voix tremblante et une autre larme qui lui échappa à nouveau, elle osa finalement ouvrir la bouche.

- Tout comme toi, sokrovishche.

Elle détestait s'entendre aussi bas, peu assurée et prête à fondre en larmes au prochain mot de la part de l'homme. Mais les émotions la submergeaient et elle ne savait plus comment les garder enfoui en elle. Plus après autant d'attente. Après autant d'espoir qui payait enfin. Elle savait que son accent n'était pas bon, car elle ne s'était jamais entraîné à l'oral. Elle espérait qu'il comprendrait, et que ça le ferait réagir. Qu'il mettrait fin à cette ridicule petite soirée. S'il ne le faisait pas, elle savait de toute façon qu'elle s'en chargerait, sa patience atteignant ses limites.